L'histoire
Lassé des compromissions de son directeur de publication, le journaliste Michel Dolannes décide de quitter le journal où il travaille pour lancer sa propre parution et y dénoncer les magouilles et l'hypocrisie des puissants.
Analyse et critique
Il y a bien des choses à reprocher aux films de Jean-Pierre Mocky (à tel point qu’on commence souvent par cela, d’ailleurs), mais il en est une qu’on peut difficilement refuser de mettre à son crédit : pendant la soixantaine d’années où il a tourné des longs-métrages de cinéma, il est resté un observateur alerte de son époque, s’emparant avec diligence, souvent sans gants, des sujets de société les plus brûlants pour les traiter, sinon en étant le premier, en tout cas avec la singularité de son regard de franc-tireur (1). Incidemment, cette façon de procéder, si elle réduit assez considérablement la précision de l’analyse (disons que des sujets complexes appellent de préférence une pensée complexe), contribue à conférer à chaque film une identité propre (ce film de Mocky n’aurait pas pu être tourné ni par quelqu’un d’autre, ni à un autre moment). Mais plus encore, avec le temps, plus que les imprécisions ou les grossièretés de l’instant, c’est l’acuité du constat global qui ressurgit.
« Les rumeurs circulent vite, surtout dans le milieu de l’information »
Un linceul n’a pas de poches est ainsi tourné en 1974 : en 1972, éclate le scandale Gabriel Aranda, journaliste à l’ORTF engagé comme conseiller technique par le Ministre de l’Équipement et du Logement Albin Chalandon, qui vola des documents secrets révélant la corruption généralisée dans le secteur de la construction à tel point que le président Pompidou lui-même dut longuement s’exprimer sur le sujet ; quelques mois plus tard, c’est la fameuse Affaire des Plombiers, qui voit le Ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin demander aux Renseignements Généraux puis à la DST de mener une enquête à charge contre le Canard Enchaîné, coupable à ses yeux d’avoir dévoilé les feuilles d’impôts du Premier Ministre Chaban-Delmas ; par ailleurs, l’année 1973 voit la restauration par le Gouvernement Messmer du Ministère de l’Information, qui avait été supprimé en 1968… Il y a alors, pour le moins, un climat de suspicion croissant autour des relations entre la presse et le pouvoir politique, dont Mocky s’empare pour une charge au vitriol qui brasse large et frappe fort.
Quelques décennies plus tard, et alors que ces affaires ont été largement oubliées, supplantées par d’autres elles-mêmes rapidement remplacées, le climat ne s’est pas apaisé, loin de là. La défiance vis-à-vis des médias comme des responsables politiques semble au plus haut, et la concentration de médias détenus par les plus riches industriels du pays inquiète encore régulièrement pour la liberté de la presse, l’indépendance des journalistes et la fiabilité des contenus publiés. Mais pour confirmer encore, si nécessaire, à quel point le sujet d’Un linceul n’a pas de poches transcende largement le contexte pendant lequel il a pris forme, il convient de préciser que le roman qu’il adapte, No pockets in a shroud, lui était près de quarante ans antérieur, datant de 1937 (première publication en France en 1946, comme n°4 de la nouvellement née Série Noire).
Jean-Pierre Mocky avait été en contact avec les ayants-droits d’Horace McCoy durant les années 60, au départ pour On achève bien les chevaux, qu’il prévoyait de tourner avec Brigitte Bardot et Laurent Terzieff ou Montgomery Clift (en tout cas le racontait-il), mais pour lequel il fut pris de vitesse par Sydney Pollack, qui réalisa son adaptation en 1969, avec Jane Fonda et Michael Sarrazin. Son attention, avec son fidèle coscénariste Alain Moury, se reporta ainsi sur Un linceul n’a pas de poches, dont le sujet, comme on vient de l’évoquer, résonnait avec l’actualité, mais qui nécessitait selon eux une actualisation… et une francisation !
