L'histoire
Berlin-Ouest à la fin des années 70. La jeune Christiane, 13 ans, élevée par une mère célibataire, décide d’accompagner une de ses amies en boite de nuit. Elle découvre alors le Berlin alternatif et interlope, assourdie de musique rock, et toute une jeunesse plus ou moins livrée à elle-même. Elle tombe amoureuse d’un garçon qui reste mystérieux, il s’avère qu’il consomme de l’héroïne et qu’il se prostitue aux abords de la gare du Zoo. Pour se rapprocher de lui Christiane décide faire elle-même l’expérience de l’héroïne…
Analyse et critique
Moi, Christiane F. 13 ans, droguée, prostituée… avec son titre français aussi racoleur que son sujet est troublant, est l’un des premiers films à traiter de la consommation de drogue chez les jeunes, et ses effets ravageurs, de manière aussi frontale. Il arrive dix ans après le très beau, mais en comparaison assez "timide", Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg (1971). Il fait naître dans l’inconscient collectif la conscience du danger grandissant que représentent les substances addictives, en révélant à quel point même des catégories de population a priori sans histoire, c’est-à-dire la classe moyenne urbaine dans le cas de Christiane, y sont exposées.
DE FAIT SOCIAL À RÉCIT DE BEST SELLER
A l’origine du film il y a un reportage devenu livre qui déclencha le scandale de société, en même temps qu’il devint un succès de librairie. Il s’agissait d’un témoignage recueilli par deux journalistes, Kai Hermann et Horst Rieck, d’une jeune fille de 15 ans, Christiane Felscherinow. Elle racontait comment deux ans plus tôt, en 1976 à Berlin-Ouest, alors âgée de 13 ans, elle devenait consommatrice d’héroïne et se livrait à la prostitution. Son récit était entouré de celui de ses proches et peignait le tableau d’une Allemagne Fédérale plus dysfonctionnelle qu’elle n’y paraissait, révélant à beaucoup d’allemands incrédules dans quel état de déliquescence physique et morale pouvaient se retrouver de nombreux jeunes déboussolés.
Le reportage parait en 1978 dans le magazine Stern puis en livre en 1979, lequel devient immédiatement un best-seller. Le jeune producteur Bernd Eichinger est à l’affut, achète les droits et monte rapidement un projet d’adaptation. Il sera produit par la société qu’il a cofondé, Solaris Film, et distribué par celle qu’il vient de racheter Constantin Films. Si ces noms ne vous sont pas inconnus c’est qu’Eichinger se lancera par la suite dans une série de productions internationales, estampillées Constantin Films, et ira de succès en succès (citons simplement L’histoire sans fin, Le Nom de la Rose et Le Parfum, pour vous donner une idée de l’étendue de sa carrière à venir). Le sujet reste malgré tout brûlant et, bien qu’ayant déjà produit les auteurs les plus en vogue du nouveau cinéma allemand (Wim Wenders, Edgar Reitz ou H-J. Syberberg), il offre la réalisation au débutant Uli Edel, qu’il avait fréquenté lors de leurs études concomitantes dans l’école de cinéma de Munich.
Uli Edel a alors 33 ans et vient de réaliser son premier projet professionnel, une minisérie de braquage pour la télévision (Das Ding, 1978). Ce sera donc son premier film pour le cinéma. C’est également un camarade d’école, Herman Weigel, déjà auteur de la minisérie Das Ding, qui écrit le scénario. Ils font le choix de concentrer le récit sur le point de vue de Christiane. Elle sera de chaque plan du film. Nous sommes au plus proche de chacune des étapes de la descente aux enfers de la jeune fille. Le film tire ainsi sa force autant de l’intensité de l’expérience individuelle et intime dont nous sommes témoins que de l’aspect documentaire que la majorité des éléments filmés revêtent. A la fois par économie, car le budget du film est très limité, et par soucis de réalisme, l’équipe tourne dans les vrais lieux où cette jeunesse perdue se livre à la prostitution ou ère à la recherche de leur dose.
NOUS ENFANTS DE LA GARE DU ZOO
A Berlin Ouest ces quartiers déshérités sont principalement ceux qui jouxtent la frontière avec l’est. C'était le cas de la « Bahnhof Zoo », la gare du Jardin Zoologique de Berlin, située dans l’hypercentre et bordée par le Mur, qui est l'un des décors principaux du film (le sous-titre allemand du film étant « Wir Kinder vom Bahnof Zoo / Nous enfants de la gare du Zoo »). La gare elle-même était située à l’ouest mais permettait de rejoindre l’est, l’intérieur était ainsi contrôlé par la police de la RDA, laquelle laissait passer les voyageurs en correspondance mais s’opposait bien sur à tout tournage d’une équipe de cinéma de l’ouest. Les plans tournés dans la gare, ainsi que la plupart de ceux se passant dans le métro Berlinois, étaient ainsi volés, et contribuent fortement à cette énergie d’un cinéma pris sur le vif. Beaucoup de figurants n’en étaient pas, il s’agissait de simples passants ou de véritables jeunes drogués. L’extérieur de la gare dépendant des autorités de l’ouest les autorisations purent être obtenues, expliquant que bon nombre de scènes dialoguées se passent devant la façade.
