L'histoire
Orpheline de mère et choyée par un père puissant (Ruy de Carvalho), Ema compte parmi la fine fleur des grandes familles du Val Abraham, coteaux ensoleillés de la vallée du Douro. Adolescente (Cécile Sanz de Alba) elle découvre avec un mélange de ravissement et d'effroi l'attrait spectaculaire qu'elle exerce soudain sur les hommes. Adulte (Leonor Silveira), elle se perd dans un mariage sans amour avec un médecin de la région, Carlos Paiva (Luís Miguel Cintra), dont l'attachement est à sens unique. Bientôt, elle fuit dans des liaisons toujours plus décevantes, qui jamais ne l'extirpent fondamentalement de sa prison dorée. Son amertume augmente, la naissance de ses deux filles ne résoud rien. De secret de Polichinelle, son style de vie devient un sujet de dissertation mondaine même en sa présence. Ema aime le bleu : couleur de son mariage, c'est également celle qu'elle portera au moment de sa noyade.
Analyse et critique
Abraham avait des mœurs archaïques : faisant passer sa femme Sarah pour sa sœur, il piégeait les autres hommes en autorisant leur concupiscence. Dans la vallée du Douro, le long de son fleuve, un val porte le nom, non tant de ce patriarche en tant que tel, que d’un suivant de l’aristocratie du nord du Portugal, déchu suite à son existence dissolue (première allusion à l'avortement dans le film), comme la classe qu’il incarne est en chute accélérée dans l’Europe de la fin du XXème Siècle. L’avenir de l’Europe est du reste très discuté, de par les tunnels d’un dandy conservateur réfractaire, parmi les mondains de ce faux petit coin d’Eden. On pourrait l’oublier, car Val Abraham, film-fleuve hypnotique appelle à une attention flottante, mais il est très explicite dans son dialogue et sa voix-off. Ce par quoi il se conclut est l’évocation d’une « imitation de la belle vie ». Sous ses atours paradisiaques le Val Abraham est un lieu d’après la chute. La claudication bunuelienne, au charme diabolique, d’Ema indique par où elle a, un peu malgré elle mais pas tout à fait (les chauffeurs ratent un virage dangereux à la vue de sa beauté perchée au-dessus) péché : ces jambes écartées qui inspirent le désir furieux, d'une lubricité aussi franche que moqueuse, de vignerons de cette vallée viticole. Chef-d’œuvre catholique de l’épiphanie et de la faute, de la disgrâce et de l’élévation, il se place dans un monde rêvé (paradoxe de voir celui du rêve présenté comme « le plus hypocrite de tous ») pour interroger ce que peut et ne peut pas la beauté, traiter du rapport de Manoel de Oliveira aux femmes, à la séduction (la parade nuptiale, qui est le vrai sujet d’étude ici), à sa propre part de féminité, aussi... où le sexe est d'autant plus présent à l'écran du fait même de ne jamais y être représenté.
Reprenant ce qui est la thèse d’Aristophane, un autre mondain élabore une théorie de l’androgynie, ensuite appliquée à Ema par le plus lecteur du groupe, cette femme qui raisonne et agit sur le plan des rapports amoureux comme un homme, dont le charme ne se fait que plus singulier à mesure que sa toilette s'ajuste à la mode garçonne. Elle est pourtant, dans le sillage de la Gertrud de Dreyer, une victime de son idéal amoureux, qu’aucun homme n’est à même d’incarner, ne pouvant se montrer à la hauteur de cette idée. Certains ont parfois fait remarquer qu’aux faux plans en mouvement (filmés d’un train, donc fixes du point de vue de la caméra) de l’ouverture sur la vallée du Douro, répond le travelling arrière final de la marche d’Ema le long d'une orangeraie vers sa mort, volontaire ou non, ce n’est pas résolu. C’est vrai, mais il y aura eu un autre travelling arrière auparavant, filmant précisément ce que ce plan-là occulte : celui sur les pieds de l’épouse de ce mondain plus lettré (qui affecte de ne pas être tenté par Ema, ayant ce qu’il faut chez lui), femme moins belle mais ayant pour elle des ressources que ne possède pas la dédaigneuse, chez qui la beauté elle-même risque de devenir un obstacle à la sensualité et au plaisir (d’où peut-être le boitement, qui parce que gauche réinsuffle de la vie à un être menacé de se muer en statue dans son apparat). Femme concrète et pratique, sans le cynisme et le vice d’une autre épouse qui organise les frasques de son mari jusque dans leurs moindres détails afin de le contrôler, qui obtient mieux ce qu’elle désire que la rêveuse intransigeante, condamnée à tromper, être trompée en retour. Elle a les pieds sur terre, quand l’ancrage d’Ema est tout de suite présenté comme vacillant.
