L'histoire
Dans un quartier populaire de Paris, Albert, un chanteur des rues, habite dans une chambre sous les toits car il n’est pas bien riche. Il rencontre la belle Roumaine Pola dont il tombe amoureux, mais il n’est pas le seul...
Analyse et critique
Dans la foulée de l’innovation que constitua Le Chanteur de jazz (1926) et de la progression croissante bien que laborieuse des méthodes d’enregistrement, le cinéma parlant domine désormais le marché américain et gagne l’Europe. Le profond aboutissement formel auquel était parvenu le muet fait craindre aux critiques une régression de la pureté de ce langage visuel vers la paresse du théâtre filmé avec ce changement de paradigme - une peur en partie justifiée par certaines des premières productions parlantes peu imaginatives et adaptant de grands textes littéraires. Il y a également une forme de méfiance chez des cinéastes ayant déjà atteint une certaine plénitude de leur art dans le muet, comme Charles Chaplin ou René Clair. Sous les toits de Paris sera le premier film parlant de ce dernier et un véritable terrain d’expérimentations quant à son usage du son.
René Clair, par son parti pris, semble vouloir réaliser un film qui pourrait possiblement fonctionner parfaitement et être compréhensible s’il était muet. Le son ne doit jamais y être superflu et doit apporter dans ses apparitions une plus-value narrative, qu’elle soit dramatique ou comique. Il choisit donc de développer une histoire très simple, un récit urbain entre marivaudage et rixes dans les quartiers populaires de Paris. L’ouverture du film sur les toits met en valeur les superbes décors de Lazare Meerson, tout en laissant entendre comme un murmure la ritournelle chantée Sous les toits de Paris. Plus la caméra descend des hauteurs vers les trottoirs, plus la chanson envahit l’espace sonore et nous met donc en présence d’un échantillon du peuple parisien. Le chant se fait diégétique lorsque nous découvrons Albert (Albert Préjean), chanteur de rue, haranguer la foule avec entrain. L’harmonie entre image et son se fait à travers les modulations du chant d’Albert, troublé par les exactions de son "ami" pickpocket profitant du numéro pour détrousser en douce la foule. L’entre-deux du film se signale dès cette entrée en matière, les éléments les plus explicites se manifestant par l’image, que ce soit une caractérisation "typée" par l’allure physique (le pickpocket avec ses airs patibulaires semble louche avant même d’entrer en action) ou l’expressivité des visages qui témoigne sans mot de l’attirance latente entre Albert et la jolie Pola (Pola Illery). La désapprobation d’Albert des méfaits du pickpocket croisée avec les variations de son chant sont là pour souligner quelque chose de plus subtil : c’est un homme de la rue et qui suit ses codes (il ne va pas dénoncer le voleur en pleine action) tout en ne cédant pas à leur avilissement.
René Clair procède ainsi tout au long du film : la nuance entre ce que les personnages laissent voir d’eux-mêmes et ce qu’ils sont réellement passe souvent par cet équilibre entre image et son. Pola semble ainsi tour à tour séduite, tentée par l’attitude pourtant très intrusive du voyou Fred (Gaston Modot) dans des échanges purement muets, avant d’exposer une vulnérabilité plus marquée par le verbe face à Albert. Là aussi, le mutisme taciturne de Fred ainsi que les cadrages inquiétants accompagnant ses apparitions s’opposent à la gouaille d’Albert, et l’attitude machiste des deux hommes envers Pola n’a pas la même portée dans les choix de mise en scène de Clair. L’insistance d’Albert dans sa chambre de bonne est comique, l’interaction entre lui et Pola fonctionne sur un mode amusé à travers la promiscuité du décor, leur façon de s’y mouvoir et la manière espiègle de capturer leurs réactions mutuelles. Au contraire, Pola semble bien plus en péril chez elle lorsque Fred y pénètre, l’étroitesse du lieu ne vient pas de ses dimensions mais du peu de distance que le cinéaste place entre Pola et Fred.
Le réalisateur tâtonne encore dans l’articulation de la veine comique et splapstick qu’il va sublimer dans Le Million (1931). Le refus d’être excessivement verbeux réduit certaines notes d’intention, comme l’amitié chamailleuse entre Albert et Louis (Edmond T. Greville, encore acteur ici), et ce n’est que dans une situation purement visuelle lors des jeux de lumière de la bagarre finale que cela fonctionne réellement. Le cadre urbain du duel offre une centralité théâtrale aux combattants et une ampleur cinématographique dans les vues impressionnantes de ce nouveau et stupéfiant décor de Lazare Meerson. La narration boîte donc parfois un peu mais le film est vraiment précurseur de toute une typologie de personnages, d’une atmosphère qui irriguera le cinéma français des années 30. Le mélange de stylisation et d’authenticité préfigure le cinéma de Marcel Carné, les amitiés masculines fraternelles et tumultueuses annoncent La Belle équipe (et le cinéma du Front Populaire), tandis qu’Albert Préjean définit les contours du titi parisien gouailleur et trace le chemin à un Jean Gabin qui excellera dans ce registre.