Le spectateur de l’époque, comme celui qui y revient aujourd’hui, ne peut qu’être frappé par la contemporanéité de ces images. L’histoire qu’Edel raconte a été vécue par le personnage de Christiane seulement 4 ans plus tôt, le tournage se tenant à l’automne 1980. Rien de la dramatique situation sociale de cette population ou de ces endroits n’a changé et cela reste saisissant de percevoir la face sombre de cette ville qui incarnait pourtant une forme d’avant-garde culturelle et de modernité occidentale, malgré son enclavement dans le territoire de l’Allemagne socialiste.
Le titre français du film renvoie uniquement au protagoniste qu'est Christiane mais le titre allemand conserve le "Nous" du livre, ce qui signale bien qu'au delà de son cas particulier c'est de ceux dont elle partage les tourments que le film nous parle. Si le personnage de Christiane représente la possibilité angoissante pour n'importe quel parent normalement intégré à la société de voir son enfant succomber à ce genre d'engrenage destructeur, elle révèle surtout la réalité de tous ceux qui n'ont pas la possibilité de faire autrement. Christiane est d'une certaine manière l'ambassadrice de la classe moyenne chez les déclassés, le guide du spectateur à l'intérieur de ce monde des pauvres et des fragiles, dont la prostitution est devenu le seul moyen de subsistance, la drogue leur seul plaisir.
Le casting était majoritairement constitué de jeunes acteurs inconnus découverts dans le cadre d’un long processus de casting sauvage [1]. L’actrice Natja Brunckhorst, qui interprète avec une force magnétique la Christiane du titre, porte véritablement le film sur ses épaules. S’il arrive que son jeu soit parfois plus fragile d’une scène à l’autre, ce qui est le cas aussi d’autres jeunes comédiens, elle et ses partenaires nous font vivre avec une conviction à glacer le sang chacune des peines et des souffrances qui accompagnent leur condition.
ENTRE TOURNAGE SAUVAGE ET STYLISATION
Le film n’est pour autant pas dénué d’efforts ponctuels de stylisation et témoigne de l’envie d’Edel de proposer une expérience cinématographique riche. Leur chef opérateur, Jürgen Jürges, est parmi les plus expérimenté de l’équipe. Ayant officié dans le cinéma d’auteur allemand depuis le début des années 70, il a notamment signé l’image de La tendresse des loups de Ulli Lommel et de deux films de R.W. Fassbinder, dont Tout les autres s’appellent Ali. En collaboration avec Justus Pankau [2], il propose dans les scènes de consommation ou de sevrage une lumière crue, réaliste, qui n’esthétise jamais l’horreur de ce qui est filmé. Il éclaire tout, ne laissant aucune zone d’ombre sur ce qui est en train de se passer. Mais les couleurs de l'ensemble du film sont vives et contrastées, contribuant grandement à un sentiment d’intensité qui habite tout le film [3].
Outre les passages d’essence documentaire que nous avons évoqué Edel organise sa mise en scène d’une manière réfléchie, accentuant la dramatisation des séquences de consommation, ou les processus de confrontation et d’évitement entre certains protagonistes. Les séquences à l’intérieur de l’appartement par exemple, qui voient Christiane fuir autant que possible le regard de sa mère, ou lorsque dans la rue elle se confronte à des clients de la prostitution, rappellent avec justesse les sentiments de culpabilité et de honte qui habitent la jeune fille. La mise en scène se permet cependant parfois certains effets appuyés qui semblent de trop. A l’image de la musique instrumentale, teintée d’électronique, de Jürgen Kneiper, qui souligne souvent inutilement la teneur dramatique de séquences déjà difficile à supporter.
DAVID BOWIE, UNE PRÉSENCE
L’aura qu’avait le Berlin des années 70-80 tient également beaucoup à la réputation associée aux nombreux artistes qui s’y installèrent pour profiter de l’émulation créative locale. Paradoxalement l’isolation de la ville vis-à-vis du reste d’une Allemagne de l’ouest par bien des aspects très conservatrice contribua à son succès, ça et les loyers dérisoires permis par les nombreux espaces désertés de le ville frontière. Du côté des stars de la musique ce sont Iggy Pop, mais surtout David Bowie, qui s’y installent en 1976 pour y enregistrer des albums. Edel et son équipe ont ainsi l’idée brillante d’inclure les chansons des albums Low et Heroes à la bande son, ainsi que de faire de Christiane une fan inconditionnelle du chanteur. Les chansons sont celles qui sortaient à l’époque où la véritable jeune fille cédait à l’addiction.
