Critique de film
Le film
Affiche du film

Little Odessa

L'histoire

Jeune tueur à gages, Joshua (Tim Roth) accepte une mission qui le ramène à Brighton Beach (aussi nommé Little Odessa), le quartier juif de son enfance qu’il avait dû quitter en urgence après avoir liquidé le fils du parrain de la mafia du secteur. Se mettant en danger ainsi que les membres de sa famille, Joshua y revient donc à contrecœur pour assassiner un bijoutier véreux. Sur les lieux, les retrouvailles sont douloureuses : son père (Maximilian Schell) refuse de parler à ce fils dont il réprouve les activités criminelles, alors que sa mère (Vanessa Redgrave) est en train de mourir d'une tumeur au cerveau. Son jeune frère Reuben (Edward Furlong), qui rêve de quitter le quartier, le rencontre en cachette. Bientôt la rumeur de son retour se répand ; la mafia ukrainienne se met en branle, espérant le trouver et l’achever...

Analyse et critique


Little Odessa a été produit par Paul Webster, qui avait été intrigué par le court métrage d’un réalisateur de moins de 25 ans, James Gray, cinéphile et grand amateur de Luchino Visconti de qui, avec beaucoup d’ambitions, il voulait se rapprocher pour son premier film. Sans même avoir lu le scénario - et pour cause, il n’avait pas encore été écrit -, le producteur n’hésite pas à parier sur cet artiste en devenir, à financer son premier long à une époque où ce que l’on a appelé la vague du "néo-noir" enchantait la critique comme le public avec des films tels que Reservoir Dogs de Quentin Tarantino, Killing Zoé de Roger Avary ou bien encore le trop peu connu Un faux mouvement (One False Move) de Carl Franklin, pour n’en citer que quelques-uns. Little Odessa fera partie de ces autres déflagrations au sein de ce renouveau enthousiasmant du Film noir. Qu’un film aussi maîtrisé à tous points de vue soit l’œuvre d’un tout jeune homme n’en est que plus impressionnant ! Avec un budget restreint, il nous octroie un film à la tonalité tout à fait singulière, une œuvre qui hypnotise, happe le spectateur et ne le lâche plus jusqu’à la fin, remué par tout ce qui s’y déroule et bouleversé par la tendresse qui parvient à percer sous la dureté de ton et la grisaille qui forment comme une chape de plomb sur toute cette histoire sans concessions, filmée dans un New York frigorifié et assez cafardeux. Little Odessa remportera très logiquement le Lion d’argent au Festival de Venise.


Il s’agit d’une tragédie familiale avec pour toile de fond des règlements de comptes au sein de la mafia ukrainienne : "J'ai lu tous les articles se rapportant au sujet que je pouvais trouver dans n'importe lequel des principaux journaux. J'ai traîné du côté de Brighton Beach pendant des mois et rencontré tout un tas de personnes. J'ai parlé à la police de New York de ce sujet. Je n'ai jamais cherché à faire un film sur la mafia russe juive en tant que telle mais j'espère que la description de ce milieu est juste." Mais, comme il était dit juste avant, même si le côté polar ou Film noir est bien présent et si le milieu est décrit avec un souci quasi documentaire, c’est l’angle familial qui est privilégié dans Little Odessa, James Gray dépeignant les membres de cette famille d’origine russe ainsi que leurs interactions avec une formidable justesse et une passionnante richesse psychologique. Joshua (Tim Roth) est le fils aîné, contraint à l’exil après avoir descendu le fils du chef de la mafia du quartier ; un trentenaire froid et violent devenu tueur à gages au grand désespoir de son père (Maximilian Schell) qui pensait l’avoir éduqué au mieux. Ce dernier semble être devenu aigri par la difficulté de sa vie et n’hésite pas à être violent envers son fils cadet. Il faut dire qu’en plus d’avoir un fils qui a très mal tourné, son épouse (Vanessa Redgrave) est en train de vivre ses derniers instants, souffrant nuit et jour d’une tumeur au cerveau. Le seul réconfort qu’il trouve est auprès de sa maitresse. Quant au jeune frère, Reuben (Edward Furlong), il est solitaire et renfrogné, probablement par le fait d’avoir eu a sous les yeux comme modèle un frère meurtrier et violent, une mère agonisante et un père adultère qui ne le ménage pas de peur qu’il prenne le même chemin que son ainé. Tout cela, James Gray a été le chercher dans ses propres expériences, s’inspirant pas mal de sa propre histoire familiale.


