L'histoire
L’Idiot, ou le Prince (Mr. Godard), s’envole, non sans difficultés d’un petit pays voisin vers la France où il lui faut s’acquitter d’une commande. Il ne la reconnaît plus, n’y trouve pas sa place. Son sort y est toutefois plus enviable que celui de l’Individu (Mr. Villeret), dont tout le monde paraît abuser, ou même de l’Homme (Mr. Perrin) que sa fin guette. Autour d’eux, l’affairement, les loisirs, c’est pareil, de nouveaux riches… et celui, peut-être moins vain, d’un couple de musiciens (les Rita Mitsouko). Schématique, dit comme ça, mais tout ça tient de toute façon partiellement du prétexte.
Analyse et critique
«C'est vers la fin du XXe siècle que le téléphone sonne chez l'Idiot. Il termine son travail et se prépare à passer l'une de ces soirées tranquilles comme on en trouve encore dans certaines régions abandonnées de l'Europe à mi-distance des forêts de l'Allemagne du sud et des lacs du nord de l'Italie. Là, là, là. Le téléphone sonne. La voix est inconnue et polie mais autoritaire. En haut lieu, on est prêt à pardonner à l'Idiot ses nombreux péchés mais il doit faire très vite : inventer une histoire, la filmer et livrer la copie en fin d'après-midi dans la capitale. Il faut que le film commence son exploitation, le soir même. Une automobile attendra l'Idiot dans un garage du bas de la vallée et un billet d'avion à l'aéroport du coin. À ce prix, mais à ce prix seulement, l'Idiot sera pardonné.»
« “ Ce qui est écrit à la machine a donc plus de valeur que ce qui est écrit à la main.” Ah, c’est bon à savoir, hein… Je vais m’en acheter une ! »
Le Petit Soldat faisait remarquer que la gauche est bête à force de sentimentalité et la droite d’égoïsme. D’ailleurs, Godard, tout compte fait, de droite ou de gauche ? À qui s’en préoccuperait encore, ce n’est pas ce film qui s’avérera d’une grande d’aide (même si dans une première version de « l’histoire », c’est Jacques Villeret qui devait jouer un flic « de gauche » et l’intéressé celui « de droite »). Tentons l’approche follow the money : pour pouvoir mordre la main qui vous nourrit, encore faut-il qu’il y en ait une, et dans les années 1980, via les politiques culturelles instaurées par Jack Lang, c’est de la gauche que provenaient les subventions de Godard. En ce sens, Soigne ta droite, qui arrive après la victoire balladurienne et une nouvelle alternance gauche/droite au sein du règne mitterrandien, est un film indirectement attentif à une actualité concernant son auteur au premier plan, quand bien même celui-ci cultivait une distance narquoise avec le socialisme à la française (grand bien lui en prenait : lui n’est pas mort avec). Il est malaisé de résumer de quoi tout cela « parle » tant le déroulé est morcelé, disjoint, mais il conviendra peut-être de commencer par le fait que le projet de comédie le plus assumé de Godard aboutisse à un film secrètement assez sombre et désespéré (quand bien même le sourire de l’Idiot y est associé à l’espoir de ceux ayant encore la belle idiotie d’espérer). Il y a là trop de nihilisme pour une véritable allégeance idéologique. Godard « de gauche », c’est pour mieux trahir les camarades, mais « de droite », ça ne peut aussi être un peu que pour rire (fâcher encore plus les premiers, auxquels il n'a jamais appartenu sans une certaine dose d'équivoque). Ce que Truffaut, qui ne parlait pas de politique dans son cinéma mais soutenait à voix basse Mendès France, lui reprochait : au-delà de toutes les grandes déclarations, ne penser en fin de compte qu’à son cul. Seulement, voilà, quoi, les idiots sont étonnamment coriaces, plus que les calculateurs - et si JLG a tenu aussi longtemps, c’est qu’il devait y avoir plus chez lui que de l’opportunisme.
