Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Maîtres

(Gente di rispetto)

L'histoire

Elena Bardi, institutrice, arrive en Sicile pour rejoindre sa nouvelle affectation. C'est une femme aux idées progressistes - qui a d'ailleurs été mutée par sa hiérarchie à plusieurs reprises, pour cette raison -, qui n'a pas froid aux yeux, qui a du répondant. Elle se heurte à l'agressivité de certains hommes, parfois liés à une classe dirigeante corrompue, et à la passivité d'une majorité de la population.

Analyse et critique

Elena Bardi (Jennifer O'Neill) est manifestement originaire de la partie continentale de l'Italie, et elle découvre la zone la plus au sud du pays, qui porte encore à fleur de peau les vestiges de son passé antique, qui concentre les difficultés économiques et sociales de la Péninsule, qui porte en germe les conflits qui la déchirent. Le film a en partie été tourné dans la très belle ville de Ragusa, dans son centre historique. Face à la violence criminelle qui sévit et à l'omerta qui l'entoure, à la grande pauvreté d'une partie de la population, entretenue par les dirigeants, elle tente de changer l'ordre des choses et les mentalités, semble même en mesure d'y parvenir. Elle se rend finalement compte qu'elle est l'objet d'une manipulation machiavélique.


Les Maîtres, en italien Gente di Rispetto, c'est-à-dire, les gens respectables - ce qui est un titre hautement ironique – pourrait grosso modo être considéré comme un film appartenant au courant du cinéma politique italien des années 1970 (1). Il est réalisé par le cinéaste Luigi Zampa (1905-1991) qui s'est fait connaître avec quelques beaux films néo-réalistes : Vivre en Paix (1947) et L'Honorable Angelina (1947). Il est cependant assez difficile de caractériser précisément cette œuvre. On peut le faire, mais de manière presque apophatique, en repérant ce qui n'est que des ingrédients. Ce n'est pas clairement un film sur la mafia, ce n'est pas uniquement un portrait des traditions séculaires de l'île aux trois pointes, ce n'est pas stricto sensu un film policier - un giallo. Ce n'est pas vraiment un récit fantastique, ni complètement une histoire d'amour. Mais c'est, en fait, un peu tout cela à la fois. Zampa mélange les genres.

Des hommes qui importunent la nouvelle arrivante, jeune et jolie, qui l'agressent physiquement, sont assassinés et exposés sur la place publique. Personne ne comprend qui peut être à l'origine de ces meurtres. Elena est soupçonnée par la police. La population l'admire, imaginant qu'elle tient un pouvoir - peut-être surnaturel - entre ses mains. Puis ce sont les notables et les politiciens véreux qui se montrent d'une politesse mielleuse et hypocrite à son égard, probablement parce qu'ils prennent peur. Elena devient une sorte d'icône, de Sainte apparemment intouchable. Tout cela est étrange et énigmatique. La protagoniste maudit le village dans lequel elle a atterri, et ses habitants qu'elle ne comprend pas. Elle veut fuir. Et le professeur Belcore (Franco Nero), un collègue avec lequel elle a une histoire d'amour, l'encourage. Mais, en même temps, elle veut profiter de cette force symbolique que les événements lui font acquérir aux yeux des autres pour améliorer la condition des défavorisés. Elle réussit à ce que des aides de la mairie leur soient apportées. À ce qu'une loi d'assainissement de la ville soit votée au Parlement.

Petit à petit, elle comprend, avec l'aide d'un journaliste, qu'elle est manipulée par un homme riche, un propriétaire foncier, Maître Bellocampo (James Mason), qui fait en sorte de tourner la loi à son avantage pour s'enrichir, lui et sa descendance, pour accroître la superficie de ses terres et bénéficier de la spéculation immobilière. Bellocampo cherche à se venger de ce qu'il a perdu à l'époque du fascisme et à la fin du régime mussolinien : un fils, mort très jeune à la guerre, un frère qui fut podestat de la ville et que la foule a mis en pièces à la Libération. On se rend compte alors que Zampa veut évoquer une possible résurgence du Fascisme, ou à tout le moins la présence de cette idéologie rampante gangrenant toujours, lentement, mais sûrement, le pays - et rappelant les heures sombres de son Histoire.


Finalement, Elena décidera de rester au village. Peut-être parce qu'elle s'est prise d'affection pour cette terre extrêmement contrastée, faite aussi bien d'amour que de violence, de respect que d'humiliation, peut-être parce qu'elle espère pouvoir continuer sa mission de justicière venue de l'extérieur. Le film souffre de son hétérogénéité stylistique et thématique. Il lui manque une épine dorsale suffisamment solide, une définition convaincante des enjeux poussant des individus comme Maître Bellocampo à agir comme ils le font. En ce sens, nous rejoignons Tullio Kezich qui voit « un défaut majeur » dans Les Maîtres, et ce même si nous pourrions nuancer son propos : le fait de « rechercher des explications psychologiques ou individuelles à un phénomène de malversation et de délinquance qui concerne principalement la sphère économique et politique » (2). Le jeu des acteurs principaux, qui sont pourtant des professionnels, apparaît fade, alors que les seconds rôles sont, eux, parfois caricaturaux. Il y a manifestement un problème dans leur direction. La musique, dont on reconnaît immédiatement et avec plaisir qu'elle est signée Ennio Morricone, est entêtante, mais nous semble malheureusement une copie non aboutie de celle d'Un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970).

Un bonus du Blu-Ray permet de découvrir une version alternative de la toute fin des Maîtres, l'ensemble ayant été diffusé à la télévision française - le film n'a jamais été exploité dans les salles de cinéma de l'Hexagone. Cette version est un peu bricolée, même si elle permet d'éclaircir le rôle du Professeur Belcore, qu'Elena avait du mal à cerner, qu'elle considérait comme un lâche et qui a peut-être joué un rôle actif dans les événements qui ont secoué la ville après l'arrivée de l'institutrice.

1) Le scénario est une adaptation d'un roman de l'écrivain et journaliste Giuseppe Fava datant de 1975 et qui devait s'intituler au départ La Maîtresse d'école et le Diable. Fava a enquêté sur Cosa Nostra et a finalement été assassiné par l'Organisation criminelle.
2) Extrait d'un article paru dans la revue italienne Panorama - numéro du 24 décembre 1975. [Notre traduction].

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Enrique Seknadje - le 4 avril 2024