L'histoire
Les hauts et (surtout) les bas de la vie de couple marié de Duff (Ivan Dixon) et Josie (Abbey Lincoln), dans le Sud ségrégué. Mal dans sa peau, mais fier, Duff n’arrive pas à conserver un emploi. Il a du reste déjà laissé une famille derrière lui. L’amour de sa femme, sa résignation aussi, lui deviennent insupportables.
Analyse et critique
Avant de se fixer sur le protagoniste du film, faisant partie de ce groupe, Nothing but a man s’ouvre sur les plans d’hommes noirs construisant un chemin de fer. Manière de rappeler le rôle qu’ils ont joué dans l’élaboration d’une nation (sa famille a déjà trop travaillé dans des champs de coton pour que lui y retourne, dira Duff, dans un des rares accès d’humour d’un film qui n’inclut pas beaucoup la comédie afro-américaine dans son éventail de comment des Noirs du Sud composaient avec la ségrégation… Le sentiment de manquement de Michael Roemer à ce sujet motivera partiellement l’approche de The Plot against Harry.) et d’inscrire le destin du personnage dans une problématique plus large, celle de ces travailleurs noirs des anciens États de l’Union. En un sens, la chronique est ici générique : celle de vies gangrenées par le chômage, de structures familiales brisées qui reproduisent des négligences, d’une violence sourde dans les rapports intimes, reflet direct de celle du dehors, de cette société ségréguée où la liberté civique n’existe pas. En un autre, elle tient à une caractéristique du personnage : sa fierté, son refus de se compromettre comme d’autres acceptent de le faire pour mener une vie plus décente dans les faits, la déchéance qui accompagne paradoxalement son exigence affirmée de dignité. Au bout du parcours, Duff éprouve ce que son épouse lui expliquait depuis le début : considérer comme sa ressource (et que Roemer, cinéaste plutôt pessimiste, met encore en doute bien qu’il en respecte l’affirmation), soit une liberté intérieure, un quant-à-soi que la société ne peut atteindre : « I’m free inside. »
L’étonnement devant un film qui décrit avec une telle minutie la vie quotidienne des Noirs du Sud, leurs dilemmes de tous les jours (et de toute une vie), avec un tel souci de l’intime, de la vie morale, pourra éventuellement (et bêtement, parce que c’est bel et bien idiot) tenir au fait que ses auteurs ne sont eux-mêmes pas Afro-américains. Le film, qui aurait particulièrement enthousiasmé Malcolm X sur la question, naît de la collaboration entre Roemer et Robert M. Young (scénariste et chef-opérateur), après un documentaire télévisé sur la vie miséreuse en Sicile qui ne sera jamais diffusé par la chaîne l’ayant commandité (la carrière de Roemer est de bout en bout maudite). Michael Roemer était un Juif allemand, ayant fui enfant (en laissant ses parents derrière, qui ne survivront pas) l’Allemagne nazie pour l’Angleterre, puis les États-Unis. La Ségrégation lui permet de traiter indirectement de ses propres souvenirs, ceux d’une société organisée racialement, de ses brimades quotidiennes, des rappels constants du risque de la violence (celle-ci n’est ici jamais filmée, mais sa possibilité tapie dans toutes les interactions, tous les écarts de conduite possibles). Inversement, sa position lui permet un certain détachement qui coïncide en partie avec celui de Duff, individu sceptique devant les stratégies d’adaptations de ceux qui l’entourent (la religion charismatique, notamment, mais aussi le mensonge assumé pour avoir la paix). Cinéaste devenu en quelque sorte connu pour être méconnu, il signe là son film aujourd’hui le plus fameux, une réussite évidente (reçue plutôt tièdement à sa sortie, ce qui ne fait qu'anticiper les difficultés à venir) tenant particulièrement bien l’épreuve du temps. Dans un registre humaniste, il évoquerait The Exiles, ce très beau film de la même décennie chroniquant une autre communauté à la marge (les Amérindiens de L.A., en l’occurrence). Pour le choix du cadre, il est sûrement influencé par le documentaire admiré d'un ami : The Quiet One de Sidney Meyers.
