Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Maris, les femmes, les amants

L'histoire

C’est l’été, un groupe d’hommes arrive sur l’île de Ré pour passer les vacances avec leurs enfants. Leurs femmes restent, elles, travailler à Paris. Chacun de son côté se posera la question de l’état de son couple, de l’éventualité d’une aventure, de comment profiter au mieux de la vie.

 

Analyse et critique

Pascal Thomas est un réalisateur à la carrière longue et atypique, rencontrant le succès dès ses premiers films au début des années 70 il se raréfie au cinéma dans les années 80 et 90 pour renouer avec le succès et la productivité dans les années 2000/2010, trouvant un second souffle dans des adaptations fantaisistes de romans d’Agatha Christie. Pour autant sa personnalité, son impertinence caustique et son style, se retrouvent de films en films. Il s’agit souvent moins de narrer le parcours individuel d’un protagoniste que de mettre en scène une communauté, une diversité de caractère et de comportements. C’est bien le cas Des Maris, les Femmes, les Amants, une étonnante comédie chorale, anarchique et souvent improvisée, qui s’émeut et s’amuse des atermoiements affectifs de ses nombreux personnages. L’auteur cependant évolue en âge avec ses personnages, après les Zozos adolescents, le trentenaire dragueur Bernard Menez du Chaud Lapin, il s’agit maintenant d’évoquer la crise de la quarantaine, le mariage et les enfants.

Durant les années 80 c’est la publicité qui aura principalement occupé le réalisateur. Il ne s’en cache pas, ça gagnait bien et ça faisait voyager. Il restait également sur l’échec de son dernier film, Celles qu’on a pas eues (1981) et plusieurs projets non aboutis (une adaptation de la jeunesse du critique littéraire Paul Léautaud, durant les années 1910, l’ayant particulièrement occupé). Le film nait d’une série d’anecdotes et d’idées, consignées par Thomas durant les vacances de Pâques 88, en l’absence de sa femme et de ses enfants. Mises en forme de scénario avec l’aide de son comparse François Caviglioli (journaliste et écrivain, il co-écrira avec Thomas sept de ses films suivants), c’est le producteur Charles Gassot, pour qui Thomas a réalisé de nombreuses publicités, qui accepte de co-produire le film. Il vient de trouver le succès avec La vie est un long fleuve tranquille d’Etienne Chatiliez et veut poursuivre l’expérience cinéma avec sa société de production Telema.

AUDACE DU FILM CHORAL ET CRITIQUE DE L’EXCÈS

Il serait vain de vouloir ici résumer de façon exhaustive quel personnage incarné par qui fait quoi, nous ne ferions que vous embrouiller. Sachez qu’il y a à peu près 21 protagonistes que nous verrons évoluer tout le long du film, six hommes, neuf femmes, six enfants ou adolescents, répartis entre Paris et l’île de Ré. Tous ne font pas l’objet du même temps à l’écran mais chacun a en commun de courir après, de réfléchir à, ou de découvrir, le sentiment amoureux et le désir. En tant que film choral Les maris… s’inscrit dans la continuité de ses précédents films, qui s’éparpillaient déjà sur plusieurs protagonistes et sous intrigues, mais Thomas annonce cette fois que le sujet de son film c’est justement « le groupe » et que celui-ci devait être « grouillant » [1].  Dans le cinéma français il n’y avait guère que les fresques humanistes de Claude Lelouch (Les uns et les autres ou Partir, Revenir) ou les expérimentations d’Alain Resnais (Mon oncle d’Amérique, La vie est un roman) pour se frotter ainsi à des récits complexes autour du groupe (en mettant de côté les comédies type Charlots, Bronzés ou Sous-doués). Il se rapproche ainsi du cinéma d’un Robert Altman, le grand initiateur autant que disrupteur de cette forme d’écriture narrative, dans des films comme Nashville, Un mariage ou Short Cuts.

Cette forme fut particulièrement pratiquée par Altman en vue de critiquer avec acidité certains microcosmes de la société américaine. Ce n’est pas vraiment le cas de Thomas qui, lui, défend plutôt le milieu et les personnages qu’il dépeint, la petite bourgeoisie parisienne, tant il s’agit du sien. Il en souligne certaines contradictions mais ne le critique qu’à la marge, préférant célébrer ce qu’il y a de bon à en faire partie. Car il s’agit tout de même d’un film de célébration, célébration du vivant de l’instant présent, avec la conscience que le passé, aussi préférable qu’il pourrait être, ne reviendra jamais. Autre différence, chez Altman, c’est systématiquement le hasard, la loi du chaos, qui préside au destin de chaque personnage. Chez Thomas en revanche s’exprime une certaine logique, comme une justice immanente de la simplicité et de la décontraction. Une loi malicieuse qui voudrait que l’excès d’ambition, les fantasmes trop grands, passions trop tristes, ou angoisses trop fortes, conduisent nécessairement à l’échec. Par exemple Jacques (Daniel Ceccaldi) passe tout le film à fanfaronner, affirmant que sa femme ne sort pas et ne pense à personne d’autre qu’à lui. Evidemment c’est elle qui le trompera avec Clément (Clément Thomas). Marie-Françoise (Catherine Jacob) est persuadée que son mari, Tocanier, la trompe avec sa secrétaire. Elle recrute à sa place une bigote aux airs de vierge frigide. Evidemment c’est d’elle que Tocanier deviendra fou amoureux. Odette encore, fraîchement divorcée, déprime et vit très mal son célibat. Elle paiera son manque d’optimisme et d’audace par une succession de déconvenue sentimentale et finira le film plus déprimée encore qu’au début. En définitive c’est le genre dilettante opportuniste, qu’incarne Martin (Jean-François Stévenin), qui s’en sort le mieux.

