Critique de film
Le film
Affiche du film

Une étoile est née

(A Star is Born)

L'histoire

Au cours d’un gala caritatif donné à Hollywood, l’acteur star Norman Maine (James Mason), est sur le point de se ridiculiser en public. Complètement soul, il rôde en coulisse et tente de monter sur scène. Il est « sauvé » par une chanteuse participant aux animations de la soirée, qui l’intègre à son numéro et le fait ressortir discrètement. Sous le charme, l’acteur s’entiche de la jeune femme. Il la retrouve dans un bar dansant, elle s’appelle Esther Blodgett (Judy Garland), et il découvre qu’elle chante divinement bien.
Il fait dès lors tout ce qu’il peut pour lui donner une chance de révéler ses talents à Hollywood et parvient à lui faire signer un contrat avec son producteur, Oliver Niles. Tandis que Esther, renommée Vicky Lester pour le grand public, grimpe rapidement en haut de l’affiche, son amant, et bientôt mari, Norman, perd en popularité. Son déclin semble aussi irrésistible que le succès de Vicky.

Analyse et critique

Quand la rumeur enfle à Hollywood que Warner Bros. prépare un remake de Une étoile est née de William Wellman, sorti en 1937 sous l’égide de David O. Selznick, le film est encore dans les mémoires en tant que célébration romantique de la légende Hollywoodienne. Mais son postulat de conte de fée, la transformation inattendue d’une jeune campagnarde inconnue en star de cinéma, semble désormais daté. Le système hollywoodien a, depuis, fait l’objet de critiques bien plus réalistes et plus acerbes, notamment avec Boulevard du crépuscule de Billy Wilder (1950) et Les Ensorcelés de Vincente Minelli (1952). Quant au parcours tragique de l’acteur alcoolique et dépressif Norman Maine il est devenu le sujet de drames psychologiques plus radicaux et sombres, à l’image du Poison (1945) de Billy Wilder ou des pièces de Clifford Odets Une fille de la province et Le grand couteau, portées au cinéma respectivement par George Seaton en 1954 et Robert Aldrich en 1955.

Par ailleurs ce n’est pas cette fois-ci un réalisateur ou un producteur qui porte le projet, lequel aurait pour inspiration une ou plusieurs figures célèbres qu’il aurait côtoyées, mais une actrice, Judy Garland, qui est à la recherche d’une réhabilitation. En produisant et en s’attribuant le rôle de Vicky Lester, elle est consciente qu’il ne pourra pas s’agir d’un nouveau conte de fée. Sa réputation ayant déjà été abimée par ses récents déboires à la MGM (1), c’est elle-même qui se racontera à travers les souffrances d’Esther Blodgett, mais aussi à travers ceux du tourmenté Norman Maine. Ce sera pour la star en difficulté ou bien une renaissance, ou bien un requiem.

PAR ET POUR GARLAND, UNE ÉTOILE EST NÉE DEVIENT UN MUSICAL

C’est plus particulièrement sous l’impulsion du producteur Sidney Luft, amant et manager de Judy Garland, que ce projet de remake prit forme. Garland, dépressive, victime de nombreuses addictions, n’avait plus tourné depuis 1950. Encouragée par Luft elle monta sur scène, d’abord en tournée dans le Royaume-Uni, puis à Londres et à enfin New-York. Partout la chanteuse triompha. En 1952 elle divorca de son précédent mari, Vincente Minnelli, puis épousa Luft. Elle fonda avec lui une société de production, Transcona Pictures, et signa un contrat de plusieurs films avec la Warner Bros. Edward L. Alperson, associé dans la société, possédait alors les droits du film de Wellman (suite à la complexe revente des droits d’exploitations des films de la Selznick International Pictures). Le couple Luft y vit le sujet parfait en vue de relancer la carrière de Garland au cinéma. Ils recrutèrent le prestigieux dramaturge et scénariste Moss Hart pour l’adaptation, Harold Arlen (le compositeur du Magicien d’Oz) pour la musique des chansons et Ira Gershwin pour les paroles.

