L'histoire
John Rambo, ancien Béret Vert décoré pour faits d'armes, et vétéran du Vietnam réduit au nomadisme dans son propre pays, rend visite à l'un de ses camarades de combat. Mais il est fraîchement accueilli par sa veuve qui lui apprend le décès de son ami. De retour sur la route, Rambo, qui veut se sustenter, est pris à parti par le shérif Will Teasle qui lui refuse l'accès de sa petite ville tranquille à flanc de montagne, avant de le reconduire hors du périmètre de la localité. Mais l'ancien militaire, meurtri, désobéit et revient sur ses pas. C'est alors qu'il est brutalement jeté en prison sous le prétexte de vagabondage. Suite à des brimades policières qui réveillent en lui des souvenirs de torture au Vietnam, Rambo parvient à s'évader et après une course-poursuite se réfugie dans la forêt montagneuse environnante. Après la mort accidentelle de l'un de ses poursuivants, commence alors une gigantesque traque qui met aux prises des dizaines de policiers et de soldats de la Garde Civile inexpérimentés et une véritable machine de guerre qui a pris possession de l'endroit et entend se venger de l'injustice et de l'humiliation qui lui ont été faites depuis son retour au pays.
Analyse et critique
R-A-M-B-O, cinq lettres qui claquent comme un coup de fusil, qui sonnent comme un appel au combat vers un champ de bataille chaotique, qui font remonter en nous des sentiments assez contradictoires, entre une colère profonde et une envie d'en découdre qui peuvent trouver leur expression spectaculaire - mais a priori inoffensive - via une projection sur un personnage de fiction et la remontée de pulsions agressives dont on pourrait avoir honte en d'autres circonstances. La puissance d'évocation de ce "héros" - puisqu'il faut bien l'appeler ainsi - est si considérable de par le monde que son image peut facilement être déclinée à toutes les sauces ; le super-guerrier solitaire et invincible peut influencer et galvaniser tout aussi bien l'agent des forces spéciales d'un Etat démocratique que le terroriste qu'il est censé combattre. Au-delà de ce qu'il représente en bien comme en mal, Rambo fait partie de ces mythes modernes auquel seul le cinéma (américain surtout, mais aussi asiatique parfois) peut donner naissance ou bien accroître la portée symbolique. A l'exemple de Tarzan, Zorro, James Bond, Harry Callahan, Indiana Jones ou Robocop, Rambo est à la fois le vecteur d'aventures exotiques et excitantes de même que le support de nos fantasmes de grandeur et de puissance les plus débridés.
Depuis que les exploits guerriers de ce GI omnipotent et masochiste ont été déclinés en une série de films toujours plus fantaisistes et violents (on parle ici surtout de Rambo II - La mission et de Rambo III), il est donc devenu quasi impossible de nos jours de considérer ce personnage autrement que comme une figure héroïque, légendaire et projective. Et même politique, puisqu'elle incarnait dès le milieu des années 80 - avec l'aval du président américain en exercice, l'homme théoriquement le plus puissant au monde - les valeurs américaines (du moins revendiquées comme telles) de force, de fierté, d'audace, de courage, de liberté et d'individualisme, qui étaient alors célébrées par un pouvoir reaganien en mode revanchard et toujours sûr de son fait. La confusion et le délire étaient tels qu'on a même produit en 1986 un dessin animé destiné à la télévision (visible chez nous à l'époque sur Canal +) et dont la cible première était les enfants, ce qui exigeait bien sûr qu'on édulcorât à la serpe la violence organique du propos... Du coup, à travers une animation infâme et une réalisation indigente, on assistait à des destructions massives perpétrées par un dieu guerrier devant lequel toute son équipe était en pâmoison, qui bien entendu n'occasionnaient aucun mort parmi les ennemis récurrents qu'il affrontait, tous plus caricaturaux et stupides les uns que les autres. Bref, quels que soient le support ou l'usage qui en était fait, le personnage de Rambo allait demeurer avant tout une icône.
