Critique de film
Le film
Affiche du film

The Cold Blue

L'histoire

DVDClassik a pour principe de rendre compte uniquement de films réalisés il y a plus de vingt ans. The Cold Blue, très récent, n’entre pas a priori dans cette catégorie, mais c’est le prolongement « naturel », par-dessus trois quarts de siècle, de The Memphis Belle, un documentaire réalisé par William Wyler pendant la Seconde Guerre mondiale. On ne sait d’ailleurs pas très bien lequel est le bonus de l’autre sur le Blu-ray qui les associe.

Analyse et critique



Erick Nelson et Catherine Wyler

Il y a quelques années, Catherine Wyler, fille de William Wyler, reçoit un appel d’un réalisateur qui aimerait emprunter, pour les inclure dans un documentaire, quelques plans du film de son père The Memphis Belle – A Story of a Flying Fortress. Tourné en 1943, ce film était destiné non pas tant à soutenir le moral des troupes combattant en Europe qu’à convaincre les citoyens américains de la nécessité de faire la guerre contre l’ennemi nazi (1). Catherine Wyler répond favorablement à la requête de ce documentariste, mais ne peut s’empêcher de lui souffler dans l’oreille que, tant qu’à faire, il ne serait pas mauvais d’envisager une restauration en bonne et due forme du film de son père. Chaque fois qu’elle l’a vu – et elle l’a vu maintes fois –, elle a éprouvé une profonde frustration : les copies disponibles sont dans un état lamentable et, malgré ses efforts, elle n’a jamais pu trouver jusqu’ici le financement qui permettrait de rendre aux images leurs couleurs d’origine. Certes, il y a eu en 1990 un long métrage de Michael Caton-Jones intitulé Memphis Belle, directement inspiré du film de son père et qu’elle a d’ailleurs elle-même produit (avec le producteur anglais David Puttnam), mais ce « lot de consolation » n’a pas suffi à dissiper sa frustration. There’s nothing like the real thing, surtout quand the real thing appartient à la mythologie américaine. Steven Spielberg, qui, encore adolescent et inconnu, était venu un jour frapper littéralement à la porte de William Wyler pour discuter cinéma avec lui pendant plusieurs heures, a pu ainsi déclarer à propos de The Memphis Belle : « C’est l’une des choses les plus impressionnantes que j’aie jamais vues. »

Ce documentaire de 45 minutes est un montage d’images tournées par Wyler et ses cameramen lors des bombardements effectués par les équipages anglo-américains sur les territoires allemand et français. Wyler et son équipe n’avaient pas hésité à monter à bord des avions – l’un de ses cameramen trouva d’ailleurs la mort dans un appareil abattu par la défense anti-aérienne allemande. Pourquoi le titre Memphis Belle ? Parce que c’était le nom d’une des très rares forteresses volantes à avoir pu mener jusqu’au bout vingt-cinq missions : quiconque participait à vingt-cinq missions avait trois chances sur quatre de ne jamais revenir (officiellement, ceux qui avaient atteint ce chiffre avaient le droit d’en rester là, mais des « rallonges » imprévues et obligatoires venaient souvent réduire encore les chances de survie). Certaines opérations faisant entrer en jeu plus de mille appareils, il pouvait en outre arriver que certains d’entre eux se heurtent en vol.


Une chose en entraînant une autre, les vœux de Catherine Wyler allaient être exaucés au-delà de tout ce qu’elle pouvait raisonnablement espérer. Lors de ses recherches destinées à restaurer The Memphis Belle, le documentariste Erik Nelson remit la main, dans les archives des studios, sur la totalité des images que Wyler avait tournées pendant ces opérations aériennes : en tout, quinze heures. Autrement dit, quatorze heures inédites, puisque, redisons-le, son film ne dure que trois quarts d’heure. Nelson n’allait pas se mettre à réaliser un Memphis Belle 2, mais il eut alors l’idée d’un documentaire mêlant images du fonds Wyler et témoignages d’anciens soldats ayant participé aux bombardements – il n’y a aujourd’hui plus aucun survivant des équipages du Memphis Belle, mais il reste encore quelques nonagénaires, étonnamment fringants, qui se trouvaient à bord d’autres avions du même type.