Le film original ne contenait ni chanson ni numéros dansés mais la Warner, pour mieux capitaliser sur la présence de Judy Garland, imposa d’en faire une comédie musicale. A l’arrivée il s’agit d’un musical aux caractéristiques particulières : Garland est la seule vedette à chanter, et tous ses numéros sont intégrés à la narration en ce que le personnage d’Esther est elle-même chanteuse. Il appartient à la catégorie du « Backstage musical », comédie musicale de coulisse, qui alterne entre séquences de répétitions ou de représentations et use parfois de procédés narratifs plus originaux pour justifier que ses protagonistes poussent la chansonnette. Tous en scène de Vincente Minelli, sorti l’année précédente, appartient au même genre. Fred Astaire y incarne un chanteur/danseur vieillissant de Broadway qui remonte sur scène à l’occasion d’un nouveau spectacle audacieux. Cependant Astaire partage la vedette avec d’autres grands artistes, ici, à part quelques numéros avec choristes, Garland accapare toute l’attention musicale.

LE RETOUR DE GEORGE CUKOR

Dans le contrat liant Transcona à la Warner une short-list de réalisateurs fut établie, elle comprenait : John Ford, Daniel Mann, Henry Koster, Charles Vidor, Michael Curtiz et George Cukor. Ce dernier était le favori de Garland, qu’elle appréciait depuis son intervention sur le look de Dorothy durant la préparation du Magicien d’Oz et qu’elle fréquentait souvent grâce aux nombreuses soirées chez le réalisateur auxquelles elle fut invitée. En 1954 Cukor était toujours sous contrat à la MGM mais, enthousiasmé par la perspective de travailler avec la comédienne chanteuse et de retrouver Moss Hart (dont il avait adapté la pièce Winged Victory), il convainquit le studio de le prêter à la Warner. Il était à ce moment-là en train de terminer Une femme qui s’affiche, film qui venait conclure une fructueuse collaboration avec le dramaturge et scénariste Garson Kanin. Une étoile est née allait être son plus gros budget, son premier film entièrement en couleur, premier en format large, et son premier musical. Il représentait un véritable défi pour le réalisateur de 54 ans.

22 ans plus tôt, en 1932, il réalisait pour la RKO, et déjà sous la houlette de David O. Selznick, un film qui est considéré comme la matrice de la version Wellman, What Price Hollywood. Il racontait aussi l’émergence d’une actrice inconnue poussée par un pygmalion sur le déclin. De fait l’univers du monde du spectacle, le sujet de la crise identitaire de l’artiste, n’est pas une nouveauté pour lui. Il en fit le sujet d’un grand nombre de ses films, à l’image de Sylvia Scarlett, Othello ou encore The Actress, pour ne citer qu’eux. Était également bien connue sa sensibilité particulière envers les protagonistes féminins. Non pas qu’il mette les personnages masculins de côté, et son traitement de Norman Maine le prouvera, mais cela constituait une qualité rare à Hollywood, un monde majoritairement dirigé par des hommes, qu’il s’agisse des producteurs, des réalisateurs ou des scénaristes. C’était en tout cas quelque chose qui manquait à William Wellman et à sa direction de Janet Gaynor qui incarnait alors Esther Blodgett.