Le titre, référence à une victoire électorale récente de la droite aux législatives françaises, est une variation sur celle d’un court-métrage de Jacques Tati, Soigne ton gauche, allusion, lui, aux victoires d’alors du Front Populaire (il fut un temps question d’opter pour Soir de Fête en référence au Jour de…). Si le comique a toujours sa place dans l’œuvre godardienne, c’est la première fois qu’il l’accueille si pleinement. De manière révélatrice, ce ne sera cependant pas son film le plus drôle et ce qui y inspire le plus le rire est, de loin, sa propre présence à l’écran. Le film s’articule pourtant parallèlement autour d’un autre humoriste, Jacques Villeret, déjà présent dans Prénom Carmen et dont Godard a récemment été enthousiasmé par un seul en scène. Il aimait les humoristes - de la présence ici de Michel Galabru, à celle de Raymond Devos dans Pierrot le Fou, à sa bonne entente connue avec Coluche (poil à gratter, d’ailleurs, de la première élection de François Mitterrand). Les deux hommes se découvrent une passion commune pour Beckett et c’est sa figure tutélaire qu’ils adoptent pour se lancer dans le tournage. Villeret, toutefois, s’avère intimidé par Godard, sa manière de faire l’inhibe : son jeu s’en retrouve contraint, dénué de la générosité de ce qu’il a pu offrir à Jean-François Stévenin ou Jacques Rozier. Pourtant, son Individu, boule rentrée, atterrée, est profondément poignant, une mélancolie puissante se dégage de sa personne. La vraie présence irrésistible du film, c’est Godard lui-même, en Idiot/Prince entre Dostoïevski et Harry Langdon, au timing comique impeccable, d’un burlesque précis et agile (comme bien des grands metteurs en scène, c’était un grand sportif). Le cinéaste se réclame de Jerry Lewis, Les Tontons Farceurs et Smorgasbord en particulier, avec leurs scènes d’avion et les tentatives de suicide à répétition du second. Lewis est par excellence l’humoriste du désespoir, ses films (Smorgasbord, en particulier) parfois de véritables appels à l’aide. La manière dont Godard impose ici son propre corps au cœur son cinéma, pour ne plus beaucoup en ressortir (1), est le tournant décisif (2), assez virtuose, de ce film un peu malhabile dans l’ensemble.
Il y eut un moment final du muet où le cinéma, allemand et soviétique en particulier, s’apprêtait à prendre une direction moins narrative. Ce qu’il peut rester de ce cinéma de montage se trouve moins dans le cinéma commercial que dans le clip. Godard découvre celui de la Marcia Baïla des Rita Mitsouko (avec Elli et Jacno, groupe emblématique de l'artocratie française d’alors) et est séduit par le duo. Le film, en parallèle de son récit, suit les répétitions du couple formé par Catherine Ringer et Fred Chichin, dans l’appartement qui leur sert de studio, tandis qu’ils travaillent à un nouvel album. Outre le plaisir de voir des artistes à l’œuvre, sans pose ni discours autre que leurs échanges condamnés à sembler autistes à qui les observe, ce filmage dans un espace exigu est l’occasion d’élaborer, avec Caroline Champetier, un rapport à la lumière qui ira en s’accentuant dans son œuvre (ne pas craindre le contre-jour). La musique des Rita Mitsouko est parfaite pour le film : en phase d’élaboration, elle est un matériau désigné, avec son bidouillage, pour accompagner un montage au lyrisme heurté. De plus, Marcia Baïla racontait, sous des atours lumineux, une histoire funèbre (la mort d'une amie), c’est une musique secrètement sombre derrière sa gaieté, soit exactement la tonalité ici. Il était d’abord question que le duo joue également un rôle au sein l’ « intrigue », mais -surprise !- ses rapports avec Godard se détériorent. Au cours d’un conflit autour d’une question pécuniaire (contre toute attente, le cinéaste étant dans la position du créancier), accident (tel que le décrit Champetier) ou non, le café de celui-ci finit à la figure de Ringer, qui lui jette en réponse sa propre bière à la sienne avant qu'ils ne finissent par en venir aux mains. Une brève scène fait allusion à la rixe (qu’on aurait, tant qu’à faire, rêvé de voir dans le film), qui dans l'absolu ne souffre guère de l’absence d’une sous-intrigue supplémentaire.
