L'histoire
1. L’imaginaire
2. La peur
3. Le commerce
4. La musique
Analyse et critique
« Je fais des films pour occuper mon temps. Si j'avais la force de ne rien faire je ne ferais rien. C'est parce que je n'ai pas la force de ne m'occuper à rien que je fais des films. » (Marguerite Duras)
« Faut-il travailler à aimer ou aimer travailler ? »
Sauve qui peut (la vie) se présente comme le « deuxième premier film » de Jean-Luc Godard. En effet, cela fait alors douze ans qu’il s’est retiré du circuit du cinéma commercial, d’abord durant la période Dziga Vertov, ensuite durant celle vidéo à Grenoble. Godard n’avait pas cessé de tourner et il serait erroné d’assimiler cette marginalisation volontaire à un coma artistique. En fait, ce film narratif doit beaucoup aux techniques, et aux considérations, développées durant sa période vidéo, en particulier sur Numéro Deux et France Tour Détour Deux Enfants. Une chose manquait toutefois à Grenoble, ce lieu d’une récupération, qui se tournait vers l’intime (serait-ce pour parler du politique), en filmant essentiellement des intérieurs (appartement, studio, école, café, la cour de récréation, même, d’une certaine façon) : le paysage. Le cinéaste dit avoir alors tourné pour la première fois sans angoisse et le premier témoignage en est la plénitude de plans de la campagne, des lacs et vallons romands. JLG, en s’installant à Rolle, se décentre encore, mais pour retrouver la nature (la Suisse est pour lui un « studio en extérieur ») et par là le monde. Sur l’état de celui-ci, le film offre un portrait profondément pessimiste, sur des tendances qui ne feront que s’accentuer au cours des quarante années suivantes (peut-être sommes-nous à la fin d’un cycle, mais l’inertie existentielle dont le film traite paraît pour le moins familière… surtout quand cet article est écrit à quelques centaines de mètres de lieux lausannois que celui-ci filme). C’est un film sur le désespoir, mais aussi sur ce qui le contredit (jamais définitivement), d’où le balancier digressif du titre.
Question balancier, Godard va alors très loin : il hésite jusqu’à un certain point du tournage quant à tourner en vidéo (récupérant à celle-ci une certaine forme de ralentis) ou en 35 millimètres. Il finira par faire voter l’équipe, qui optera pour la vidéo. Il choisira le 35 millimètres. Il engage simultanément deux chef-opérateurs : William Lubtschansky, compagnon de longue date, et Renato Berta. Les deux techniciens ne peuvent vraiment accomplir la tâche ensemble et, en pratique, prennent la responsabilité du tournage l’un après l’autre, tandis que le second se fait l’assistant du premier. Peut-être y avait-il là une manière semi-consciente d’expulser Lubtschansky, qui ne tournera plus avec le metteur en scène. L’histoire elle-même mêle en un récit autofictionnel deux temporalités : celle d’une période d’inactivité, déjà passée, et d’une vie de couple distendue qui est pour lui celle du moment. C’est comme si Godard réémergeait de sa période vidéo, sans lui tourner le dos, mais en s’en dépouillant tout en la pratiquant encore. Le film offre sur le papier des « tranches de vie » (somme toute assez simples) mais traitées esthétiquement selon un autre registre, celui de l’essai filmé (affirmé par le chapitrage thématique). Alors que c’est un des films les plus lisibles, déchiffrables, du cinéaste, c’est aussi l’un des plus étranges, nimbé dans une atmosphère unique, proche par certains aspects de celle d’Alain Tanner (dont la fille joue dans le film), la distorsion plastique en plus.
Alain Godard (Jacques Dutronc) est un cinéaste qui ne tourne plus pour le cinéma, mais travaille pour la télévision romande et intervient dans des classes. Il est séparé de la mère (Paule Muret) de sa fille de onze ans (Cécile Tanner), dont il a la garde une fois par mois. Il est en train de se séparer de sa compagne actuelle, Denise (Nathalie Baye), qui travaille elle aussi pour la petite lucarne publique (leur couple étant cimenté par une collaboration professionnelle). Celle-ci songe à quitter leur ancien appartement commun (lui vit maintenant à l’hôtel), à Nyon, et entre par ce biais en contact avec Isabelle (Isabelle Huppert), jeune femme qui se prostitue à Lausanne et à qui la vie en colocation ne convient plus. Denise, contactée par un ami connu via un activisme de gauche radicale, s’est vue proposer d’aider ce dernier à l’imprimerie d’un journal régional, acquis grâce à l’argent de terrains agricoles dont il vient d’hériter. Elle ne veut plus de la vie en ville, même dans une petite localité. Isabelle, elle, accomplira le passage d’une grande à une petite, victime certes de la situation immobilière proprement horrifique dans cette région, mais activement désireuse, aussi, d’opérer une rupture avec la vie qu’elle mène. Le fait qu’Alain ait recouru aux services d’Isabelle a, ou n’a pas, d’importance dans tout cela. Si les personnages incarnés par Dutronc et Baye renvoient directement, explicitement, au couple Godard/Miéville, celui d’Huppert, dans la continuité directe de son rôle de prostituée dans La Porte du Paradis (Godard étant venu lui rendre visite sur le tournage (1)) renvoie d’une certaine manière à sa propre situation de comédienne. Celle à qui il a demandé d’être « le visage de la souffrance » (qui apparaît ici comme l’impassibilité même, le stoïcisme le plus extrême) doit contre de l’argent (dans des scènes inspirées de Bukowksi), et incarner des rôles fantasmatiques, et se faire le rouage d’une chaîne humaine avilissante, deux écueils polaires guettant tous ceux qui jouent pour quelqu’un d’autre.