De fait, si la trame du roman d’Horace McCoy est globalement conservée, les aspects les plus américains (ces Crusaders s’inspirant du Ku-Klux-Klan ; le baseball, remplacé par le football…) en sont effacés, tandis que les patronymes sont remplacés à la truelle par de stricts équivalents français : Mike Dolan devient Michel Dolannes, Myra devient Mira et Carlyle devient Carlille… Surtout, la mise en cause du pouvoir politique qui, compte tenu de la structure bipartite américaine, limitait ses attaques dans le roman aux Démocrates et aux Républicains, nécessite que Mocky et Moury impliquent dans le même sac à puces tous les principaux partis français dans le scandale, des communistes aux conservateurs de droite, ce qui ne contribue pas à rendre l’intrigue toujours limpide...
Il y a alors, en France, dans les années 70, un mouvement vers un cinéma engagé ou pamphlétaire : dans leurs registres spécifiques, tous dignes d’intérêt, Costa-Gavras, Claude Chabrol, Yves Boisset et bientôt Henri Verneuil contribuent eux aussi à dénoncer des scandales, des compromissions ou des complots politiques, mais Mocky fait à sa façon. Il n’y a chez lui, pour tout dire, ni volonté de dresser un film-dossier précis et documenté ; ni, au contraire, vocation au symbolisme ou à l’universalité ; ni expression d’une conviction idéologique propre, autre qu’un anarchisme rigolard ; ni même crainte de quelconques représailles : il tape fort, dans un geste ample et spontané, sur tout ce qui passe à sa portée. Les bourgeois, les hommes politiques, les patrons et les salariés trop dociles, les artistes, les footballeurs, les braves gens qui se laissent trop faire (« À force d’avoir tellement peur de mourir, les gens cessent de vivre ») et puis les flics aussi, évidemment… Le sujet d’Un linceul n’a pas de poches brassant large, il autorise donc de multiples ramifications, et en conséquent multiplie les cibles.
Il serait d’ailleurs temps de préciser : Un linceul n’a pas de poches est le plus long de tous les films réalisés par Jean-Pierre Mocky (c’est même, semble-t-il, le seul qui dépasse les deux heures). Or, le style Mocky, volontiers décousu, à l’occasion braillard, en tout cas qui ne brille pas toujours par ses efforts de structure, s’il ne fonctionne pas mal sur des élans fugitifs, pâtit considérablement d’une durée qui ne fait que mieux ressortir ses travers. L’une des plus réjouissantes perspectives, a priori, d’Un linceul n’a pas de poches, à savoir ce casting phénoménal qui réunit quelques uns des plus grands acteurs populaires français (en particulier masculins) des années 70, tend en réalité à transformer le film en un trop long défilé de comédiens venus faire une amicale pige chez l’ami Jean-Pierre. Indéniablement, pour le dire aimablement, la deuxième heure aurait gagné à être resserrée.
On peut toutefois accorder quelques mentions bienveillantes à plusieurs de ces acteurs, en précisant tout de même qu’il sera difficile de trop en faire, sur ce registre, auprès du casting féminin, assez globalement catastrophique, et il est vrai peu aidé par une écriture qui les limite à convoiter le personnage de Dolannes (2) : on peut commencer, dans un art du « contre-emploi » dans lequel Mocky a souvent excellé (il n’engageait pas nécessairement ses amis-comédiens pour leur faire enfiler des pantoufles, mais pour qu’ils lui donnent ce qu’ils ne donnaient pas aux autres), par la prestation de Jean Carmet, qui incarne ici avec une modestie touchante un inspecteur de police consciencieux mais fatigué. Mentionnons également – même si cela fonctionne moins bien à l’écran – la dernière des neuf apparitions dans un film de Mocky de Francis Blanche, qui mourut avant la post-production, et fut ainsi doublé par Roger Carel imitant les intonations caractéristiques du comédien. Mais la plus intéressante prestation est sans nul doute, dans le rôle du député-médecin Carlille, celle de Jean-Pierre Marielle, pour son unique collaboration avec Mocky ! Tout en sympathie mielleuse, en hypocrisie sournoise, il compose un personnage d’ordure magnifique comme il savait si bien le faire, inspirant à Mocky et Moury quelques uns de leurs plus saillants dialogues (« Vous êtes meilleur orateur qu’avorteur, Carlille »).