Et pourtant, à l'origine, les données étaient bien plus complexes sur un plan dramatique et intéressantes sur un plan cinématographique. En 1982 (1983 en France), quand le spectateur sortait de la salle après la projection de First Blood (le titre original de Rambo), il n'avait pas été emporté dans un voyage épique et sanglant à l'autre bout du monde en compagnie d'un super-soldat vengeur et redresseur de torts. Au contraire, il sortait d'une plongée dans un univers humide et poisseux au sein duquel un vagabond méprisé par ses concitoyens dans son propre pays - les États-Unis - était ramené par la force des choses à l'état sauvage d'un combattant tout-puissant mais surtout primitif, et qui finissait par craquer psychologiquement en hurlant sa haine et sa douleur devant son mentor après avoir humilié et terrassé les forces de police et la Garde Nationale puis dévasté une petite ville trop tranquille. Bien sûr, Rambo est intrinsèquement un film d'action comptant bon nombre de séquences spectaculaires et cathartiques, mais il s'avère aussi une œuvre déchirante qui suit le parcours d'une victime expiatoire qui renvoie à la face de son créateur les humeurs nauséabondes d'une société américaine qui ne cesse de fabriquer des monstres avec les meilleures intentions du monde. Si certains aspects du personnage précisés ci-dessus (omnipotence guerrière, héroïsme, virilité, capacité d'électriser notre rapport à la violence comme mode d'action pour résoudre les problèmes, support pour la projection de nos fantasmes de grandeur et de liberté sans freins) étaient déjà présents dans ce premier film et seront grandement amplifiés dans les films suivants, c'est bien la nature d'antihéros de John Rambo qui finit par prendre le dessus de par le mécanisme cruel et cynique qui a conduit à fabriquer un être destructeur broyant sa propre humanité. L'ambigüité entre ces deux natures de héros et d'antihéros entre également dans la réussite d'un film qui interroge notre relation individuelle et collective à la violence, à son instinct, à son usage, à sa séduction, à sa cinégénie et à ses limites.
Enfin, Rambo, malgré un discours un peu ambigu dans la bouche du personnage, s'inscrit dans la lignée de productions (documentaires et fictions) traitant de la guerre du Vietnam - quasiment un genre en soi - qui alimentaient le cinéma américain des années 60 et surtout 70 avec des films qui remettaient fortement en cause l'engagement criminogène et absurde des États-Unis dans ce conflit, décrivaient le sacrifice (physique et psychologique) de toute une jeunesse puis montraient les répercussions de la guerre sur la société américaine elle-même. Les Visiteurs (1972), Taxi Driver (1976), Les Boys de la Compagnie C (1977), Le Merdier (1978), Voyage au bout de l'enfer (1978), Les Guerriers de l'enfer (1978), Le Retour (1978) ou encore Apocalypse Now (1979) sont quelques œuvres marquantes d'une décennie cinématographique caractérisée par une remise en question sociale et politique des nombreuses valeurs d'une société qui se considérait jusqu'alors juste et émancipatrice, suite à la décennie 1960 où les mouvements contestataires (parfois même très violents) fleurissaient de toutes parts. Rambo se situe à la charnière entre le cinéma américain des années 70 (contestation politique, critique de l'idéologie belliciste, mauvaise conscience) et celui des années 80 (culte de l'homme fort, individualisme, retour aux instincts primitifs). Cette combinaison en fait sa force, et aussi sa justesse car il reflète les contradictions profondes de l'Amérique depuis ses origines. Sur un plan politique, il est intéressant de relever que Rambo fait le lien entre deux décennies qui seront très différentes dans leur approche du conflit vietnamien. L'Amérique est profondément malade du Vietnam mais les soins envisagés pour panser ses plaies varient avec les époques. Dans ce premier film, si l'on est encore dans le camp critique vis-à-vis de la guerre, le personnage se présente néanmoins comme un soldat victime abandonné par son pays qui n'a pas voulu « nous laisser gagner. » John Rambo évoque ici de façon implicite la tactique dite de "la guerre totale" dont l'usage aurait pu - selon certains - infléchir le cours de la guerre. Il ne peut donc penser que comme un militaire et sa colère est double : elle s'exprime à la fois contre une société entière qui lui tourne le dos et lui crache dessus pour les crimes dont elle l'accuse - mais pour lesquels elle l'a formé - et contre sa propre institution qui l'a trahi, pas seulement pour lui avoir fait vivre un enfer mais aussi pour ne pas avoir respecté sa parole quant à son rôle de combattant.