LA RÉÉCRITURE, DU ROMANTISME MÉLODRAMATIQUE A LA TRAGÉDIE OPÉRATIQUE

Le scénario de Moss Hart suit en tout cas de près la trame du film de Wellman et reprend parfois à l’identique certaines scènes et dialogues. La différence principale concerne logiquement le personnage d’Esther. Hart l’adapte à sa nouvelle interprète, faisant de la une jeune ingénue fraîchement débarquée de sa campagne une chanteuse de music-hall et de boites de nuit à la carrière stagnante. Maine va reconnaitre en elle un véritable talent d’artiste sous-exploité et la propulser. Ce n’est plus seulement, comme dans les films de 32 et 37, le charme naturel combiné au talent caché de l’acting qui justifiera la réussite du personnage féminin, mais bien le fruit d’une persévérance et d’une résilience de longue durée. Le talent de chanteuse d’Esther est enrichit par son expérience et son humilité. Elle aime tellement son art qu’elle ne regrette pas de le pratiquer dans un cadre peu glorieux, sans reconnaissance, tant qu’il lui permet d’en vivre. Ce que Maine va réveiller chez elle c’est son ambition, sa détermination, son espoir. On retrouve bien là Garland elle-même, arrivée à mi-parcours, qui a perdu confiance en elle et cherche le coup de pouce pour se relancer. Sidney Luft l’amant producteur se projetait sans doute lui-même en pygmalion.  

Le personnage féminin est ainsi beaucoup plus riche que ses incarnations précédentes et la représentation du monde du cinéma et du show-business mieux ancrée dans le réel. Les démarches népotiques de Maine sont plus subtiles et le processus d’accès à la célébrité (relativement) plus long. De manière générale Hart enrichit et complexifie le récit du film original, sans pour autant le trahir. Il s’agit d’un travail exemplaire de réécriture, l’incarnation du remake réussi qui dévie peu par rapport à son modèle et parvient presque à le faire oublier. C’est la version de 1976, transposée à l’univers de la scène et du rock, qui constituera un véritable pas de côté. Mais c’est aussi l’intégration des chansons qui est brillante. On peut penser à la transformation de ce qui était déjà une des scènes très touchantes du film de Wellman, qui montrait Esther revenant d’une journée de tournage retrouvant à la maison un mari déjà blacklisté, oisif et malheureux. Celui-ci a préparé des sandwichs en guise de dîner et demande à Esther de raconter sa journée. Dans la version Cukor de 54, plutôt que de décrire le numéro qu’elle prépare, Esther va l’interpréter devant son mari, réinventant avec les éléments disponibles dans son salon un numéro qu’elle annonce comme le plus impressionnant jamais vu au cinéma. Il sera finalement le plus simple et le plus modeste mais aussi, grâce à l’inventivité de Garland, Cukor et son équipe artistique, le plus surprenant et le plus émouvant. 



Comme dans les versions de 1932 et 37 la conclusion est funeste. Hart et Cukor reprennent l’image d’un Norman Maine qui s’éloigne vers la mer face au soleil couchant. Ce qui constitue cependant une prise de risque notable c’est de conserver cette fin dans un musical très grand public avec Garland dans le rôle-titre, actrice jusque-là associée aux productions MGM légères et fantaisistes. Or c’est l’ensemble du film qui est habité par une forme de mélancolie et de noirceur, consubstantielle au déclin du personnage masculin et de son histoire d’amour. En cela le film se rapprocherait presque de l’opéra, tant on assiste à une forme de « tragédie » musicale, loin de l’esprit de fantaisie et d’évasion qui s’appliquait à pratiquement l’intégralité du genre depuis les premiers musicals narratifs des années 30. C’est d’ailleurs la même année que sort sur les écrans la version américanisée du Carmen de Bizet, Carmen Jones, réalisé par Otto Preminger, récit hautement tragique s’il en est. Mais il faudra attendre sept ans pour revoir au cinéma un pur musical aussi sombre et novateur, avec le West Side Story de Robert Wise et Jerome Robbins, sorti en 1961. Une étoile est née annonce donc avec beaucoup d’avance la transformation inévitable d’un genre qui ne sera bientôt plus en phase avec son époque.

