Critique de film
Le film
Affiche du film

Pile ou face

L'histoire

Après une dispute avec son mari, Mme Morlaix tombe du balcon de son appartement bordelais. Les premiers policiers arrivés sur les lieux concluent rapidement à un accident, mais l’inspecteur Baroni n’est pas de cet avis, il est convaincu qu’il s’agit d’un meurtre, et que le mari est coupable. Veuf lui-même, Baroni va rechercher à tout prix les aveux de Morlaix, alors que les forces de police se concentrent sur une affaire de stupéfiants qui touche les notables de la ville. Entre harcèlement policier et amitié, une étrange relation va se nouer entre Baroni et Morlaix.

Analyse et critique

A la genèse de Pile ou face, il y a la découverte par Michel Audiard d’un roman, Suivez le veuf, publié dans la collection Super noire, satellite de la série noir, écrit par le canadien Alfred Harris. Convaincu du potentiel du récit, le dialoguiste et scénariste en parle à Philippe Noiret ainsi qu’au producteur Bertrand Javal et à George Cravenne, le créateur des Césars du cinéma. Lui aussi emballé, ce dernier se lance dans la seule production de sa carrière et contacte Robert Enrico, le réalisateur du Vieux fusil, césar du meilleur film lors de la première cérémonie en 1976. Initialement réticent car peu amateur du travail d’Audiard, Enrico va finalement se lancer dans l’aventure et y associer Michel Serrault, qui lui aussi refusa dans un premier temps avant que le rôle de Morlaix ne soit étoffé. Alors que le livre laisse une large place à l’affaire de stupéfiants qui éclate dans les milieux aisés de la ville, le scénario ressert ainsi l’intrigue autour de deux personnages principaux, l’inspecteur Baroni et Edouard Morlaix, que Baroni suspecte d’avoir tué sa femme. Toujours présents, les autres éléments deviennent, comme le dira Enrico, une « toile de fond à la relation étrange qui se tisse entre les deux hommes.  


Il résulte de ce travail un film policier qui n’en conserve que les atours. Le cœur du récit de Pile ou face n’est pas une enquête, Baroni est convaincu depuis la première minute de la culpabilité de Morlaix et veut obtenir des aveux. Enrico orchestre alors tout au long du film un thriller psychologique entre deux hommes que la situation oppose, l’un est flic, l’autre suspect, mais qui se sentent proche l’un de l’autre. Pile ou face est un quasi-huis clos, enfermé dans la ville de Bordeaux avec comme seule fenêtre vers les grands espaces l’idée d’un hypothétique départ vers Tahiti et l’île fictive de Talua, dont le nom est inspiré par Le Diable à quatre heures, de Mervyn LeRoy. Un décor étonnant pour un film de Robert Enrico qui a souvent filmé brillamment les grands espaces et qui enferme ici ses personnages dans un monde de béton, et qui démontre l’adaptabilité du réalisateur, qui crée une atmosphère poisseuse et oppressante à souhait. Le suspens du film ne repose ainsi plus sur la culpabilité ou non de Morlaix, mais sur le destin de ces deux hommes, prisonniers d’un univers et d’une vie morne, malheureux dans leur environnement, leurs vies professionnelles et personnelles. Baroni et Morlaix sont deux côtés d’une même pièce, deux hommes inadaptés à leur époque.


C’est cet élément que Baroni comprend lorsqu’il entre pour la première fois dans l’appartement de Morlaix, lorsqu’il voit les photos de son mariage et comprend alors qu’il est le même homme que lui. Chacun se reconnait en l’autre, ne supportant pas plus leurs femmes respectives, sauf « aux heures des repas » dira Baroni, que leur travail, la destinée professionnelle de Baroni, bloqué au grade d’inspecteur, n’étant pas plus enviable que celle de Morlaix surveillé de près par son chef de service. Ils n’ont tout deux pas eu la vie qu’ils rêvaient. Accroché à son intégrité de flic, Baroni veut tout de même coincer le suspect mais son rapport à Baroni évolue, tout au long du film, vers une étrange amitié. Harcelé, Morlaix refuse de porter contre l’inspecteur alors que cet acte le blanchirait de toute accusation. Ils sont, l’un pour l’autre, une oreille attentive et une planche de salut, l’espoir d’un voyage vers Talua. Ce récit finalement intimiste, Enrico le mène de main de maitre, avec pudeur et finesse, sans se lancer dans de grands discours psychologiques mais en abordant la personnalité de Baroni et Morlaix par petites touches, par allusions avec une grande empathie pour ses personnages sans jamais ne laisser les spectateurs oublier que l’un est fortement suspecté du meurtre des sa femme et que le passé de l’autre est, peut-être, trouble.