Nous voici donc face à deux documentaires, The Memphis Belle restauré et The Cold Blue, celui-ci ainsi nommé parce que l’un des témoins raconte qu’il faisait si froid, là-haut dans le bleu du ciel, que les pilotes devaient souvent ôter leur masque à oxygène pour se débarrasser de la glace qui s’y était formée et que des artilleurs avaient même perdu des doigts parce qu’ils avaient enlevé leurs gants pour réparer leur mitrailleuse. Un licence poétique dans ces deux films : le son, puisque les moyens techniques dans les années quarante permettaient uniquement de tourner des films muets à bord d’un avion. Mais ce faux son est plus vrai que le vrai, puisque le hasard (?) a fait que, à peu près au moment où avaient lieu les travaux de restauration cinématographique, se terminait, au terme de plusieurs années, une autre restauration – celle de l’avion lui-même ! Pendant quatre jours, un ingénieur du son prit part à des vols de démonstration de ce « revenant » et enregistra tous les bruits qui, soixante-quinze ans plus tôt, avaient constitué l’environnement quasi-quotidien de jeunes gens qu’on venait le plus souvent de tirer du lit.


Bien sûr, et sans faire pour autant de mauvais esprit, certains pourront se demander si tant d’efforts techniques s’imposaient vraiment pour remettre à neuf de vieilles choses qui, tout bien considéré, ne sont que des images de destruction. Mais vieilles pour qui, au juste ? Il faut entendre le témoignage de ce nonagénaire expliquant qu’il ne se passe pas une nuit sans qu’il repense à ces missions. Il faut voir les larmes de cet autre nonagénaire découvrant sur l’écran d’un ordinateur l’image d’un soldat blessé qu’on extrait d’un avion sur un brancard et qu’on commence à transfuser tant bien que mal. Le réalisme que la restauration confère à ces deux films leur donne une actualité, une vertu pédagogique que les ravages du temps auraient exclues. Ils permettent à un témoin de rappeler aux enfants des écoles qu’ils ne seraient pas là si des milliers de jeunes gens, à peine plus âgés qu’eux – car la moyenne d’âge dans tous les équipages était de vingt ans – n’étaient pas morts au combat. Ils montrent, à l’inverse, la profonde absurdité de la guerre. « Je ne pouvais m’empêcher de penser, raconte un pilote américain, que le gars qui était en face de moi n’avait pas plus que moi envie de mourir, mais je me disais que, si je ne le tuais pas, c’était lui qui allait me tuer. » Tel autre raconte que, vues du ciel, les maisons qu’il bombardait avaient l’air d’être des jouets. Tel autre encore qu’il fallait se dire : « Ce ne sont que des Allemands » quand il avait l’ordre de bombarder des populations civiles, mais The Cold Blue – établissant un équilibre qui n’avait évidemment pas sa place dans The Memphis Belle, œuvre de propagande – se conclut, à hauteur d’homme, par des vues d’une ville allemande en ruine dans les rues de laquelle de pauvres femmes essaient de récupérer ce qu’elles peuvent.

La guerre est évidemment une chose très compliquée, sans doute justifiée dans certains cas, mais comment ne pas comprendre ce vétéran qui déclare qu’il n’aurait qu’un seul conseil à donner à des jeunes gens à qui on demanderait aujourd’hui de participer à des opérations analogues à celles auxquelles il a dû prendre part en 1943 : « Don’t do it ! »

(1) On pourra voir dans le documentaire Five Came Back, réalisé par Laurent Bouzereau et diffusé sur Netflix, que John FordJohn HustonFrank Capra et George Stevens œuvrèrent eux aussi dans le même sens que Wyler. Mais Wyler fut le seul à participer à des bombardements touchant sa région natale (il était né à Mulhouse en 1902, période où cette ville était encore allemande – elle ne redevint française qu’en 1918).

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 26 juillet 2021