Les ambigüités sont légion parce que les États-Unis eux-mêmes forment un pays pétri de contradictions. L'armée a façonné une machine à tuer... mais on est impressionnés, parfois même admiratifs, devant les talents inouïs que démontre le super guerrier en toutes circonstances. La guerre est une saloperie... mais les Forces Spéciales constituent un corps d'élite qui mérite le respect pour ses aptitudes hors du commun et son sens du devoir et du sacrifice. Ces ambivalences nourrissent en profondeur le film, elles témoignent aussi d'une part d'une mentalité très américaine dans sa relation aux armes et à l'usage justifié de la violence comme réponse à une problématique donnée, et d'autre part de l'esprit d'une époque et d'un corps social chamboulés : on explore ses propres fautes et lâchetés tout en cherchant bientôt à les compenser en réinventant une réalité dans laquelle les États-Unis n'ont pas tout à fait perdu la guerre et où il conviendra de la gagner au cinéma, de surcroît avec une soif de revanche. Cette nouvelle prise de conscience, bercée d'illusions et favorisée par l'accession au pouvoir de Ronald Reagan, donnera naissance à Rambo II - La mission et à tous les ersatz ridicules de Rambo telle la série des Portés disparus avec Chuck Norris. Heureusement dans First Blood / Rambo, on n'en est pas du tout là. On y trouve même deux éléments importants ordinairement négligés ou passés sous silence dans les fictions sur le sujet, même les plus virulentes : la présence massive des Afro-Américains en première ligne et l'utilisation d'armes chimiques par l'US Army. Dès la toute première séquence, le film y fait clairement allusion, de façon discrète mais réelle. Quand John Rambo fait face à la veuve du compagnon d'armes auquel il venait rendre visite, il apprend de celle-ci que son mari est mort d'un cancer qu'il a ramené de « là-bas ». Deux informations nous sont ainsi données d'entrée : d'abord, comme cette femme est noire, il s'agit donc d'un Afro-Américain décrit comme la dernière personne disparue (Rambo excepté) appartenant à son unité des Forces Spéciales et donc représentative de tous ses frères d'armes tombés sur le sol vietnamien ; ensuite certains soldats américains furent eux-mêmes victimes des bombardements massifs d'armes chimiques (notamment l'Agent orange) perpétrés par leur hiérarchie et qui ont fait d'eux des morts en sursis. Les opérations de défoliation au Vietnam et la surreprésentation des Noirs dans les unités combattantes étaient d'ailleurs dénoncées par les citoyens américains protestataires dans leurs manifestations contre la guerre du Vietnam dès la fin des années 60. Ces campagnes de protestation, symptomatiques d'un pays fracturé en deux, sont justement à l'origine du personnage de Rambo qui d'une certaine façon va importer la guerre sur le sol américain...
1972 : Richard Nixon est réélu président des États-Unis. Après avoir intensifié la guerre lors de son premier mandat et prolongé le combat jusqu'au Cambodge (massivement bombardé) et au Laos (terrain de nombreuses infiltrations), Nixon poursuivit la campagne militaire malgré ses promesses de campagne visant à arrêter le conflit, avant d'admettre que la guerre allait être perdue et de changer de stratégie (retrait des troupes, réduction de la conscription, signature d'accords de paix). 1972 : un roman ultra violent au sujet polémique et au style percutant paraît dans les librairies. Il connaît vite un grand succès critique et public. First Blood, écrit par David Morrell, raconte l'histoire d'un vétéran du Vietnam, soldat d'élite et décoré, qui erre sur les routes des États-Unis comme un vagabond, ignoré et méprisé de tous, en proie à un stress post-traumatique intense et à une rage folle qui s'exprimera avec fracas quand il subira un énième épisode humiliant de la part d'un shérif d'une petite ville du Kentucky. David Morrell est un Canadien de l'Ontario venu étudier la littérature aux Etats-Unis au milieu des années 60 en vue de devenir enseignant. A cette époque il croise des étudiants revenus du Vietnam qui connaissent de lourdes difficultés de réinsertion. Alors qu'il ne connaît quasiment rien à ce conflit et à ses ramifications, Morrell se renseigne, étudie, analyse et en sort fasciné puis choqué par ce qu'il a appris et par ce qu'il constate. Prenant la réalité en pleine figure en 1968 lorsque des campagnes de manifestations pacifistes puis surtout des émeutes violentes embrasent l'Amérique, il a la vision d'un pays profondément déchiré, en guerre sur son propre sol entre deux camps irrémédiablement opposés. La télévision montre à la fois des images de guerre très crues (l'armée n'exerçait pas encore de censure vis-à-vis des journalistes sur le terrain, elle changera son fusil d'épaule à l'avenir...) et des reportages sur les rassemblements populaires et les émeutes qui se succèdent dans tout le pays. Devenu professeur, Morrell a le sentiment que ces images se cofondent et couche sur le papier ce qui deviendra First Blood : la transposition en mode mineur de la guerre du Vietnam aux États-Unis, mettant en scène un vétéran rendu fou furieux par son passé et qui combat et tue sans merci après avoir subi des brimades et des humiliations à la chaîne.