MRS GARLAND & MR MASON

Indéniablement Garland partageait autant de points communs avec son Esther Blodgett qu’avec le personnage de Norman Maine : un alcoolique désabusé qui saborde sa carrière car incapable de résister à ses addictions. Il convainc Esther de poursuivre un rêve auquel il ne croit plus lui-même. Garland était elle-même notoirement alcoolique, nous y reviendrons plus loin, et cela rend d’autant plus poignante cette lutte entre les deux amoureux pour la survie de Maine. La comédienne parvient malgré tout à tenir son personnage de star en devenir, à faire apparaitre sur son visage ce qu’il faut de candeur et d’incrédulité lorsqu’elle comprend que Maine s’intéresse sincèrement à elle, ou de joie lorsqu’elle commence à chanter pour le cinéma. Mais elle n’est bien sur jamais aussi émouvante que dans les scènes dramatiques, qui la montrent dévastée par le délabrement physique et moral de son mari, ou perce sans doute la colère qu’elle pouvait ressentir envers elle-même et ses propres faiblesses. C’est aussi dans l’interprétation des chansons que sa fébrilité apparait, car derrière la perfection technique de sa performance vocale, son visage et son corps parviennent
toujours dévoiler les tourments intérieurs de son personnage.  

Si Garland est époustouflante de bout en bout, James Mason l’est tout autant. Bouleversant de fragilité, il est cependant moins cynique et tragiquement drôle que ne l’était Fredric March dans la version 1937. Cukor, qui avait passé plusieurs semaines à essayer de convaincre son ami Cary Grant d’accepter le rôle, en vain, insistait pour obtenir un acteur américain qui ferait preuve du même genre d’humour. Mais après plusieurs refus d’autres grands noms du box-office, il dut se résoudre à accepter l’Anglais Mason, que lui imposait la Warner Bros. Mason lui-même n’était pas vraiment satisfait de sa propre performance, ou en tout cas n’était pas sûr d’avoir donné à son metteur en scène ce qu’il voulait, comme il le reconnut en interview : « Je crois que ce qu’il voulait vraiment c’était une forme d’imitation de John Barrymore. Le seul acteur dont il parlait était John Barrymore. Avec le recul je regrette de ne pas avoir pu lui donner exactement ce qu’il voulait. L’image que je créais n’était pas Barrymore-esque du tout, c’était inspiré par certains de mes propres amis alcooliques. » Mais quoi qu’en pensent Cukor ou Mason lui-même, son interprétation reste magistrale.

LE STYLE CUKOR RENOUVELLÉ

C’est avec une étonnante aisance que Cukor parvint à adapter son style au gigantisme de la production. Plans longs ou plans séquences, rareté du gros plan, discrétion des mouvements de caméra, liberté du comédien, priorité donnée au dialogue… A ces éléments persistants dans sa filmographie s’ajoutent une inspiration visuelle, un travail sur les formes et les couleurs, encore jamais vue à ce niveau dans son cinéma. Il n’y a pas une séquence du film qui ne constitue pas un émerveillement d’élégance et d’harmonie esthétique. Décors, direction de lumière, choix des couleurs, cadrages et mouvements de caméra sont indéniablement réfléchis pour participer ensemble au récit sans jamais qu’un élément ressorte au-dessus d’un autre. La philosophie de Cukor a toujours été que les effets de style soient comme « invisibles », qu’ils ne dévient pas l’attention du spectateur de l’histoire, des personnages, du texte. C’est à nouveau le cas ici, quand bien même lesdits effets témoignent chacun d’une saisissante virtuosité. C’est la figure du plans longs qui est ainsi sublimée, toute la dramaturgie d’une séquence s’y déploie au gré des déplacements des comédiens dans le cadre, la caméra dévoilant ou masquant des éléments qui modifient leurs émotions, suscitent des réactions. Chacun d’entre eux profite d’un enrichissement visuel incomparable par rapport aux précédentes réalisations de Cukor. 

Les principaux artisans de ce renouvellement esthétique furent deux partenaires artistiques qu’il introduisit à leurs postes, George Hoyningen Huene, crédité comme « conseiller spécial au design couleur », et Gene Allen, crédité comme « directeur artistique ». Le premier, Huene, est un ami de longue date de Cukor, issue de l’aristocratie balte, mondain, photographe et voyageur, il réalisa des portraits de star, fut directeur du département photographie pour Vogue, participa à des livres d’arts et d’archéologie… il combina son sens de l’esthétique au sens pratique de Gene Allen, qui, au début de la préparation n’était qu’un des dessinateurs de l’équipe décoration de la Warner. Cukor remarqua le talent d’Allen et le fit rapidement monter en grade. Huene apporta sa culture particulière de l’image, amenant sur le plateau des livres d’art pour montrer au chef opérateur Sam Leavitt et au chef décorateur George James Hopkins les idées qu’il avait pour telle ou telle scène. Complètement néophyte du monde du cinéma il proposait sans inhibition toutes sortes de fantaisies à base de volutes de fumée, de rideau transparent, de jeu d’ombres et de brillances. Gene Allen de son côté agissait comme passeur de ces nouvelles idées, traduisant les visions de Cukor et Huene en solutions pratiques pour les différents départements artistiques.

Séquence exemplaire de ce travail, celle qui voit Maine découvrir le talent d’Esther, quand il la retrouve au bout de la nuit en train de chanter dans un bar sur le point de fermer. Esther et le groupe se tiennent sur la scène au milieu de la salle, séparés de l’espace du bar par un étrange rideau de gaze transparent. Le côté bar est éclairé de rouge tandis que derrière le rideau la salle est plongée dans la pénombre. L’ensemble du décor est bleu, ainsi que les costumes d’Esther et des musiciens, parsemé de zones grises et marron (les instruments, le mobilier). Le rouge ressort de manière sporadique et réfléchie, une lampe à l’extérieur du bar, des panneaux lumineux au loin, une brillance sur la voiture de Maine, mais aussi et surtout avec le rouge à lèvre d’Esther. Ainsi se construit l’univers personnel d’Esther aux antipodes de celui de Maine, dont l’appartement, la loge, les costumes, sont marron foncé, beige, gris.


LES DÉMONS DE JUDY, SURCOUT, RAJOUTS

Les démons de Judy Garland ne manquèrent pas de surgir à nouveau. Entre ses addictions médicamenteuses, son affection pour le Vodka-jus de raisin ou le Whisky-Ginger ale, ses douleurs pré-menstruelles, une crise de dent de sagesse et ses fluctuations de poids (bien visibles à l’écran). En bref, les 7 mois de tournage furent difficiles pour Cukor et son équipe. Le budget initial, fixé à 3 millions de dollars, atteindra presque le double à l’arrivée, ce qui en fera un des films les plus chers jamais réalisé à la date de sa sortie. Les retards et absences de Garland sont évidemment en cause mais il faut aussi reconnaitre l’exigence du réalisateur et de ses collaborateurs artistiques. Cukor favorisait les plans séquences, faisait de nombreuses de prises et demandait beaucoup de ses comédiens. Plusieurs caméramen, ainsi que la costumière, claquèrent la porte du tournage à mi-course. Et enfin les moyens techniques requis pour fabriquer un film en Cinemascope / Technicolor à cette époque étaient évidemment colossaux. Ces technologies combinées en étaient à leurs balbutiements et nécessitaient de multiples essais, occasionnèrent plusieurs ratés.