Le jeu de rôle (avec Mr. Personne, du nom de l’acteur, parfait pour un client) et le travail à la chaîne (dans une scène de sexe en suite d’hôtel qui reste, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, la plus inoubliable) sont très présents dans le film. Tandis qu’elle sillonne la campagne vaudoise en bicyclette, Denise (le grand rôle de Nathalie Baye) en vient à citer un passage de L’Établi de Robert Linhart, portant sur l’aliénation potentielle du travail manuel (que ce soit comme monteuse à la télévision ou employée d’une presse locale, elle travaille elle-même de ses mains). Alain, au contraire, n’utilise pas les siennes et en est réduit à représenter socialement le rôle du metteur en scène (« Mr. Godard », comme un garçon d’hôtel l’appelle). Il introduit devant une classe Marguerite Duras, qui devrait leur parler, mais qui justement refuse cette situation et reste postée dans le couloir (une élève suggère, si Duras n’a rien à leur dire, qu’elle vienne au moins leur dire qu’elle n’a rien à leur dire). Il leur lira donc ses mots sur le fait de faire des films plutôt que rien… Duras, qui a bien participé au tournage, reste hors-champ, c’est sa voix qui s’entendra en off dans un hommage routier au Camion. Son refus d’apparaître est du reste inspiré d’un épisode réel lors d’une mondanité officielle. Godard rêve d’une pratique qui serait émancipée de tout rôle, de tout paraître (dans la chaîne humaine, ce qui est le plus dégradant n’est pas son caractère organique, mais qu’elle se constitue mécaniquement, et asymétriquement, sur la base de rôles à tenir distribués par qui possède le plus d’argent), mais c’est concrètement prendre le risque de la disparition.
Entre retourner au néant et être pris dans un engrenage, il y a la fuite, que Denise la cycliste met en pratique et qui tente Isabelle, elle qui préfère ne pas avoir de maquereaux (ils le lui feront payer par de chères fessées). « Les hommes sont plus enfantins, mais ils ont moins d’enfance. » : Alain, pourtant le clochard de luxe, est celui qui peine le plus à avancer, à essayer de changer. Son imaginaire semble paralysé. Son désir est régressif, axé de manière morbide vers l’infantile : tandis qu’il regarde Cécile, sa fille, jouer au foot (2), et qu’un ralenti distord l’expression de la sportive, il demande à son entraîneur si lui a déjà fantasmé de caresser ou d’enculer sa propre fille (réponse : non). Plus tard, en lui offrant en public des maillots (qu’il lui lance à la figure), il blaguera devant sa mère amère (et à la méfiance compréhensible) sur le fait qu’il ne cherche pas par là l’occasion de mater ses seins naissants. Un client d’Isabelle lui demandera incidemment de jouer une scène de famille, avec des partenaires invisibles face à elle (le spectre de la pédophilie incestueuse hante l’œuvre godardienne depuis sa période grenobloise). Dans le couple, ce n’est pas beaucoup mieux. Les rapports d’Alain et de Denise sont gangrénés par la violence, ils ne peuvent plus s’aimer qu’en se déchirant, ce que le film synthétise en un plan ralenti où Alain se jetant par-dessus une table sur Denise produit avec elle ce qui s’apparente à l’écran à une scène de tendresse et de jouissance – au milieu des décombres, des égratignures (où quand le romantisme vire aux coups d’éclat franchement kamikazes). Autour d’eux, des gens dans la rue se déchirent (le film ayant fréquemment recours à des vignettes, parfois absurdistes, parfois brutalistes, parfois proches de la bédé pamphlétaire : tel ce père gueulant face à une file devant un cinéma où l'on projette Les Lumières de la Ville qu’ « y a pas de son ! »). L’injustice sociale, la mise à mal des fondements de la société (Isabelle va jusqu’à former à sa demande sa sœur à la prostitution : il lui faudra probablement lécher des culs), vient rompre toute harmonie dans les rapports homme/femme, créer un climat de guerre domestique et des sexes, un enfer de la sphère intime empoisonnée par le ressentiment, au sein d’un monde qui ne parle que le langage de la vente et de l’achat (et où les rapports tarifés peuvent finir par paraître plus francs d’au moins assumer complètement cela).