D’une scène avec Birkin sur la route d’éternelles vacances face à Villeret surnommé « Fourmi » (détournement hilarant de la fable de la Cigale et celle-ci : ceux qui triment trimeront toujours et ceux qui chantent chanteront toujours) au Suicide Mode D’Emploi que lit nonchalamment le pilote d’un avion, il est à un degré ou à un autre systématiquement question de souffrance morale dans ces scénettes fictives. L’attentat à ses propres jours est la question lancinante du film, qui recouvre une autre dimension depuis la décision du vieux Rollois d’avoir recours à Exit. La figure du meurtre de masse vient de plus régulièrement s’y surimposer. Dans l’avion menant l’Idiot au pays qu’il a quitté (où les corps des passagers sont déplacés, empillés, tels des figures de Pina Bausch, avec le même genre de résonnance historique), une folie groupée en pousse plusieurs à avaler de manière tribale une boisson réminiscente du suicide collectif et massacre de Jonestown en Guyane. Un train où l’Individu est menotté, tandis qu’il plaisante avec l’accent belge, le mène dans un stade aux gradins remplis de corps entassés, figurant les yeux ouverts autant de cadavres à l'air libre, renvoyant tant à la Rafle du Vél d’Hiv’ (Hôtel Terminus se voit cité au passage) qu’au récent drame du Heysel de Bruxelles (où en 1985 un mouvement de foule causé par l’hooliganisme avait provoqué une trentaine de morts et deux centaines de blessés). L’incongruité épurée même de cette vision la rend déchirante. Comme chez Lewis, la culture de masse (avec en arrière-fond la possibilité de la mise à mort en masse) finit par pousser une personne, ayant le sentiment d’être annihilée, niée, de part et d’autre, à vouloir simplement disparaître. La Hollandaise, ou Finlandaise, « aux yeux de braise » avec laquelle l’Individu danse tandis qu’elle se dénude à coups de jump-cuts s’avère n’avoir même pas été une escort : elle disparaît n’ayant été qu’un fantasme. Sur ce point, le film est du reste proprement brutal : les femmes belles n’y accompagnent que des hommes riches et les hommes pauvres n'y ont que leurs yeux pour pleurer, ou plutôt ne même pas y parvenir.
Il est tentant d’interpréter le film lui-même comme en quelque sorte une tentative de suicide artistique, cela non pas au sens d’un ratage revendiqué, mais d’une sortie de route mal-aimable, de la fuite volontaire d’une trajectoire devenue trop confortable. Godard est redevenu une figure luminaire du cinéma dans ces années fastes et peut-être veut-il subconsciemment retrouver l’obscurité (en ce sens, la fronde rurale ricanante du film est cousine de celle de Week-End). D’où, sorte de surcompensation, l’éclairage saturé, lumineux jusqu’à l’éblouissement (permettant à qui regarde de voir ce qu’est, littéralement, se prendre la lumière en pleine face). Ce dont le film traite ainsi est de l’extrême solitude d’un homme connu, mais incompris, méconnu dans sa notoriété même, et qui ce faisant voudrait peut-être retrouver l’anonymat, la possibilité de faire le con comme, et avec, n’importe qui (rapport complexe à sa propre gloire qui le lie également à Lewis). Si tel était le cas, le bilan serait mitigé : échec commercial (pari tenu) mais œuvre qui contribue à mettre en avant la figure même du metteur en scène, celle qui lui permettra au besoin de se passer des acteurs (ces êtres dépendants qui indirectement obligent à jouer le jeu du système), qui l’aidera à survivre publiquement tandis que son œuvre se fera plus confidentielle (lui qui était bon client des plateaux télé). Pour le Prince déchu (ses habits le désignent comme d’un autre temps, le règne de grandes familles qui se contentaient d'exister et non celui de l'aussi vulgaire qu'insultant « mérite ») ne reste de salut potentiel, de survie imaginable, que par l’idiotie. Dostoïevski avait prévenu : sa pratique se conclut souvent dans un bain de sang.
(1) Nouvelle Vague, Hélas pour moi, sont en soi splendides, mais leur absence de blagues idiotes (corrélée à celle d'Oncle Jean) ne les rend pas plus profonds.
(2) Avec, sorti presque simultanément, dans King Lear, film plus ouvertement élégiaque, mais finalement plus marrant, aussi... dont une (ré-)édition, visiblement compliquée, se fait impatiemment attendre. La première appararition d'Oncle Jean date de Prénom Carmen.
Source biographique : Everything is Cinema - The Working Life of Jean-Luc Godard, Richard Brody (2008, Paperback Ed.), trad. française : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité)