L'histoire
Louis (Gérard Lanvin) est marié à Nina (Nathalie Baye) ; ils forment un couple heureux. Il travaille comme agent publicitaire pour un grand magasin parisien. Un matin, on annonce un plan social et le remplacement du PDG de l’entreprise par Bertrand Malair (Michel Piccoli), un homme d'affaires important aux méthodes parait-il assez radicales. Tout le monde craint un peu pour son travail voire même sa place. Malair arrive accompagné de ses deux mystérieux bras droits (Jean-Pierre Kalfon et Jean-François Balmer). Sentant Louis aussitôt fasciné par sa personne et donc très malléable, il décide de le garder et même de le gratifier d'une promotion pour, par son emprise, en faire une sorte d’esclave consentant. Très invasif, le patron s'impose également dans la vie privée de Louis. Nina qui sent à quel point Bertrand a pris une place importante dans la vie de son mari, a l'impression d’être totalement délaissée et décide de le quitter…
Analyse et critique
En lisant Affaires étrangères, le roman de Jean-Marc Roberts qui avait remporté le prix Renaudot en 1979, l’excellent scénariste Christopher Frank (qui allait débuter une intéressante carrière de cinéaste en cette même période avec le très réussi Josepha) s’était fait la réflexion que c’était une histoire qui conviendrait parfaitement à Pierre Granier-Deferre, réalisateur avec qui il n’avait pourtant jamais travaillé jusqu’à présent. Ce dernier, tombé lui aussi sous le charme du livre, proposa le projet à différents producteurs qui tous refusèrent de mettre le moindre sou dans l’adaptation d’un roman qu’ils jugeaient inadaptable, estimant que ça ne ferait jamais un film ou alors voué à l’échec. Les distributeurs, l’avance sur recette, les télévisions… personne n’y cru d’autant que les trois auteurs, Roberts, Frank et Granier-Deferre, n’étaient pas vraiment ‘tendances’ en ce début des années 80 selon l’expression de l’écrivain lui-même. Granier-Deferre met alors l’idée de côté pour aller faire sa quatrième incursion dans l'univers de Georges Simenon, partant de son roman Le Locataire pour aboutir au moyennement convaincant L’Étoile du Nord. Mais Simone Signoret devant être hospitalisée durant quelques mois, le tournage dans l’obligation d’être suspendu durant toute cette période, Alain Sarde préfère payer le réalisateur à travailler plutôt qu’à se tourner les pouces, et le persuade de se pencher à nouveau sur l’idée qui lui tenait à cœur, soit l’adaptation du Renaudot de Jean-Marc Roberts, et surtout de s’en occuper le plus rapidement possible avant de reprendre L’Étoile du Nord.
Pierre Granier-Deferre est ravi et très motivé : le film se tourne en seulement 29 jours, le budget est très restreint, les acteurs sont d’accord pour revoir leurs cachets à la baisse, Michel Piccoli accepte de faire partie de l’aventure, sans quoi les auteurs étaient tous d’accord pour ne pas entamer leur film qui avait spécialement été écrit pour lui… Le sujet n’est pas très porteur (dans le milieu du travail, une histoire d’emprise d’un patron sur son employé), le ton totalement inattendu, la mise en scène expressément sèche et effacée (et non fade et mollassonne contrairement à ce que j’ai souvent lu ici et là) et pourtant Une Étrange affaire se voit gratifier du prestigieux prix Louis Delluc. Grâce à cette récompense et à de bonnes rumeurs de la part des rares à l’avoir vu, Granier-Deferre trouve enfin un distributeur, le film sort en décembre 1981 et est dédié à Pascal Jardin, ex-scénariste attitré du cinéaste, décédé peu de temps auparavant. Il obtient non seulement un succès public d’estime mais aussi une très bonne réception par la critique qui l’érige comme le meilleur film du réalisateur, ce que 40 ans après je ne conteste toujours pas. Ours d'argent du meilleur acteur Michel Piccoli au Festival de Berlin, César de la meilleure actrice dans un second rôle pour Nathalie Baye, Prix Jean-Gabin pour Gérard Lanvin… Autant d’autres récompenses tout à fait méritées !