Auteur complet, James Gray est donc également le scénariste de son film ; il faut se rendre à l’évidence, on ne peut pas dire qu’il ait bâclé l’écriture des protagonistes de son récit, chacun possédant une belle épaisseur psychologique. Il faut dire aussi que sa direction d’acteurs est phénoménale, James Gray ayant donné comme consigne à ses comédiens de jouer "tendrement", sans élever la voix ; ce sera également le cas pour The Yards où la plupart des acteurs semblent constamment murmurer. Tout en intériorité et en underplaying, qu'il s'agisse de Tim Roth, Edward Furlong (l’ado dans Terminator 2), Maximilian Schell ou Vanessa Redgrave, tous les quatre nous délivrent des performances exceptionnelles. Une narration épurée, une interprétation sobre et guère plus de fioritures dans la mise en scène expressément anti-spectaculaire, sans pour autant renier toute virtuosité. Il faut se souvenir de cette image expressionniste de l’exécution du bijoutier iranien ; celle tétanisante du père et du fils dans la neige, le premier prostré devant le second qui lui tient son arme derrière le cou ; ou plus inoubliable encore, la scène d’action finale, une poursuite et une fusillade au suspense d’une redoutable efficacité. James Gray privilégie le plan d’ensemble, un rythme lancinant, le tout paraissant couler de source, l’ennui ne pointant jamais le bout de son nez. Aucune fascination pour la violence - ni esthétisation - puisque celle-ci se révèle sèche et ultra réaliste : les morts sont brutales, les tueurs froids et sauvages.


La mise en scène de James Gray, toute en retenue, sobre et élégante, portant une attention particulière aux personnages et aux ambiances, semble avoir plus été inspirée par la grammaire cinématographique européenne qu’hollywoodienne. D’où un ton assez nouveau et plutôt unique dans le cinéma américain de l'époque, cette sorte de néo-polar mâtiné de tragédie se souvenant de la Nouvelle Vague par certains cadrages et effets de montage (voir la sublime scène d’amour entre Tim Roth et l’inoubliable Moira Kelly) : d'où une impression d’ensemble comme si les ombres tutélaires à la fois de Coppola, Visconti et Godard planaient sur le film. On est bien en peine de comprendre pourquoi James Gray n’aime plus du tout son premier essai, comme il l'explique à plusieurs reprises au sein de l'entretien que l'on trouve en bonus du Blu-ray Metropolitan, tellement nous sommes quasiment persuadés qu’une majorité de cinéastes auraient aimé signer un coup de maître aussi bien dosé dans ses effets, sans besoin d’avoir eu recours à l’emphase ou au surlignage. Un film funèbre d’une extraordinaire intensité qui aborde aussi bien les thématiques de la violence que celles des responsabilités familiales, de l’incommunicabilité, des relations père-fils ou de l’amitié fraternelle.


Il est vrai que le réalisateur fera encore mieux et atteindra une sorte de perfection dans le classicisme pour son film suivant, The Yards. Mais quand même, quel splendide "brouillon" que ce Little Odessa, paradoxalement assez exotique du fait de nous emmener nous balader dans des quartiers de New York que nous n’avions jamais ou très rarement vus au cinéma, en tout cas filmés et photographiés de la sorte, la ville pouvant être considérée comme un personnage à part entière. Non seulement de ce film mais également des deux opus suivants, qui ensemble pourraient former une sorte de trilogie mafieuse new-yorkaise, trois œuvres qui opèrent une fusion parfaite entre chronique dramatique familiale et film criminel (le troisième étant La Nuit nous appartient). Les poignants chants liturgiques de Gueorgui Sviridov et la photographie bluffante de Tom Richmond, qui nous offre des images jamais vues de Brighton Beach, le ghetto juif russe de New York, finissent de faire de Little Odessa une œuvre déchirante et implacable, d’une noirceur désespérante et assez radicale, à la fois âpre, dure et épurée, mais également poétique et mélancolique, hantée dès les premiers plans par un sentiment d’inexorable fatalité. Un premier film rigoureux, exigeant et d’une belle profondeur, qui impose avant tout le respect mais qui n’est pas conseillé d’être visionné en période de déprime.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 2 janvier 2023