ODE A L’INCONSÉQUENCE, TROUBLE MÉLANCOLIQUE ET VERTIGE AUTOBIOGRAPHIQUE

Martin est un auteur procrastinateur de documentaire pour la télévision qui affirme à sa femme qu’il travaillera mieux sur l’île qu’à Paris. Mais au lieu de produire il sera de toutes les sorties vélo, bateau ou plage de sa bande de copain. Et c’est à peu près sans rien faire d’autre qu’être lui-même que la jeune fille au pair, Annette (Catherine Bidaut), lui tombera dans les bras. L’inconséquence, le gout des choses simples et de l’anticonformisme le caractérisent. Ce sont les valeurs prônées par le film. Il est le double avoué de Pascal Thomas, marié, proche de ses enfants et généreux en amitié, mais qui ne ferme pas la porte à une aventure d’un soir. Là où le film gagne réellement en profondeur c’est à travers le personnage du fils de Martin, Clément, interprété par le propre fils du réalisateur, Clément Thomas, qui incarne la part sincèrement mélancolique du film.

Contrairement à Odette, la dépressive incurable, ou Bruno, aux tendances suicidaires, il garde ses sentiments pour lui et ne se lamente pas. Il n’a pas de phrase toute faite comme son père pour expliquer la vie, il avance dans l’incertitude, avec réserve et timidité. Il vit cependant avec passion une histoire avec la femme de Jacques et mais ne sait pas gérer l’après, lorsque la vérité éclate et que son amante coupe les ponts. Le film se termine sur lui, pensif face à la mer, après avoir lu la lettre d’une enfant qui lui déclare son amour et lui dit adieu. Il sait que cet amour n’aurait jamais pu être réciproque mais il rêve de l’innocence dont il est constitué. Une innocence inaccessible aux adultes et à lui-même. Martin, le père, aimerait sortir son fils de son désenchantement rêveur, mais c’est peine perdue. Clément et Martin représentent sans doute les deux faces d’un même personnage, celui d’un Pascal Thomas complet, dont les meilleurs films brouillent sans cesse les pistes. On y perçoit la pudeur de celui qui n’ose pas regarder le malheur en face et ne peut le supporter que s’il s’exprime entre deux moments heureux [2].

RYTHME, IMPROVISATION ET LES LECONS DE LA PUBLICITÉ

Du point de vue du style Pascal Thomas ne change guère ses habitudes, plans longs, valeurs moyennes, peu de gros plans, profusion de personnages dans le cadre, entrées et sorties dynamiques. Les comédiens et le texte sont mis en valeur et l’énergie semble être une valeur cardinale. Quand ce n’est pas dans la mise en scène c’est dans le montage, qui saute joyeusement d’un personnage et d’une intrigue à l’autre, de Paris à l’île de Ré. Thomas revendique de tout faire pour ne pas ennuyer le spectateur, et cela se voit, tant il se passe de chose en presque deux heures de film. Cependant c’est dans l’aspect narratif que le film pêche et peut perdre le spectateur inattentif. Confronté à tant de personnage et face à un film qui privilégie le rythme ou le bon mot à la construction d’une intrigue, on perd facilement le fil. Comme la plupart de ses films précédents, le scénario n’aurait pas été vraiment suivi et Les maris… se serait beaucoup écrit au tournage. Thomas donne l’exemple du personnage de Tocanier, embauché pour seulement 4 jours de tournage mais qu’il fit rester 10 jours de plus, en l’intégrant à de nombreuses scènes où il n’était, à l’origine, pas prévu. Cela se ressent et participe aux qualités d’authenticité et de fantaisie du film autant que cela contribue à délayer la narration. On a parfois bien du mal à se souvenir de qui en couple avec qui, qui est l’enfant de qui, et donc qui souffre ou se réjouit de quoi.

