Critique de film
Le film
Affiche du film

Maria's Lovers

L'histoire

Pennsylvanie, 1946. Ivan, de retour du Pacifique, retrouve son père, mais aussi la belle Maria, dont il était amoureux avant de partir à la guerre. Celle-ci, courtisée par de nombreux hommes, s'avère être également amoureuse de vie, et les jeunes gens se marient très vite. Mais dans l'intimité, Ivan s'avère incapable de concrétiser physiquement sa passion pour Maria, ce qui crispe leur relation.

Analyse et critique

Une forme d’impuissance – le mot est choisi – saisit quand il s’agit d’aborder le cinéma d’Andreï Konchalovsky, et en particulier Maria’s lovers, premier long-métrage réalisé aux Etats-Unis par le cinéaste moscovite. Difficile, en effet, de faire ressortir spontanément une ligne directrice, voire une cohérence, dans une filmographie courant sur plus de 40 ans, qui frappe par la variété de tons, de genres ou de registres formels qui s’y exprime. Et ce d’autant plus quand il s’agit d’un film qui s’ouvre par le logo de la Cannon films, société que l’on associe plus volontiers aux Justiciers dans la ville, aux Chucknorriseries basses du front ou aux nanars ninjas. De cette association opportune – Konchalovsky cherchait alors à échapper au système contraignant de l’industrie cinématographique soviétique, Menahem Golan et Yoram Globus souhaitaient diversifier leurs productions en attirant des auteurs étrangers à leur univers (1) – découleront plusieurs films (dont Runaway Train ou Le Bayou), et le cinéaste avouera avoir apprécié l’expérience.

Le point de départ de Maria’s lovers tient à l’envie chez Andreï Konchalovsky d’aborder un sujet peu traité par le cinéma, et particulièrement difficile à défendre en URSS, qui est celui de l’impuissance sexuelle masculine – ou plus précisément, de la frigidité psychogène, c’est-à-dire l’incapacité, motivée par des facteurs psychiques, à obtenir une érection, y compris face à l’objet de son plus profond désir. Le fait que le film, dont l’action est située en 1946, s’ouvre par des images de soldats parlant de leur expérience du conflit mondial qui vient de s’achever (extraites du documentaire de John Huston, Let there be light, réalisé pendant la guerre mais présenté seulement au festival de Cannes 1981) est donc tout sauf anodin : Maria’s lovers est un film qui traite, essentiellement, des conséquences les moins visibles de la guerre, celles de l’intimité.

Le titre, Maria’s lovers, est en partie une tromperie : d’une part parce qu’il pourrait orienter le film vers un registre badin qui n’est pas le sien (plusieurs hommes aiment Maria, c’est un fait – et on peut les comprendre – mais l’enjeu du film n’est jamais dans cette accumulation), et d’autre part parce qu’il centre le film sur la figure de Maria, quand le protagoniste principal, de bout en bout, demeure Ivan, à travers ses traumatismes, son tumulte intérieur et le processus thérapeutique que décrit le film. On comprend aisément de quelle manière la splendeur juvénile de Natassja Kinski, qui était alors à la fois l’une des femmes les plus belles mais aussi l’une des actrices les plus délicates de son époque (la manière complexe dont elle fait évoluer Maria sur le fil du rasoir entre, pour dire les choses trop vite, l’innocence et la séduction, est résolument admirable), a su exercer son pouvoir magnétique, mais le personnage de Maria reste dans le film, très largement, affecté à un objet du regard des hommes qui gravitent autour d’elle. Celui du père d’Ivan (incarné par Robert Michum), qui installe sa chaise de façon à la contempler pendant qu’elle fait le ménage. Celui de Clarence, chanteur de charme qui ne souhaite rien tant que l’accrocher au tableau d’honneur de ses conquêtes. Celui d’Al, qui ne parvient pas à s’en détacher. Et celui d’Ivan, donc, qui a survécu aux sévices subis dans les camps japonais en partie parce qu’il se rattachait à l’image de Maria.


Il y a, indéniablement, plusieurs composantes dans le personnage d’Ivan : l’une, associé au cinéma US, renvoie aux figures de traumatisés de guerre qui ne cessent de hanter le cinéma américain depuis au moins une décennie, en écho évidemment aux conséquences du plus récent (et dévastateur) conflit vietnamien – d’assez nombreux commentateurs du film ont à ce sujet dressé un parallèle entre Maria’s lovers et Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, quand bien même les films n’ont pas par ailleurs des intentions ou des amplitudes comparables. Une deuxième, liée au pedigree d’Andreï Konchalovsky, renvoie à un héritage est-européen, et ni le fait que le personnage se prénomme Ivan (avant de devenir réalisateur, Konchalovsky avait été collaborateur d'Andreï Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan, film incontournable quand il s’agit d’évoquer les séquelles intimes de la guerre) ni son appartenance à une communauté d’émigrés slaves, ne sont ainsi innocentes. Mais on pourrait mentionner une troisième composante, plus symbolique, voire mythologique, qui ferait d’Ivan un descendant d’Ulysse, le héros homérien revenant de la guerre et devant, au gré de son Odyssée, affronter mille épreuves avant de pouvoir retrouver sa promise, convoitée par de nombreux prétendants. Maria serait alors sa Pénélope, vouée à attendre son retour. Jamais explicitée par le film, l’analogie est tout de même tentante, d’autant qu’elle donne ensuite l’occasion de tirer, à l’excès, des fils du métier : quelques années plus tard, après son retour en Russie, Andreï Konchalovsky réalisera pour NBC une adaptation assez littérale de L’Odyssée (avec Armand Assante dans le rôle d’Ulysse). Quant à John Goodman, qu’on croise dans Maria’s lovers dans un second rôle, il deviendra le Cyclope dans la libre adaptation de l’épopée que proposeront en 2000 les frères Coen avec O’Brother, where art thou ?

Il a été question, un peu plus tôt, du processus thérapeutique du film. Au-delà du discours, assez marqué années 80, sur la reconquête de la masculinité (Ivan semble, dans un premier temps, écrasé par les figures viriles qui l’entourent, en premier lieu celle de son père – et son retour se concrétisera par sa capacité à enfin mettre son poing dans la gueule de Clarence), le film propose un cheminement plus intime, plus délicat, plus complexe, sur le sentiment amoureux, ou plutôt sur l’idée du sentiment amoureux. Au début du film, ce qu’Ivan aime, c’est le souvenir de Maria, la figuration qu’il s’en est construite, par nécessité, lors de son expérience traumatique dans les camps du Pacifique. Et sa douleur, ou son impuissance, viennent aussi de l’inadéquation entre ce qu’est Maria (qui n’est pas qu’une image : elle se trompe, elle hésite, elle crie, elle doute) et le fantasme auquel il l’avait réduite, là-haut sur son piédestal. Sa prise de distance progressive répond, d’une certaine manière, à un besoin de changement de focale : quand il revient, il peut enfin la voir. La regarder. Et l’aimer telle qu’elle est vraiment.

(1) A partir de 1984, la Cannon participera ainsi à la production d’œuvres de John CassavetesRobert AltmanJerry Schatzberg ou Jean-Luc Godard !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 20 mai 2024