Cependant à l’issue des sept mois de tournage, et alors que Cukor considérait le film terminé, quelque chose semblait toujours manquer au couple de producteurs Garland/Luft. Il n’y avait pas le genre de grand numéro musical fantaisiste et spectaculaire qui avait marqué les esprits dans l’oscarisé Un américain à Paris, qu’avait réalisé Minelli en 1951. Garland voulait sa scène de « ballet imaginaire ». Cela allait devenir le numéro « Born in a Trunk », long de 12 minutes, intégré dans l’intrigue au chausse-pied : Vicky vient de tourner un nouveau film, elle s’immisce à la projection-test avec Norman et se regarde elle-même à l’écran. En l’absence de Cukor, parti à Londres en vue d’un nouveau projet, Garland fit appel à Roger Edens, compositeur et producteur, qui s’était chargé de créer des numéros originaux pour ses dernières tournées. Sensé synthétiser le parcours artistique du personnage le numéro reflète aussi le parcours de Garland elle-même, arrivée du vaudeville, quand elle dansait enfant avec ses sœurs dans des music-halls, jusqu’au cinéma. C’est Eden, associé au chorégraphe Richard Barstow, qui mit en scène la séquence, avec une équipe artistique complètement différente. La séquence n’est pas déplaisante mais détonne par son extravagance, son désir de faire moderne et « arty », là où le film de Cukor préserve à la fois vraisemblance et élégance, de telle sorte que l’esthétique reste un écrin et ne devient pas le sujet. Elle est également en totale contradiction avec le « numéro de salon » évoqué plus haut, qui se moquait implicitement de la folie des grandeurs des studios. On comprend que Cukor lui-même ne l’ait pas appréciée (2). Le surcout, d’environ 200 000$ fut pris en charge par la Warner.


COUPES SAUVAGES, RESTAURATION PARTIELLE

Désormais le problème devint la durée du film, qui, en fin de montage, durait 3 heures et 30 minutes. Cukor consentit à couper une trentaine de minutes et le film sortit fin septembre aux États-Unis. Malgré l’enthousiasme de ses auteurs et d’une partie des critiques, d’autres se plaignirent de la longueur du film et les exploitants insistèrent sur le fait qu’ils ne pouvaient proposer que trois séances en une journée au lieu de quatre. Face aux imprécations du conseil d’administration, et notamment de son frère Harry, Jack Warner ordonna un remontage. Fin octobre le monteur Folmar Blangsted coupa 30 minutes supplémentaires, en l’absence de Cukor qui préparait en Inde La croisée des destins. Le film fut enlevé des salles puis ressortit début novembre, long de 2h30 et sévèrement amputé dans son rythme et son intrigue. Pour certaines copies de nouveaux négatifs furent fabriqués pour d’autres on demanda aux projectionnistes eux-mêmes de pratiquer les coupes. Mais quoi qu’il en soit le résultat fut l’inverse de ce qui était escompté et les chiffres furent cette fois vraiment mauvais, condamnant définitivement la carrière commerciale du film.  

En 1983 une version longue fut reconstituée. La grande majorité de la pellicule des séquences coupées était malheureusement perdue mais l’intégralité du son fut retrouvée. On inséra donc des photographies de tournage en noir et blanc pour palier à l’absence d’images des séquences dont ne restait plus que la bande sonore. Heureusement certaines séquences coupées furent retrouvées intégralement, notamment la très belle déclaration d’amour se déroulant dans un studio d’enregistrement. Aujourd’hui c’est toujours cette version qui est la meilleure disponible, d’une durée de 2h56 et très bien restaurée au début des années 2000. Le visionnage est évidemment perturbé par ces séquences « figées » qui donnent un étrange aspect expérimental à ce classique du cinéma populaire, mais elles enrichissent tout de même profondément l’expérience de ce qui reste un grand film mutilé.