Quant à Mocky lui-même, il s’offre un personnage dans la droite lignée de ceux qu’il incarne depuis Solo : un libre-penseur désintéressé (d’où ce joli titre), réfractaire à toute forme d’autorité, impulsif et conquérant (en particulier, donc, avec les femmes), un idéaliste romantique qui combat des géants mais finira par être vaincu. Il y a, assez immodestement, une forme d’autoportrait plus ou moins conscient dans la galerie de personnages auxquels Mocky prête ses traits dans les années 70, le cinéaste ayant de plus en plus de mal à produire ses films – et le succès public n’étant plus systématiquement au rendez-vous. Un linceul n’a pas de poches, justement, fut un important échec, malgré la présence au générique de Sylvia Kristel (l’effet Emmanuelle ne survint que quelques mois plus tard – là aussi, Mocky avait été en avance). La bande-originale du film (une petite ritournelle toute simple, réutilisée à intervalles réguliers, comme Mocky en avait utilisées dans Solo ou L’Albatros, ici composée par Paul de Senneville et Olivier Toussaint) rencontra par contre un succès considérable, lançant notamment la carrière du trompettiste Jean-Claude Borelly.
Pour finir, permettons-nous de citer deux observations sur le film, qui nous ont semblé dignes de mention : dans son ouvrage consacré au cinéaste (3), Eric Le Roy souligne que « pour la première fois de sa carrière, Mocky insuffle à son film un vent d’Europe de l’Est » (rappelons que Jean-Paul Mokiejewski, selon l’état-civil, est né d’un père juif venu de l’oblast du Terek et d’une mère polonaise catholique) : au-delà de la figure de Nathanaël, « vieux juif révolutionnaire », l’auteur identifie surtout l’importance du personnage de Mira, jeune femme « juive de Kiev, de passage en France avant le départ vers la Terre promise », qui apporte une aura mystique dans le film, « se manifestant dans un rêve dans lequel brille une étoile de David ».
Enfin, si la critique fut assez tiède concernant Un linceul n’a pas de poches, le film trouve un auguste défenseur en la personnage de Jean-Louis Bory, le fameux critique offrant une défense échevelée du film dans les pages du Nouvel Observateur du 18 novembre 1974 : « Si Mocky n’existait pas, il faudrait l’inventer. Son cinéma est nécessaire au tableau de famille du cinéma français. Il est l’affreux Jojo qui tire la queue du chat, sale la crème à la vanille, annonce à table que la grande sœur couche avec le cousin militaire, pousse dans l’escalier le fauteuil roulant du grand-papa paralytique. Mocky, lui, « glisse du poil à gratter dans tous les slips » (4). (...) La bouffonnerie noire de la caricature au vitriol ne vaut que si elle est effrénée – au sens propre : ignorant les freins du bon goût et du bon sens, et même du sens politique tout court (…).
Au vrai, pareille véhémence sans nuance, pareil comportement dans l’absolu trahissent une juvénilité combative et combattante, proche de la naïveté. L’affreux Jojo a un cœur grand comme ça. (...) Moi, ça m’attendrit. »
(1) Au moment de sa disparition en août 2019, et alors que son tout dernier film, Tous flics !, n’était même pas encore sorti, on put lire que ce fringant nonagénaire travaillait alors le scénario du prochain, consacré au mouvement des Gilets Jaunes né à peine quelques mois plus tôt.
(2) Mocky fut incroyablement beau mais, au début des années 70, il commence à porter sa quarantaine, et se trouve alors dans une période où ses films trahissent régulièrement, au risque de paraître misogyne, son besoin de sentir qu’il séduit toujours autant. Pour être complet, toutefois, précisons que cela produisait ses effets, puisqu’après le film, il épousa Marisa Muxen, la jeune mannequin – écrire comédienne serait une faveur excessive – qui interprète ici Liliane
(3) Jean-Pierre Mocky, collection Ciné-Regards, BiFi Durante
(4) Référence directe à une réplique grivoise du film