Pressentant probablement l'énorme potentiel d'une telle histoire, la Columbia acheta les droits d'adaptation du roman très peu de temps après sa publication. Mais les choses allaient être plus compliquées que prévu compte tenu du sujet explosif du roman. Le projet First Blood connut alors un cheminement typique du development hell à l'américaine puisqu'il n'entra finalement en production qu'une dizaine d'années après la sortie du livre. Le film passa vite de la Columbia à la Warner et différents réalisateurs et comédiens furent envisagés durant cette décennie. Ted Kotcheff fut choisi somme toute relativement tôt pour mettre en scène le film. Chose curieuse, Kotcheff est également canadien et diplômé d'études littéraires. Après des débuts à la télévision au Canada et au cinéma en Angleterre, il se fait remarquer en réalisant une œuvre coup-de-poing en Australie, Réveil dans la terreur (Wake in Fright), sélectionné pour le Festival de Cannes en 1971 et considéré comme le film du renouveau du cinéma australien. Véritable trip stressant et asphyxiant qui narre la descente en enfer d'un professeur dans un bled perdu de l'Outback australien, Wake in Fright possède tous les éléments artistiques susceptibles de taper dans l'œil d'un producteur en charge du projet Rambo. Ted Kotcheff est également le réalisateur de L'Apprentissage de Duddy Kravitz (1974) avec Richard Dreyfuss; Ours d'or à Berlin. Chronique douce-amère située dans le milieu juif de Montréal au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, sorte de conte initiatique mettant en scène un jeune homme issu d'un milieu prolétaire qui rêve de fortune et d'épanouissement personnel au risque de se couper de ses proches, ce film démontre que le cinéaste se sent également à l'aise avec un sujet plus intime et familial et des personnages qu'il sait rendre très attachants malgré leurs failles.
C'est pour le choix du rôle principal que les difficultés s'accumulaient. Entre les acteurs envisagés et ceux qui refusaient d'endosser la défroque de Rambo suite à des désaccords sur le script, le casting semblait de plus en plus farfelu à mesure que s'allongeait la liste. Steve McQueen (auquel on avait pensé en premier avant de le juger trop âgé pour le rôle), Clint Eastwood, Robert De Niro, Dustin Hoffman, Nick Nolte, Al Pacino, parmi d'autres, furent tour à tour retenus ou bien sondés mais pour une raison ou une autre le personnage ne parvenait toujours pas à trouver un visage. C'est finalement Ted Kotcheff qui proposa le rôle à Sylvester Stallone, tout auréolé du succès critique et public de Rocky (1976). Le comédien eut un coup de cœur pour le sujet et son héros, mais envisagea assez vite d'y apporter ses propres modifications. Entretemps, alors que la Warner s'était retiré du projet par manque de confiance quant à son potentiel commercial, ce sont les producteurs indépendants Mario Kassar et Andrew G. Vajna qui entrèrent en scène. Rambo n'allait pas être produit par un grand studio, ni être mené de main de maître par un représentant du Nouvel Hollywood, mais devenir un "petit" film indépendant, une série B d'action. Cela aura son importance.