Pour réussir un film à ce point lié à ses personnages et dans lequel il se passe, finalement, bien peu de choses concrètes du côté de l’intrigue, il fallait deux acteurs exceptionnels. Avec Philippe Noiret et Michel Serrault, nous sommes servis. Tout deux incarnent le meilleur du cinéma français de leur époque et composent des personnages aussi ambigus qu’attachant.  Le tournage de Pile ou face fut reporté d’une année à la suite de la maladie de Philippe Noiret. Il en revient amaigri, privé de tabac et d’alcool, ce qui sert à merveille son personnage de flic désabusé, mâchonnant son bâton de réglisse. Baroni est un flic typique du polar européen des années 70, largement apparenté à ses cousins italiens de l’époque, prêt à s’écarter de la règle pour « nettoyer toute cette merde » comme il l’affirme, mais dans une version moins violente, ayant déjà perdu tout espoir. Il refuse en tout cas de se plier aux décisions politiques qui conduisent l’action de la police, passée « du service de l'état au service du pouvoir » qui a détruit les hommes. « A force de faire des sales trucs, on est devenu des sales types » confie-t-il à Laurence, la voisine de Morlaix. En l’esprit, il est resté intègre. Et il reste ainsi l’incarnation, malgré les incertitudes qui pèsent tout au long du film sur son passé, l’image du flic efficace, par opposition au personnage de Larrieu interprété par Pierre Arditi, le jeune flic arriviste prêt à toutes les compromissions. Lorsqu’il s’agit de retrouver Zepp, la jeune camée, Baroni montre qu’il est toujours à la page, ce qui est nettement moins le cas de Larrieu lorsqu’on le voit sur le terrain. Flic rebelle, fiable et intègre, homme désabusé et tourmenté, Noiret parvient à donner toutes ces facettes à son personnage, en y ajutant un soupçon de mystère jusqu’à la dernière scène du film, qui se devine mais que nous nous garderons bien de détailler ici.


Face à Noiret, Serrault offre avec sa composition de Morlaix le premier de ces personnages ambigus et mystérieux qui marqueront sa carrière au début des années 80. Il y aura ensuite Garde à Vue, Mortelle Randonnée, Les Fantômes du chapelier entre autres, pour exploiter ce registre du talentueux acteur, souvent sur des dialogues d’Audiard qui collabore avec Pile ou face pour la première fois avec l’acteur. Le film de Robert Enrico marque le coup d’envoi de la période la plus faste de la carrière de Michel Serrault en mettant en lumière, au-delà de sa formidable puissance comique, son talent pour interprétés des hommes étranges, presque malsains, en leur donnant tout de même ce qu’il faut d’humanité pour conserver l’empathie du public. Morlaix est un être falot, qui n’a pas la force de ses rêves, soumis à sa femme et à son employeur, rudoyé par Baroni. Mais c’est un personnage profondément attachant, par la puissance du regard de son interprète.


Face à ces 2 hommes, les rôles féminins sont plus réduits mais pas moins importants. La fille de Baroni, Zepp, la jeune camée qu’il protège et Laurence, la voisine de Morlaix, apportent toutes trois un contrepoint à la vision du monde des deux hommes. Trois femmes libres, accomplies, souriantes, qui évitent à Pile ou face l’écueil d’un récit totalement passéiste, qui se conformerait entièrement aux personnages de Baroni et Morlaix. C’est évidemment le personnage de Laurence qui a le plus d’importance. 1D’abord prévu pour Nathalie Baye, il est finalement confié à Dorothée, qui trouve ici son premier grand rôle, après des apparitions chez Truffaut et Tchernia. Ce sera malheureusement son dernier, et Pile ou face ne peut que faire vivement regretter qu’elle ait choisi une carrière très discutable de chanteuse à la vue de sa performance. Elle démontre qu’elle est une actrice douée, au naturel convainquant et à l’aisance marquante avec les dialogues d’Audiard. Elle fait de Laurence l’espoir d’un film qui en propose finalement peu, un personnage humain, qui a certainement connaissance de ce qu’a fait Morlaix, et probablement compris le passé de Baroni, tout en comprenant profondément les deux hommes, pour les accompagner avec force et amitié vers un dénouement heureux. Un très beau choix de casting qui vient souligner une distribution impeccable, qui fait la grande force du film.


 Pile ou face représente une forme de sommet de la production française de son époque. Deux acteurs exceptionnels à la tête d’une distribution de haut niveau, un réalisateur majeur, et des personnages vers lesquels le spectateur aura régulièrement envie de revenir tant leur écriture est fine, subtile, tant ils sont attachants. Ce résultat est forcément à mettre au crédit, également, de Michel Audiard, au cœur de sa mue vers un ton plus sombre, plus sobre aussi, ce qui ne l’empêche pas d’offrir quelques répliques mémorables pour le spectateur dont l’une de ses plus belles, « La justice c'est comme la sainte vierge, si on ne la voit pas de temps en temps le doute s'installe », qu’il met dans la bouche de Baroni. Un indispensable du cinéma français.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 10 février 2025