L'histoire
Spider (Ralph Fiennes), du sobriquet qu’il garde de son enfance dans l’East London que lui avait donné sa mère (Miranda Richardson), est admis dans un pensionnat après des années d’internement fermé. Dehors, il y a le quartier d’alors, une ancienne cité ouvrière, avec en son sein la maison où il a cessé de grandir. Il arpente ses propres souvenirs, dominés par cette figure maternelle autant que par ceux d’un père (Gabriel Byrne) qu’il se figurait injustement (si le juste et l’injuste avaient du sens quand on n’a pas le choix) en monstre.
Analyse et critique
Spider s’ouvre non pas sur l’une des mélodies de Howard Shore (qui seront utilisées de façon parcimonieuse dans le film à venir), mais un chant élisabéthain. De façon caractéristique pour David Cronenberg, il s’agit toutefois d’un générique distinct de la narration : des traces de moisissure, sur du papier peint, du béton, défilent, s’apparentant de plus en plus à des tests de Rorschach. C’est donc un peu pareil et un peu différent, à l’image d’une co-production canadienne et britannique, tournée à deux endroits de l’anglosphère non-états-uniens (le cinéaste étant familier du Royaume-Uni depuis sa jeunesse). Il y a à l’origine du film, sinon une commande, au moins une proposition, de Patrick McGrath auteur du roman Spider l’ayant transposé en traitement scénaristique (Cronenberg éloignera encore son écriture du matériau original). Durant les années 2000, le plus connu des metteurs en scène canadiens cherche à s’évader : vers la Grande-Bretagne, les États-Unis (A History of Violence, pourtant filmé dans la région d’Ontario)... Il souhaite que l’impulsion à ses films vienne de quelqu’un d’autre. S’il s’agit de se retrouver, que ce soit bien un film de Cronenberg au final, il ne s’agit pas de faire, au moins en apparence, « du » Cronenberg (comme le faisait en substance remarquer Bertrand Bonello à ce sujet quand il se retournait pour les Cahiers du Cinéma sur cette décennie cronenberguienne (1), probablement que quelqu’un ne propose malgré cela à Cronenberg que ce qui lui semble potentiellement « du » Cronenberg d’une manière ou d’une autre). Un désir de réinvention s’exprime ici. Spider, qui traite de la plongée, et la noyade, d’un homme dans ses propres souvenirs, son propre délire passé et présent, consacre par cette plongée en soi une veine plus intériorisée de ce cinéma.
Parmi les passagers aux habits contemporains d’un train arrivant en gare londonienne, un homme dépenaillé qui porte chemises sur chemises, cache des objets dans une chaussette glissée dans son froc. Il se rend dans une pension où l’accueillent d’autres fous tout aussi vieux jeu que lui, figés avec leur gouvernante banalement sadisante (Lynn Redgrave) dans un passé figé, dans lequel tous vivent à leur manière. Spider, surnom que lui a donné sa mère quand il commençait à filer des toiles dans sa chambre à l’aide de ficelle (de l’araignée géante hors-champ d’À Travers le Miroir à la Toile d’Araignée de Minnelli, pas exactement un registre animalier inconnu quand on en vient à l'embrouillamini mental), revient sur les lieux de son enfance, en voie de gentrification indifférente à sa déambulation. Ce faisant, il réactive sa mémoire. Il est simultanément le garçon qui dérive psychiquement (Bradley Hall) et l’homme adulte paralysé dans sa psychose. La présence du garçon indique le souvenir -tout aussi déformé soit-il-, celle de l’homme quand il peut s’aventurer là où le premier était absent, ses fantasmes, son idée fixe du remplacement à la maison de sa mère par une prostituée du pub où son père traîne en soirée (Richardson *bis*, qui prendra aussi les traits de la gouvernante quand le délire s’amplifiera). Le basculement du personnage est mystérieux : il y a bien des tensions conjugales entre ses parents, mais rien qui ne dépasse ce à quoi l’on pourrait s’attendre dans un quartier populaire de l’East London des années 40/50 et qui pourtant deviennent ici les raisons d’un tourment impétueux pour l’enfant, d’autant plus dangereux d’être contenu parce qu’échappant à lui-même en premier lieu. Incompris, et peut-être incompréhensible, il attire la violence d’un père dépassé autant qu’il finira par la déchaîner lui-même - en retour, ou qu’il n’ait pas pu en aller autrement.