UN ÉCHEC PRÉMONITOIRE

Le box-office ne fut donc pas à la hauteur des attentes de la Warner. La sortie du film et le retour tonitruant de Garland sur les écrans constituèrent un évènement qui attira autant qu’il divisa les spectateurs, rapportant beaucoup d’argent mais pas assez : 6 millions de dollars, c’est-à-dire à peine plus que ce qu’il avait couté. Sa bonne réception critique lui permit néanmoins d’être nommé dans 6 catégories aux Oscars 1955 (3), mais il n’en remporta aucun et Garland perdit face à Grace Kelly dans Une fille de la province (4). Elle fut dès lors confirmée dans son statut de poison du box-office autant que d’actrice ingérable. La Warner rompit le contrat avec Transcona Pictures, société de production qui cessa dès lors d’exister. Garland se retira une nouvelle fois du monde du cinéma, se consacrant à la scène ainsi qu’à la télévision. Elle n’apparaitra plus que trois fois sur grand écran, entre 1961 et 1963.

Cukor, de son côté, resta meurtri par le sabotage de son film, dont il eut par la suite toujours beaucoup de mal à parler en interview. Mais en vieux briscard du système des studios il passa vite à autre chose et sa carrière profita plutôt du passage de cap que constituait la réalisation d’un grand musical en couleur. Il en réalisera trois autres, dont le dernier, My Fair Lady, nouveau récit de pygmalion sorti en 1964, fut un succès à tous les niveaux et compte parmi ses chefs d’œuvres les plus célébrés. C’est également sa passionnante collaboration avec Hoynygen-Huene et Gene Allen qui continua pendant une petite dizaine d’année, avec des films des plus en plus originaux et ambitieux visuellement, de la romance épique tournée en Inde La croisée des destins jusqu’au western La diablesse en collants roses, en passant par les autres musicals extravagants que sont Le milliardaire et Les Girls.

Le film s’est finalement imprimé dans l’inconscient collectif comme le chant du cygne de la carrière de Judy Garland, mais plus encore il incarne une rupture prémonitoire dans le modèle du musical Hollywoodien en général. L’ex-enfant star, qui chante au cinéma et incarne la jeune fille idéale pour la MGM depuis ses 15 ans, est désormais âgée de 31 ans et se dévoile dans toute sa détresse psychologique. C’est la fin de l’âge d’or que préfigure Une étoile est née, annonçant le destin tragique des grandes stars du passé tout en déclarant avec une déchirante sincérité à quel point elles vont nous manquer.

NOTES

(1) Le tournage de son dernier film en date, La Jolie Fermière de Charles Walters fut chaotique. Elle s’absenta à plusieurs reprises à cause de ses addictions et se vit imposer une perte de poids conséquente par la production. Elle fut ensuite renvoyée du film Mariage Royal (Stanley Donen) après plusieurs semaines de préparation et de nouveaux problèmes de retards et absentéisme.
(2) Cukor disait lui-même, au sujet de la séquence supplémentaire : « Cela s’intègre assez bien, mais me semble raconter une autre histoire – ou, du moins, une histoire dans l’histoire. Le flow principal du récit était très puissant et bien développé, et tout ce qui interfère avec ce flow me semble faux. »
(3) Meilleur acteur pour Mason, actrice pour Garland, Direction artistique et costume pour un film en couleur, meilleur musique originale pour un musical et meilleur chanson pour « The Man That Got Away ».
(4) Un film que nous avons déjà évoqué plus haut pour sa thématique similaire, celle d’un acteur alcoolique sur le retour. Les mauvaises langues accusèrent les membres de la MGM, ancien studio de Garland, d’avoir milité pour que ce ne soit pas leur ancienne star qui remporte l’oscar.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

SOURCES :

  • Pat McGilligan, Biographie de George Cukor « Cukor, A Gentleman Director », 2013, University of Minnesotta Press
  • Murray Pomerance, R. Barton Palmer, « George Cukor, Hollywood Master », 2015, Edinburgh University Press
  • Collectif, « George Cukor, On/Off Hollywood », 2013, Capricci
  • Jeffrey Vance, Lorna Luft, « A Star Is Born », 2018, TCM, Running Press
  • Karen McNally, « The Stardom Film : Creating the Hollywood Fairy Tale », 2020, Columbia University Press
Par Nicolas Bergeret - le 20 mars 2024