Plus intéressé par le fourmillement de détails que par la narration classique, Roemer se documente près de deux ans dans l’Alabama pour préparer son portrait. Preuve que celui-ci est pensé plus que saisi sur le vif, le tournage ne se fait pas sur place mais dans le New Jersey. La mise en scène de Roemer va au plus proche des interactions, des échanges, elle est empreinte d’une délicatesse qui ne lui fait jamais lâcher les êtres auxquels il s’intéresse, mais au contraire se rapprocher de leur peine, leur flegme, leur hésitation. Rien n’est jamais acquis pour Duff et Josie, de l’approbation familiale (constituée du père pasteur de Josie et d’une belle-mère moralisatrice) à la capacité de subvenir à ses besoins. Duff, à chaque poste, se voit congédié pour son refus de courber l’échine. D’abord quand, reprenant ses mauvaises habitudes d’employé syndiqué des chemins de fer, il tient dans son nouvel atelier des propos qui suggèrent l’organisation des travailleurs, ensuite quand son refus de s’excuser auprès d’un client raciste dans une station-service aboutit à son licenciement quand les passagers de la voiture adressent au gérant des menaces voilées évoquant les pratiques du Ku Klux Klan (cela en écoutant du Motown dans leur automobile, un peu comme la bande d’Italo-américains chauvins de Jungle Fever jouera du Public Enemy dans la leur au moment d’aller chercher la bagarre). Entre les deux, il y aura eu tous les petits boulots qui ne lui auront pas été accordés ou, surtout, qu’il n’aura pas accepté (endosser un costume de boy lui aurait convenu pour plus que la paye dérisoire qui lui est alors proposée). Par exigence, il se retrouve acculé à une position de « bon à rien » qui ne colle que trop bien avec l’image que son beau-père se faisait d’un homme ayant déjà abandonné un enfant et dont le père se révèle une épave alcoolique, amère, soutenue par une épouse récompensée de bien peu d’affection ou d’estime. Cette même violence stérile gagne Duff, qui n’arrive pas à accepter l’amour de Josie, son invitation à faire face ensemble sans se préoccuper trop personnellement de ce qu’un sort inique leur réserve. Josie est elle-même déchirée, entre l’amour pour son mari et pour un père qui le réprouve, dont cette union l’éloigne.
Il y a pourtant un élément d’optimisme dans la conclusion, quand Duff revenu du Nord, de l’ensevelissement de son père, ramène avec lui un fils qu’il accepte enfin comme le sien et renoue par le même geste avec la femme dont il n’arrivait pas à accepter l’amour (« You don’t think much of yourself, do you ? »). Les dessins d’enfant dans l’appartement de Duff et Josie, si incongrus, criaient jusqu’alors l’absence enfantine, la difficulté à créer et assumer un foyer, en raison de difficultés tant économiques qu’affectives. Quelles que soient les tribulations à venir, s’exprime alors une reconnaissance mutuelle, s’affirme une dignité qu’aucune rebuffade ne saurait nier. Nous sommes alors dans une décennie de changements pour la communauté noire américaine (à plus forte raison dans le Sud, en cette année de fin des lois Jim Crow) : modestement, la bande-son faite de chansons du label Motown, la présence à l’écran de futures célébrités relatives (Yaphet Kotto, Moses Gunn), dit cette évolution, le caractère indéniable de la culture noire au sein de l’américaine. À ce titre, l’exigence de Duff, d’être traité dignement, respecté un minimum, se révèle par un élément central chez Roemer : l’élégance. Ses choix de chemises (dont une particulièrement à motifs cachemire), sa façon de cirer ses chaussures avant un rencard, sa démarche aussi, le rythme de ses réponses, dessinent un personnage moins sûr de lui que conscient de l’estime qu’on lui devrait – comme au fond à tout le monde.
Lui-même étranger au départ à la société américaine, Roemer adopte le point de vue de ces Noirs du Sud : les Blancs du film, dont la présence n’est qu’occasionnelle, ne font que révéler la persistance du racisme, sous la forme institutionnalisée de la ségrégation, comme si sous un tel régime la morale individuelle, ou l’absence personnelle de préjugés, ne pouvait être que caduque au quotidien, en un probable écho de l’Allemagne nazie, de sa discrimination organisée. C’est dans le portrait de différentes stratégies d’adaptation des Noirs que le cinéaste révèle son humanisme. La peine du beau-père, quand il vient d’être traité de demi-homme par son beau-fils et qu’il lui répond chrétiennement en se proposant (avec succès) de lui dégotter un emploi (dû à ses bons contacts avec un patron blanc de station-service) semble ravager ses traits, meubler tout son silence. Quand Duff se fait reprendre à l’atelier pour ses propos séditieux, un plan sur le visage de celui qui se révèle ainsi l’avoir balancé exprime une joie mauvaise, presque gloutonne, de le voir se faire humilier – mais quand dans la même scène cela s’avère lui coûter son emploi, c’est un corps voûté de honte que le même endosse à l’arrière-plan. La rage visible, d’autant plus acerbe d’être si confuse, d’une ouaille au culte qui crie plus qu’elle ne chante sa louange compte parmi les images les plus fortes du film, telles celles d’une prostituée à bout qui erre d’une sollicitation à l’autre plus qu’elle ne les adresse aux hommes du bar. Il y a souvent chez Roemer l’angoisse de ne pas exister assez, de traverser l’existence sans accroche ou véritable attache, de n’être simplement personne. La reconnaissance mutuelle de Duff et Josie, tant mise à l’épreuve, est ce qui conteste ici le plus passionnément cette négation, ce balancement incertain des indésirables.