Bien sûr, d'année en année, l'inventaire des changements concernait surtout le scénario, en perpétuelle évolution. Après des dizaines de versions qui ont circulé dans les mains de différents producteurs, le script finalement retenu par Kotcheff fut celui écrit par Michael Kozoll et William Sackheim, deux scénaristes venus de la télévision. Plus âgé, Sackheim avait une certaine expérience cinématographique dans le domaine de l'écriture pour des westerns, des polars et des films de guerre. Leur scénario était à l'origine fidèle à bien des égards au roman initial. Il faut savoir que le livre de David Morrell est écrit au vitriol. Le personnage de Rambo y est un vrai psychopathe, un animal perdu qui ne cherche absolument pas à se réinsérer dans une société qu'il vomit parce qu'elle le traite comme un paria, un criminel et un parasite alors qu'il a été envoyé au front pour défendre ses valeurs (c'est la thèse officielle, celle qu'il a fait sienne comme tous les combattants). Hanté par des souvenirs horribles, c'est un fauve rongé de l'intérieur par un mal et une souffrance qui ne demandent qu'à exploser. Il est aussi fou que déterminé et laisse des dizaines de morts sur son passage. Pour contrebalancer la brutalité émanant du personnage, Morrell a structuré son roman en balançant entre deux points de vue, celui de Rambo et celui du shérif Will Teasle. Ce dernier fut également un soldat décoré, mais en Corée, et lui-même n'en a pas fini avec sa guerre mais il avait su jusqu'ici contrôler ses démons. Bien que représentant de l'ordre et de la loi, républicain bon teint, conscient de son devoir et soucieux de protéger ses administrés, il laissera lui aussi éclater sa rage. Les deux hommes mettront leur environnement à feu et à sang avant de s'entretuer. Finalement, Rambo parviendra à abattre Teasle. Le romancier frappe au cœur et à l'âme, nous faisant rentrer successivement dans la tête de ses deux personnages en miroir dont l'un pourrait être le père de l'autre ; il donne ainsi sa chance à chacun d'eux et montre comment le vétéran du Vietnam entraîne son adversaire dans sa folie destructrice. Mais Rambo, en charriant autant de fureur et en laissant sur sa route des dizaines de cadavres, peine à susciter la sympathie du lecteur. En fin de compte, et de façon cynique, le seul personnage qui sort de cette histoire sans donner l'impression de souffrir dans sa chair est le colonel Trautman, appelé par Teasle pour l'aider à stopper l'ancien membre des Forces Spéciales. Trautman, l'officier supérieur de Rambo, finira par tuer sa créature, donnant ainsi l'occasion au système qu'il représente de nettoyer ses taches et de refermer une boucle. Circulez, il n'y a rien à voir : malgré quelques petites erreurs inévitables, on s'occupe de vous. Selon David Morrell, Trautman a pour prénom Samuel en référence à Oncle Sam ; le système finit toujours par ressortir gagnant et détruire ce qu'il a créé, qu'elles qu'en soient les conséquences humaines.
Il va s'en dire que Sylvester Stallone, qui aspire toujours à donner à ses personnages une chance d'échapper à leurs conditions sociales dégradantes, qui entend susciter de l'empathie pour ses protagonistes de lutteurs bigger than life, ne se voyait pas du tout incarner un aliéné semant la mort sans aucune pitié. Ayant un droit de regard sur le scénario, Stallone décide de le réécrire pour faire de John Rambo en premier lieu une victime (de l'armée, de la société). Il faut que les spectateurs éprouvent de la sympathie pour un homme qui désire survivre malgré tout dans un univers qui le rejette et ne le comprend pas. Rambo doit être le porte-drapeau des victimes des mauvais traitements infligés aux vétérans du Vietnam de retour dans leur pays et de leur impossibilité à retrouver leur place. Et s'il doit laisser échapper sa colère et faire appel à ses capacités de super soldat pour semer le chaos, c'est pour montrer à quel point son désespoir est grand et son ressentiment immense. Dans le film, il ne tue personne (le seul mort est dû à un accident) et survit après s'être épanché sur son passé et avoir confessé ses souffrances devant son officier ému aux larmes. Le fait d'avoir épargné Rambo causera le départ de Kirk Douglas de la production, en désaccord avec cette idée, alors que cet acteur légendaire avait accepté d'interpréter le colonel Trautman. Il sera remplacé par Richard Crenna, tout à fait remarquable dans la peau de cet officier inflexible et droit dans ses bottes. Une version de la scène finale fut d'ailleurs tournée dans laquelle Rambo se suicide devant son mentor, mais les premières projections tests du film furent si catastrophiques - les spectateurs ayant pris le vétéran en compassion - qu'il fut ensuite décidé de garder Rambo en vie. Stallone veut aussi prouver qu'il peut conserver la reconnaissance du public en dehors de son rôle de Rocky. Ses tentatives jusque-là n'ont pas été couronnées de succès : F.I.S.T., La Taverne de l'enfer (sa première réalisation), Les Faucons de la nuit et A nous la victoire - quels que soient leurs qualités et leurs défauts respectifs - ont échoué dans les salles. Seuls Rocky II - La revanche et Rocky III - L'œil du tigre ont été de vraies réussites au box-office. L'acteur pressent que John Rambo est de la même eau que Rocky Balboa. L'avenir lui donnera vite raison puisqu'il inscrira bientôt ce personnage dans la conscience culturelle collective.