La première partie du film est ainsi étonnamment euphorique, alors que nous voyons Christiane et ses amis faire l’expérience de leur liberté et courir au ralenti dans les couloirs vides du métro berlinois, sur fond de chanson de Bowie. Cela culmine avec la scène du concert [4], durant laquelle le chanteur interprète devant la caméra d’Edel la chanson Station to Station. C’est peu après cette scène que Christiane fera le choix, pour imiter le garçon dont elle est amoureuse, de se shooter à l’héroïne. A partir de là la musique de Bowie disparait de la bande son, témoignant de l’emprise totale qu’opère la drogue sur l’esprit de l’adolescente. Il ne reviendra qu’une fois, en photo sur la pochette des disques qu’elle décide de vendre pour se payer sa dose. Rarement un musicien fut intégré aussi intelligemment à un récit de fiction, à la fois en tant que figure culturelle de son époque, que matériel sonore et que présence à l’écran.
LANCEUR D’ALERTE ET PRÉCURSEUR
Le film sera un succès retentissant dans les salles allemandes (plus de 4 millions d’entrées, 4ème plus gros succès de l’année devant Das Boot) ainsi qu’auprès du public français (3 millions d’entrées, 10ème succès de l’année). Public français qui avait, l’année précédente, fait un triomphe aux adolescents privilégiés et bien portants de La Boum premier du nom. L’effet qu’il produit semble autant relever de la fascination vis-à-vis du sujet et des images scandaleuse que de la préoccupation pour un problème de société. Une décennie plus tard cette thématique sera comme intégrée à la pop culture et cessera d’être un tabou. En témoigne plusieurs films des années 90 ou bien devenus cultes ou bien ayant été des succès commerciaux, comme Trainspotting (D. Boyle, 1996), Las Vegas Parano (T. Gilliam, 1998) ou Requiem For A Dream (D. Arronovsky 2000). En plus de de répliquer le genre d’images produites par le film d’Edel ceux-ci multiplieront les effets chocs, expérimentant avec la caméra, les optiques et des effets spéciaux, ou essayant de recréer par des séquences oniriques le genre d'hallucinations permises par les psychotropes.
Uli Edel profitera de ce succès colossal et inattendu pour tenter sa chance aux Etats-Unis. Comme pour beaucoup de ses collègues allemands sa carrière internationale sera inégale. Son second film, à nouveau produit par Lars Eichinger, sera cependant de très bonne tenue, bien qu’il ait du attendre 9 ans pour le réaliser, Dernière sortie pour Brooklyn (1989). Cette adaptation d’un roman de critique sociale très acerbe, qui traite du monde ouvrier américain dans le Brooklyn des années 50, ne sera malheureusement pas un succès. Edel se perdra ensuite dans dans des réalisations commerciales sans saveur, comme le thriller érotique Body (1993), puis dans des adaptations télévisuelles ronflantes (Jules César en 2002, Die Nibelungen en 2004). On le retrouvera cependant en meilleure forme dans une transposition à l’écran efficace et saisissante, quoique scolaire, de l’affaire de la Bande à Baader en 2008. L’une des dernières productions de Eichinger, décédé en 2011, dont il co-signera le scénario.
Le récit originel Wir Kinder vom Banhof Zoo fera à nouveau l’objet d’une adaptation en 2021, produite par la branche télévision de Constantin Films à destination de la plateforme Amazon Prime. Elle se voudra plus « fidèle » au livre en donnant à voir et à entendre les autres témoignages collectés par les journalistes. Elle se rapprochera également des « films sur la drogue » des années 90 et des leurs effets tape à l’œil, le tout emballé dans une esthétique aseptisée. Sans être un chef d’œuvre le film d’Edel garde pour lui la radicalité de son point de vue, l’adéquation de ses choix esthétiques à son propos brûlant, ainsi que l’effet d’actualité permis par son tournage in situ.
NOTES :
[1] Natja Brunckhorst, qui interprète la Christiane du titre, sera pratiquement la seule à persévérer dans le métier, jusqu’à devenir elle-même scénariste puis réalisatrice.
[2] Jürges et Pankau sont tous les deux listés comme chef opérateurs du film au générique, nous n’avons malheureusement pas plus d’éléments pour expliquer qui aurait fait quoi précisément, ou pourquoi ils furent deux à superviser l’image.
[3] Un petit mot sur la dernière restauration d’abord présentée en Allemagne en 2022 avant d’être éditée en France en 2025 grâce à Metropolitan. S’il s’agit d’un véritable gain par rapport à la précédente edition blu-ray, l’image gagne en constraste, certaines teintes sont corrigées et rééquilibrées, nous sommes beaucoup plus sceptiques quant aux choix opérées en termes de nettoyage du grain pellicule et renforcement de la netteté. Une grande partie des plans, quoi que pas tous, semble avoir fait l’objet d’un traitement numérique de dégrainage et l’on retrouve régulièrement le genre d’aberration constatées dans d’autres remasterisations 4K récentes, des zones floues que la machine rend nettes de manière incohérente, ou des textures comme les cheveux ou les peaux qui sont lissées exagérément.
[4] Qui fut en réalité tournée à New-York, Bowie ayant quitté Berlin en 1979 et jouant à New-York dans la pièce Elephant Man.
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MOI ,CHRISTIANE F.
BR 4k UHD + Blu-ray
sortie le 10 janvier 2025
éditions Metropolitan Film Export