Esthétiquement le film est par ailleurs un régal pour les yeux. Thomas et son chef opérateur Renan Pollès (collaborateur privilégié de 1978 jusqu’à sa retraite en 2012) filment l’île de Ré sous un vibrant soleil d’été, offrant quantité d’images en lumière naturelle à la beauté renversante. Les cadres sont élégants, les couleurs réfléchies et chatoyantes. Il est indéniable que dix ans d’expérience dans la publicité ont, du point de vue visuel, fait franchir un cap au cinéma de Thomas. Certains plans ont d’ailleurs un petit côté spot promotionnel pour le département Charente Maritime, notamment lorsqu’ils s’intercalent de manière arbitraire entre deux scènes pour faciliter une transition, mais on ne boudera pas son plaisir devant des paysages et des acteurs si bien mis en valeur.  

UNE PARADOXALE CRITIQUE DE LA MODERNITÉ ET DES CONVENTIONS BOURGEOISES

Le rapport qu’entretient Thomas avec le sujet du sentiment amoureux ne fera sans doute pas aujourd’hui l’unanimité. Ce qu’on pourrait en réalité lui reprocher c’est de ne parler que de ça, tous ses personnages sont obsédés par le fait de séduire ou de conquérir. Il propose un idéal du couple passé de mode, celui d’un désir insatiable auquel personne ne résiste indéfiniment et d’une fidélité qui autorise l’adultère tant qu’il reste discret. Comme le dit Martin : « L’essentiel est de tout garder pour soi, c’est personnel, c’est comme une brosse à dent ». On est bien loin de l’idée du couple libre ou du trouple, qui font l’objet de multiples comédies ou drames sentimentaux contemporains.

Son image de la France comme société et comme territoire est aussi est celle d’un nostalgique, en témoigne sa critique de la modernité et notamment de la construction du pont de l’île de Ré, témoin de la « baléarisation » de ce territoire jusque là réservé à une population privilégiée. Thomas navigue de manière volontairement indistincte entre posture réactionnaire, critique des mœurs bourgeoises et éloge d’une forme de fraternité libre et non-conventionnelle. Il s’amuse par exemple à nous présenter Tocanier comme monarchiste, mais c’est pour mieux nous surprendre lorsqu’il le fait tomber amoureuse d’une jeune fille aux origines africaines. Une étonnante scène de maraboutage risque par ailleurs de faire grincer quelques dents mais elle vire tellement à l’absurde que nous ne sommes pas sûr de pouvoir si facilement en dégager une opinion politique ou sociale claire.  

Le film n’est pas avare en citations et mots d’auteur. Thomas, lui-même grand lecteur et bibliophile, assure avoir la modestie de ne pas citer un écrivain sans le nommer. La majorité des aphorismes qui habitent le film sont par ailleurs signés de Thomas et de son scénariste, mais on frôle souvent l’overdose. Une constante là encore.  On notera également une paire de références amusantes, par le titre tout d’abord, dérivé de celui d’une pièce de Sacha Guitry, Le Mari, La Femme et l’Amant, puis par la situation centrale, qui apparait comme une inversion de celle de Sept Ans de Réflexion de Billy Wilder. Dans le film de Wilder c’était un éditeur de littérature bon marché, comme Tocanier, qui se voyait contraint de rester à la ville pour travailler tandis que sa femme et ses enfants partaient en vacances. Il était, lui, soumis à la tentation de l’adultère par nulle autre que Marilyn Monroe.

CONCLUSION

Un an après la sortie du film de Thomas arrivait sur les écrans un autre récit de vacances familiales prenant pour décor les plages de l’ouest de la France, La Baule les pins de Diane Kurys. Film de groupe là aussi mais aux perspectives bien différentes. Le film de Kurys est ancré dans le point de vue de ses jeunes protagonistes, des pré-adolescents, qui assistent au délitement du couple de leurs parents et trouvent du réconfort dans la solidité des liens familiaux. Une œuvre plus sensible, plus touchante, mais pas moins personnelle que celle de Thomas, dont le regard impertinent sur les mœurs estivales amuse et charme à sa manière. En 1991 en tout cas, Les Maris, les Femmes, les Amants est plutôt bien reçu par la critique et rencontre un succès modeste en salles (540 000 entrées). Cela permet à la carrière au cinéma de Thomas de se relancer… pour s’interrompre aussitôt suite à l’échec retentissant de La Pagaille en 1991. Il faudra attendre 8 ans à nouveau pour qu’il réalise La Dilettante, sur un scénario de Jacques Lourcelles, lui permettant de vraiment réintégrer le jeu du cinéma français (pratiquement à son corps défendant, d'après lui). Si Les Maris... n'est pas son meilleur film, ni celui qui séduira le plus facilement le public, il reste une œuvre aux qualités multiples, précurseur en tant que récit choral, riche en bon mots, en performances de comédiens et plus qu’agréable à l’œil.

NOTES

[1] Entretien de Pascal Thomas avec Emmanuel Carrère dans le magasine Première, Janvier 1989

[2] Une autre réalité tragique qui se révèle au spectateur contemporain c’est celle du décès prématuré de ce fils. Clément Thomas est mort en 2019 à 49 ans.

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La fiche IMDb du film

Par Nicolas Bergeret - le 5 septembre 2024