Toutes choses égales par ailleurs, et compte tenu du fait qu'un roman et qu'un film sont deux supports bien différents, les changements apportés par Stallone ne grevèrent en rien la qualité de l'œuvre et les intentions initiales. Seul le personnage de Will Teasle perd en profondeur puisqu'il n'est plus qu'un simple shérif dépassé par les événements, même s'il est parfaitement campé par Brian Dennehy habile à en révéler les contradictions : courageux mais étroit d'esprit, paternaliste avec ses hommes et proche des concitoyens mais manquant de compassion pour un militaire qui s'est battu pour son pays, sûr de son bon droit mais laissant échapper ça et là des indications concernant sa mauvaise conscience. Dans le livre, il était impossible de sympathiser avec Rambo tant l'homme s'était transformé en bête cruelle et en meurtrier de masse ; Morrell exploitait les ambigüités de son propos grâce à la séparation équilibrée entre les points de vue de Rambo et de Teasle. Dans le film, l'antihéros incarne lui-même cette ambivalence et Stallone fait en sorte que son personnage conserve sa part d'humanité alors qu'il mène sa petite guerre personnelle. Car l'un des sujets principaux de Rambo est la mise en évidence que le volonté de transformer un homme en machine de guerre froide et sophistiquée ne fait au contraire que renforcer ses instincts les plus primaires et le ramener à un état de créature primitive incontrôlable. Le retour à la nature hostile, terrain de la chasse à l'homme, amène le personnage a retrouver ses réflexes de survie les plus basiques et à devoir se fondre dans l'environnement, d'en faire son territoire de prédilection et d'adopter des techniques de combat adaptées. C'est là que la deuxième grande modification par rapport au roman de David Morrell prend une importance considérable : le lieu de l'action s'est déplacé du Kentucky au nord-ouest des Etats-Unis, dans une région montagneuse et très humide, à la végétation dense et au climat particulièrement froid. Cet endroit rappelle à dessein le Vietnam avec ses caractéristiques géographiques défavorables et ses conditions climatiques ardues... auxquelles les soldats américains étaient peu préparées. C'est le cas dans le film où John Rambo, parfaitement à son aise dans ce milieu, défait une armée à lui tout seul grâce à son expertise des tactiques propres à la guérilla. Dans Rambo, où le conflit vietnamien est littéralement transposé aux USA, l'ancien Béret Vert est un Viêt-Cong ! Ou du moins se bat comme tel.
Dépassé par le nombre, Rambo utilise l'environnement contre ses ennemis, a recours à des embuscades, à des camouflages, à des actes de sabotage. L'ironie de l'histoire est qu'il retourne son enseignement contre le pays qui le lui a inculqué. Un autre procédé d'inversion concerne l'allure du personnage. Le vétéran a des cheveux longs, il est mal rasé et porte des vêtements qui rappellent ceux des hippies, et le drapeau qu'il arbore sur sa poitrine agit comme un repoussoir au début du film. Il a donc tous les attributs extérieurs propres aux adversaires déclarés du système et aux contestataires de la guerre du Vietnam. Ces choix astucieux sont liés au deuxième grand thème de First Blood : la faculté incroyable qu'ont les États-Unis de créer leurs propres ennemis intérieurs.