Le risque que prend Alain est de perdre son temps, d’où l’issue absurde : une mort accidentelle évoquant à la fois la fin d’À Bout de Souffle (ce premier premier film) et le propre accident de moto de Godard. Il voulait à ce moment courir vers Cécile et sa mère, en un écho de (voire une réponse à) l’obsession cavaleuse qui scellait le décès (en deux accidents successivement causés par la monomanie) de l’Homme qui aimait les femmes. (Ce retour au cinéma commercial entretient un dialogue avec Truffaut (3), notamment par le principe de scénettes à l’étrangeté ordinaire telle qu’on peut les imaginer puisées dans la vie réelle : ainsi du portier qui « aime » Godard, non pas le cinéaste comme celui-ci le pense de prime abord, mais bel et bien l’homme de chair et de sang, qu’il essaie d’embrasser.) Un orchestre joue alors, dans une vignette baroque, le Suicidio ! de Ponchielli dans la Giocondia (dont un mouvement était auparavant malaxé en tous sens par la bande-son aux confins de l’ambient ou du funky de Gabriel Yared). Titre étrange, en cela qu’Alain ne voulait pas mourir (il se refuse d’ailleurs à y croire : sa vie ne défile pas devant ses yeux). Mais peut-être que perdre son temps dans la vie, c’est accomplir un suicide malgré soi ?
Il y a une chose fort déconcertante, et en fait fort belle, dans Sauve qui peut (la vie) : le désespoir n’y est pas associé à l’impuissance (acculée à des rôles qui la nient, Isabelle regarde vers des ciels à chaque fois splendides), mais à la puissance. Typiquement (c’est énoncé comme tel) celle de l’homme riche, patron à même de s’acheter tous ses fantasmes, d’humilier tous les autres – et que cette puissance libérée de tant d’entraves confronte à son propre vide, à la finitude la plus éprouvante. L’ardeur n’est pas associée à cette figure sadienne (je le peux donc je le fais : le « pauvre » homme semblant fatigué de sa propre dépravation comme d’un labeur exigeant) mais à des figures de martyrs : Che, Gandhi, Malcolm X… Non pas tant comme s’il n’y avait que les causes perdues qui vaillent la peine d’être menées (Cuba, l’Inde, l’Amérique noire : on ne parle pas de défaites absolument cuisantes), mais qu’il faille être prêt à mourir pour quelque chose de plus grand que soi afin que la vie personnelle prenne de la valeur. Il n’est au vu de cette idée, ou de ce fantasme, pas tout à fait anodin que le gauchisme ne soit pas une rareté en Suisse, ce petit pays riche, mais non sans pauvres, si désespérant avec son argent invisible parmi un paysage plus beau que les rapports humains étriqués, rentrés, qui y prennent place. Des collines (on appellera « montagnes » les Alpes, et c’est plutôt les françaises que Godard a filmées en étant lui situé de l’autre côté du Léman) du nord-vaudois au Lac de Gruyère, la mort de l’idéal advient dans une nature, une beauté naturelle, qui l’évoque constamment, empêche de l’oublier. Il y a une forme d’abdication, pour une ancienne militante, à se mettre à pratiquer durant son temps libre le vélo à fond (à quelques coups de pédale du penchant narcissiste ayant mené Jane Fonda de la politique-spectacle que Godard moquait chez elle au fitness dans les 80’s), mais en battant la campagne, quel esprit ne fait château en Espagne, ou plutôt royaume au cœur de l’Europe, côté ouest de l'Helvétie. Fuite obstinée des poètes, et JLG autant que Miéville sont des leurs, qui n’en démordent pas : la vie est ailleurs… ou juste là. Dialectique que leur œuvre n’a cessé de pratiquer : Ici et Ailleurs.
(1) Si Cimino avait demandé au bon petit soldat Huppert de se préparer en travaillant elle-même dans un bordel du Montana (le plus dur d'après elle : l'attente), Godard lui demandera pour la préparation de Passion d'accomplir un travail, non-rémunéré, à l'assemblage dans une usine.
(2) Le foot qui opère également un relai pervers entre deux passes d’Isabelle, de l’Équipe à un match en direct. Moins un détail : Cécile Tanner n'avait pas été prévenue du dialogue obscène proféré devant son visage filmé en un ralenti suggestif.
(3) Ce dialogue (cette invective blessée, plutôt) gagnera en ampleur dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, où la présence de Léaud en réalisateur supposé adapter une Série Noire renvoie à La Nuit Américaine, objet (avec plus secrètement le rapport jaloux à cet acteur) de la brouille que l’on sait.
Source biographique : Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)