L'histoire
Agronome, Noël Annequin vit seul dans son village avec sa femme malade, loin de ses frères, établis à Aix-en-Provence et devenus de grands bourgeois. Par pitié et par amour, Noël se résout à abréger les souffrances de sa femme, et décide de se constituer prisonnier. Mais, pour éviter le scandale, les frères vont tout faire pour l’en empêcher et étouffer l’affaire, jusqu’à faire interner Noël.
Analyse et critique
Des années 30 au début des années 60, Fernandel est un des rois du box-office français, le champion de la comédie qui attire sur son nom des milliers de spectateurs dans les salles. Ce succès, fait de bons films comme de mauvais, est le résultat d’une recette bien établie. Un décor souvent méridional, un personnage bon et naïf, un ton le plus léger possible et, bien sûr, les mimiques, excès et chansons de l’acteur, entouré de techniciens et d’acteurs souvent récurrents. Fernandel comme les spectateurs sont en terrain connu, à quelques variations près, à tel point que le cinéaste Henri Verneuil parlera de « Fernandeleries » pour ces productions, auxquelles il tentera souvent avec succès d’apporter une patte légèrement plus audacieuse dans le courant des années 50. L’acteur montrera pourtant parfois la volonté de sortir de ce sillon bien défini, en se tournant vers un registre plus adulte, comme dans Le Fruit défendu, ou plus sombre avec L’Auberge rouge, La Table aux crevés ou Meurtres ?, qu’il tourne en 1950 sous la direction du solide artisan Richard Pottier qui tournera l’année suivante son film certainement le plus célèbre, Caroline Chérie et qui s’était notamment illustré durant la guerre avec deux excellents Maigret tournés à la Continental, Picpus et Les Caves du Majestic, avec Albert Préjean dans le rôle principal.
Ce changement de registre est l’argument commercial principal de Meurtres ?, l’affiche promettant au spectateur « un Fernandel inconnu de vous ». Une promesse tenue avec succès par l’acteur, qui offre une performance remarquable tout au long du film. On peut découper Meurtres ? en deux parties. La première est un mélodrame, où le personnage principal, Noël, installé seul à la campagne et en rupture avec sa famille, à l’exception de sa nièce Martine, s’occupe de sa femme mourante, atteinte d’un cancer incurable faute d’avoir été pris en charge assez tôt. Fernandel est d’entrée remarquable. Dépourvu de toute mimique et de gestes superflu, son jeu est d’une incroyable sobriété et sa capacité à faire passer des émotions subtiles avec une grande économie de moyen sont la démonstration du grand acteur qu’il était. Il prend pourtant double risque dès le début du film. Celui de quitter son registre de jeu habituel bien sûr, mais aussi celui d’abandonner ses habituels personnages consensuels pour se confronter au sujet de l’euthanasie, toujours sensible aujourd’hui. Un sujet aborder avec courage par Pottier, qui ne se contente pas d’ouvrir le débat mais qui prenne également position clairement. Il n’y a aucune ambiguïté quant à la nature positive du geste de Noël lorsqu’il libère son épouse de ses souffrances après bien des hésitations. Sans en faire trop, Pottier parcourt toutes les questions que son geste soulève, y compris sur l’aspect religieux qui est rappelé dans le décors de la maison, et tranche avec une certaine audace pour son époque, sans jamais verser dans les excès mélodramatiques qu’aurait pu entrainer un tel récit. Les 20 premières minutes de Meurtres ? sont d’une modernité étonnante, par leur sujet comme par leur sobriété, tout en offrant un des plus beaux exemples du talent de leur acteur principal.
Le titre du film pourrait laisser penser que la suite du récit tournerait autour d’un débat moral sur la nature du geste de Noël : meurtre ou non ? Pourtant la question est rapidement évacuée. Noël veut se constituer prisonnier, le récit ni le personnage ne remettant en cause l’illégalité de son geste, et c’est surtout la réaction de la famille de Noël qui va devenir le sujet du film. La seconde partie de Meurtres ? sera plutôt une attaque virulente contre la bourgeoisie de province, incarnée par la famille de Noël. On retrouve alors un terrain plus connu pour Fernandel, avec la mise en scène d’une opposition entre la ruralité authentique et sincère et la modernité corruptrice de la ville. Noël est un "type plutôt pas mal" comme il le dit souvent, qui doit faire face aux manipulations de ses frères Hervé et Blaise (excellent Raymond Souplex), arrivistes et détestables, qui compte bien étouffer le scandale qui pourrait barrer leur ascension dans la société. Le film prend alors un ton que Sacha Guitry n'aurait sans doute pas renié, en égratignant certaines institutions, dont la justice et les personnages soi-disant respectables que crée la société moderne.
La situation pourrait paraitre manichéenne, et même un peu rétrograde, notamment si on y ajouté les personnages des femmes des deux frères, leurs âmes damnées qui sont montrées comme la source de leur méchanceté, mais cette lecture est contrebalancée par Martine, qui devient presque un second personnage principal dans cette partie du film. Incarnée par une toute jeune Jeanne Moreau qui crève l’écran, Martine est le seul membre de la famille Annequin à avoir conservé des liens affectifs avec Noël. Elle est à l’opposé de ses parents, sincère et droite, mais elle n’est pourtant pas une fille du passé. Son personnage et intelligent, indépendant et devient le moteur du film, jusqu’à la vengeance de Noël. Elle est, pour reprendre l’expression espagnole qui donne son titre au film de Carlos Saura, le « corbeau » élevé par les Annequin et par extension par la bourgeoise qui sera l’instrument de leur chute, incarnant un avenir brillant. Elle est d’ailleurs l’un des rares personnage féminin du cinéma de son époque à ne finir ni femme au foyer ni garce, témoin à nouveau d’une modernité qui contraste avec l’essentiel de la posture prise par le film, un contrepoids qui fait de Meurtres ? un récit plus complexe qu’il n’en a l’air.
Ce fond se double d’un récit plaisant à suivre, qui multiplie les rebondissements et culmine dans la vengeance évidemment réjouissante de Noël. Une réussite qui doit être mise au crédit de Pottier, qui démontre ici à nouveau son talent de solide artisan, capable de mener efficacement et sans fioriture son film, comme un très bon conteur, aidé en cela par les remarquables dialogues d’Henri Jeanson et un excellent casting. Meurtres ? connaitra un excellent accueil public comme critique, la presse reconnaissant les qualités du film, et notamment la superbe composition de Fernandel. Mais ce dernier, même s’il dira plus tard qu’il s’agit d’un des films les plus importants de sa carrière, ne reviendra que sporadiquement à des films plus sombres, préférant retourner à la formule qui faisais son succès. Peu importe, il avait, avec Meurtres ?, fait sans l’ombre d’un doute la preuve de son grand talent.