John Rambo se retourne contre ses créateurs tel le monstre de Frankenstein (par pure hypothèse, on pourrait établir un lien visuel avec le film de James Whale quand Rambo est poursuivi comme une bête par des chiens ou plus tard lorsqu'il épargne la vie d'un enfant qui participe à sa traque). Rambo est ainsi un monstre de cauchemar qui vient hanter la mauvaise conscience des ses concitoyens comme lui-même est hanté par l'enfer qu'il a vécu au Vietnam. C'est pourquoi, sur un plan narratif comme visuel, Rambo vit une mort symbolique et renaît pour passer du statut de traqué à celui de traqueur, et évolue comme un spectre nocturne dans la ville qu'il va plonger dans le noir tout en faisant exploser certains de des bâtiments. Alors que tout le monde - à part Trautman - l'imaginait péri dans la mine qu'a faite sauter une unité de la Garde Nationale, Rambo passe un temps dans les entrailles de la montagne puis remonte lentement à la surface pour accomplir sa mission punitive (contre Teasle et sa commune par extension). Kotcheff filme le personnage comme un fantôme se déplaçant rapidement dans la ville, évoluant comme une ombre prête à surgir, toujours plus avide de destruction. C'est l'intervention de Trautman qui ramène Rambo à la réalité, et Stallone de sortir de l'ombre et du mutisme pour craquer nerveusement et redevenir un être humain, doté de plus d'une grande fragilité. L'observation du parcours physique et psychologique du personnage à travers le film aboutit inévitablement au fait que First Blood ne serait pas une œuvre aussi puissante et habitée sans l'interprétation charnelle, viscérale, ultrasensible de Sylvester Stallone. Stallone, acteur instinctif en diable, dont le regard sait transmettre autant l'animalité d'un fauve pourchassé que la détresse d'un homme sur le point de perdre la raison, s'offre corps et âme pour son personnage d'antihéros jusqu'à son écroulement nerveux devant son ancien supérieur, un final qui fait culminer l'émotion. Que l'on ait pu considérer un autre acteur pour incarner John Rambo relève aujourd'hui de l'inconscience. L'inconscience sera aussi du côté de Stallone, quand celui-ci prendra un malin plaisir à saboter sa carrière artistique par la suite dans ces années 80 qui furent certes celles de son règne commercial. Mais ceci est une autre histoire.
La série B américaine à travers ses codes propres aux films de genre est souvent plus libre de véhiculer des idées plus percutantes. La mise en scène de Ted Kotcheff, toujours en mouvement avec ses panoramiques horizontaux constants, conservant sa nervosité dans tous les espaces à sa disposition au sein de son décor forestier étouffant, forme la matrice des films d'action américains des années 80 avant l'avènement des maîtres Cameron et McTiernan (James Cameron sera lui-même influencé par Rambo et écrira d'ailleurs une première version du script de sa suite). L'usage d'une grande profondeur de champ est particulièrement ingénieux dans le sens où l'on perçoit l'environnement montagneux imposant comme une source de dangers multiples. La forêt prend vie et devient menaçante lorsqu'elle revêt le corps de Rambo. A cette profondeur de champ élargie sont souvent associés des cadres dans le cadre qui véhiculent un sentiment d'enfermement, même dans un milieu naturel immense comme la forêt montagneuse. Faisant respirer son cadre ou le refermant pour mettre en valeur l'art de la guérilla de son héros, selon que Rambo est dominé ou dominant dans l'action, Kotcheff imprime un tension permanente. Une tension dont est également responsable le montage qui enchaîne des plans très cut avec des plans au ralenti, une combinaison qui magnifie les aptitudes au combat et à la survie de Rambo. La durée relativement courte du film en fait un actioner musclé et nerveux, débarrassé de tout gras susceptible de noyer le film dans des redondances stylistiques. Le visuel général du film se révèle assez brut de décoffrage, arborant des tons gris et marron et servi par un éclairage dominant sombre, sans filtres esthétiques. Le film bénéficie du grand talent du chef opérateur Andrew Laszlo (Les Guerriers de la nuit, Sans retour à la photographie proche), qui a su parfaitement faire ressentir, avec ses couleurs froides et terreuses, l'humidité, la moiteur et l'hostilité de la nature, ainsi que la régression primitive qui caractérise le héros.
Autre contribution essentielle à la réussite de Rambo, celle de l'indispensable Jerry Goldsmith qui a composé une musique aux accents martiaux et aux sonorités guerrières impressionnantes, dont les deux thèmes principaux révèlent aussi en contrepoint une humanité profonde pour un personnage déchiré entre sa nature de bête de guerre et d'homme blessé et fragile. Par exemple, son usage des cuivres peut passer d'un style funèbre à des envolées héroïques, traduisant ici aussi l'ambivalence d'un héros / antihéros qui aura in fine réussi à s'élever au-dessus de sa condition de machine à tuer. Le dernier travelling latéral du film rend au personnage son honneur bafoué, alors qu'après s'être rendu aux autorités il se fraye lentement un chemin parmi la foule qui contemple un homme et non plus un animal, un être humain qui a enfin eu l'occasion de donner sa propre vérité, qu'il laisse en témoignage aux spectateurs via un plan fixe final d'où ressort une certaine noblesse. First Blood le film a peut-être légèrement trahi First Blood le livre, mais jamais la cause que tout deux défendent avec la même vivacité d'esprit et de cœur.
DANS LES SALLES
DATE DE SORTIE : 15 juillet 2015