Si Cronenberg ne « psychologise » pas la schizophrénie, au sens dramaturgique où il ne lui donne pas une explication résidant entièrement dans l’expérience vécue, il réalise pourtant là un film très psychanalytique, préoccupé par les figures parentales, et féminines, en tant que fantasmes, objets de mythe, pour un esprit en voie de façonnement. La séduction, au sens freudien du terme, que subit Spider est celle, somme toute très banale, d’être confronté à la sexualité des adultes, qui l’excite mais qu’il n’est pas en capacité de comprendre, d’endosser pour lui-même comme un désir conscient. Ce qui est ordinaire, inhérent à la formation de la personnalité à l’orée de la puberté, s’avère pourtant insurmontable pour cet esprit-là et le drame, la grande tristesse, du film, tient à la contingence qu’il y a ce que telle personne, plutôt que pratiquement toutes les autres, soit incapable d’ « encaisser » ce choc en principe formateur. Spider adulte ressemble à un Beckett moins déchu qu’inachevé, inarticulé : il est une figure de l’absurde, ses gribouillages codés en font un artiste sans art, un écrivain sans lectorat. Il demeure piégé dans ce qui précède l’âge adulte. Le temps ne passe plus pour lui.
Réalité, fantasmes et délire sont mis en scène sans la moindre distinction stylistique (il n’en est jamais allé autrement chez le cinéaste, c’est de Bergman à Buñuel la position par défaut d’une certaine catégorie de grands... les grands naturalistes se dispensant du reste aussi de verser dans la subjectivité fausse affichée comme telle), mais sous un vernis terne, poisseux, règne du rabougri, négligence qui suinte de partout. Ce n’est pas exactement sobre mais comme éteint, d’un expressionnisme contraint (d’un lyrisme très en sourdine, également). À l’image d’un Spider déphasé, le film est flottant, il superpose les couches narratives, et de projection, comme lui ses chemises aux cols défraîchis. Cronenberg relayait, par opposition à la capacité de Miranda Richardson à endosser sans équivoque trois rôles, la difficulté qu’exprimait Gabriel Byrne à jouer son personnage, parfois « vrai » et parfois « faux » père : c’est qu’il ramasse en une seule figure plusieurs d’entre elles. Le flottement est déjà présent à l’écriture, créant cette difficulté d’identification (Spider sera un insecte difficile à épingler, venant d’un cinéaste alors fuyant, désireux d’échapper à l’identification facile, la « marque de fabrique » qu’il est devenu, avec ses obsessions, ses idées fixes). Sous la simplicité apparente réside une complexité d’interprétation, qui prend le risque du flou, du manque de définition. Sa propre vie échappe à Spider, qui n’y a jamais rien compris. Il n’y a pas de quoi prendre de haut cette hébétude, que partage le récit.
Réminiscences d’une enfance parmi la classe ouvrière anglaise, lieu d’un traumatisme jamais dépassé, ressassée à l’écran en en retrouvant la texture, les contours familiers, l’étrangeté ordinaire… qu’il soit familier de cette œuvre ou non (il avait visiblement plus celle d'Akerman à l'esprit), c’est avec celle de Terence Davies que Cronenberg entre ici directement en résonance. Le rapprochement étonne et il faut réfléchir à ce qui se tapit derrière l’étonnement que pouvait procurer ce film replié sur lui-même : Cronenberg n’avait (à l’exception de l’ouverture de Faux Semblants, de certains moments plus concentrés sur la fillette de Chromosome 3) jamais vraiment filmé l’enfance. Ce qu’il en retire ce sont des sensations, des affects, un sentiment de ne pas tout comprendre, que petit à petit tout ne fait pas sens autour de soi, ou même avant cela en soi-même. La relative spécificité de l’enfance de Davies tient à la découverte, pas encore comprise, assimilée, de son homosexualité. Chez Cronenberg, le malaise est plus général, quoique le sentiment d’inadéquation ait aussi une base physique. Il tient à la difficulté d’habiter un corps, distinct des autres, à la confrontation à une altérité (nos parents ne sont pas des mythes, ils ont leur propre vie qui à un degré ou un autre nous exclut). Ce que Spider échoue à comprendre est que les autres, son père et sa mère en premier lieu, sont des êtres de chair et de sang, des mortels faillibles, pas sa propre création, des spectres en symbiose avec son propre esprit. Il échoue dès lors lui-même à accéder à l’humanité (ne le désigne-t-on pas uniquement par un nom d’animal, pas à sang chaud qui plus est) ? Ce qu’il y a de très humain en revanche tient dans son errance, sa solitude, ce sentiment de perte qu’il est condamné à revivre. Échappant à la culpabilité dans l’innocence qui va avec la perte du sens de la réalité, il est condamné à regarder le foyer du dehors, à ne pas pouvoir entrer. Il sera ramené, sans l’usage de la force, vers le lieu de de sa réclusion… comme peut-être Cronenberg n’aura pu lui-même échapper, pour son infortune et notre bonne fortune, à ses obsessions de toujours. Ses tentatives d’évasion s’avéreront d’autant plus belles que vouées à l’échec. Il n’y a pas de fuite possible pour un artiste authentique hors de son propre imaginaire – raison même pour laquelle celui-ci aura eu bien raison de ne pas arrêter de tenter le coup (rater encore, rater mieux).
(1) David Cronenberg de 1966 à 2007 par Bertrand Bonello, in Cahiers du Cinéma n°652, janvier 2010