Louis, jeune publicitaire, végète sans pourtant s’en plaindre au sein d’un grand magasin parisien ; il partage son temps libre entre son épouse aimante, sa famille presque uniquement composée de femmes, ses copains de tiercé et un chef de service aussi peu exigeant en termes de ponctualité que d’engagement professionnel. Un placard pas déplaisant et une vie plutôt tranquille et bien réglée qui va être perturbée par l’arrivée d’un nouveau patron, Bertrand Malair, précédé d’une fâcheuse réputation, adepte des méthodes modernes de management et qui n’hésiterait pas à faire le ménage dans les services. Louis est immédiatement déstabilisé par le fait que Malair souffle le chaud et froid quasi simultanément : il lui refuse une poignée de mains alors qu’il venait de lui faire amicale impression quelques minutes auparavant. Louis est néanmoins totalement fasciné par son charisme, l’étrangeté de ses réactions, de ses méthodes de travail, de son entourage et de ses demandes. Ce ne sera que le commencement d’une infernale spirale de vampirisation. Malair impose à Louis de rester travailler jusque très tard le soir puis exige avec le sourire une disponibilité de tous les instants ainsi qu'une incessante remise en cause. Dans l’idée d’un futur avancement, même si un peu agacé par ses méthodes, Louis fait tout pour plaire à son boss en se soumettant de plus en plus malgré des demandes de sa part de plus en plus insolites. Il en vient même à céder sa chambre à coucher et à dormir sur le canapé lorsque Malair s’invite à passer la nuit chez lui sans préavis en prenant pour prétexte des travaux dans son appartement.
Tombé sous l'emprise de son patron, Louis bascule dans une dépendance destructrice puisque cette situation d’esclave consentant va lui faire perdre femme et amis. Tout ça pour quoi ? La conclusion assez stupéfiante que je ne vous dévoilerais pas vous fera encore plus froid dans le dos. Louis, c’est un Gérard Lanvin à qui le réalisateur a demandé de laisser tomber son parler naturel habituel de jeune vantard (celui qu’il avait l’année précédente dans Une semaine de vacances de Bertrand Tavernier où il avait déjà Nathalie Baye pour partenaire) ; bien lui en a pris car il s’avère parfait et touchant en employé docile et malléable qui va finir par perdre tous ses repères. Tout comme Nathalie Baye, plus belle que jamais et qui tient le rôle d’une femme intelligente et lucide, bouffée d’oxygène au milieu de tous ces hommes aussi veules que malsains. Merci à Jean-Marc Roberts qui ne voyait qu’elle pour ce rôle d’avoir insisté auprès du réalisateur pour lui offrir ce personnage. Quant à Michel Piccoli, il est évidemment énorme et grandiose en chef d’entreprise machiavélique à la fois despotique, manipulateur, retors et séducteur, faisant littéralement cirer ses bottes (et repasser ses pantalons) par ses ‘collaborateurs’ ; et Jean-Pierre Kalfon se révèle désinvolte, mielleux et malaisant à souhait, pour notre plus grand bonheur.
Un film troublant et ambigu à l’atmosphère oppressante et parfois à la limite de l’onirisme et du fantastique sur la pression que l’on peut endurer dans le monde du travail, l’obsession de la réussite professionnelle au détriment de sa vie privée, sur les rapports de pouvoir abusifs et toxiques dominants/dominés. La sécheresse de la mise en scène dénuée d’effets et le fait que le scénario laisse expressément de nombreuses zones d’ombres et omet des explications rationnelles sur les personnages (dont certains nimbés de mystère comme l’androgyne Salomé), leurs réactions et motivations, accentuent ce malaise. Un ton décalé, à la fois grinçant et sarcastique, donc assez dérangeant, sur un sujet encore plus d’actualité qu’à l’époque de sa sortie, la situation d’assujettissement, de vampirisation et d’avilissement dépeinte s’étant souvent généralisée depuis, le harcèlement moral étant à la une de tous les journaux. Un film audacieux, déstabilisant et assez unique, aussi jubilatoire qu’inattendu, porté par une bande originale de très grande classe interprétée par l’orchestre de tango Cuarteto Cedron et écrite par un Philippe Sarde au sommet de sa carrière (la même année il composait l’un de ses plus grands chefs d’œuvre avec sa musique de Coup de Torchon). Quant à la réalisation de Granier-Deferre, loin d’être terne, elle s’avère certes sobre mais non dénuée de dynamisme par son utilisation d’un montage assez rapide qui ne laisse aucun temps mort. Un très grand film français des années 80, reconnu d'ailleurs comme tel mais encore trop peu connu.
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UNE ETRANGE AFFAIRE
Blu-Ray
sortie le 18 septembre 2024
éditions Studiocanal / Collection nos années 80