Tout cela peut sembler sévère avec le personnage. Or, non seulement son sort est bouleversant, ce serait ne pas rendre justice à la fascination du cinéaste vis-à-vis de cette femme -et de Leonor Silveira, son interprète- que de s’en tenir à un propos quelconque quand c’est d’abord une affaire de regard, de patience à scruter les mouvements d’une âme, les aspirations et contraintes existentielles qui affleurent sur un visage, dans des postures. C’est ici que la frontalité du discours s’avère un piège : Ema demeure opaque, sa noyade inexpliquée. La vallée ne tirera aucune leçon de ce drame parce que, le voudrait-elle, qu’elle ne saurait même pas ce qui vraiment est arrivé. Les rêves sont rarement édifiants. Aux illusions de la vie mondaine succèdent celles de la vie amoureuse et voudrait-on s’en départir qu’il ne reste plus que la réalité de notre finitude. Nous traversons la vie comme en songe, ce pourquoi il n’y a pas d’alternative, une fois passé, c’est toujours comme si nous n’avions fait que la rêver. Et le souvenir du contact perdu avec la beauté, un être qui l’aurait incarné un instant, ne console pas. Par contre, il y a l'oubli. Suprême cruauté : la vallée se remet très bien de la mort d’Ema, il y a toujours les cigares, personne (même la plus belle des femmes) n’est irremplaçable, la vie se poursuit sans trop d’égards pour les disparus (et le veuf qui la déplorerait se retrouve de son vivant emporté avec). Le motif de la répétition (ce qui se conserve contre ce qui se perd et s’oublie) est celui du cycle saisonnier dans un lieu cultivant la vigne, des Clairs de Lune qui se succèdent, de Beethoven, Fauré, Debussy, Schumann, Chopin (sans les éventuelles voix à l’écran, d'accords de piano à d'autres) comme un amant chasse le précédent…
La genèse de ce film à l’héroïne romantique très XIXème Siècle est particulière. Oliveira rêvait d’adapter Madame Bovary, ce qui pour une coproduction française de l’époque ne paraissait pas avisé, les droits du roman ayant déjà été acquis par Claude Chabrol. Il a alors proposé à la romancière Agustina Bessa-Luís (qu’il a souvent adapté, Francisca depuis Fanny Owen et Inquiétude ou Le principe de l’incertitude comptant entre autres parmi les grandes réussites de cette collaboration) d’écrire un roman, une variation contemporaine de celui de Flaubert, qu’il se chargerait de porter ensuite à l’écran. Dont acte : au début des années 90, Val Abraham se passe « aujourd’hui » (on y évoque le SIDA et les suites de de la Révolution des Œillets), mais dans un univers aristocratique régi par des codes passés, dansant sur des blues des années 20 (décennie de son adolescence dont le cinéaste n'est sur le plan fantasmatique jamais vraiment sorti) revenus à la mode rétro. Sinon quelques modèles automobiles, il n’y guère que la veste Globe d’une des filles d’Ema (celle conquise par le pessimisme historique du mondain le plus irritant pour ce petit monde) qui trahisse le moment. C’est aussi pourquoi les films d’Oliveira, qui octogénaire entamait alors la période la plus prolifique de sa filmographie, vieillissent si bien : ils sont de son temps à lui, hors des modes, déphasé dès le départ, toujours actuel parce que n’ayant jamais cherché à l’être. Non pas que la conscience historique fasse défaut au cinéaste, mais c’est d’une caste déjà condamnée dont il traite (un de ses précédents films, Non, ou la vaine gloire de commander, était un catalogue de défaites impériales), dont les enfants les moins facilement achetés n’ont plus qu’à se faire révolutionnaires dans d’anciennes colonies pour mettre à mal le triomphe mondial d’une nouvelle classe dominante à qui fait défaut la mémoire exercée de la précédente (explicitement attachée au lignage, donc tributaire du souvenir). Il y a un vrai potentiel de contestation dans cet esprit chevaleresque égaré, style baroque refusant la réduction naturaliste et le lissage psychologique, préférant à la continuité forcée de l'esthétique dominante des ruptures frontales assumées. Si c'est d'une classe plus oisive qu'industrieuse à l'époque traitée dont il est question, quelque chose de cet aristocratisme de gauche peut évoquer les mots de Christopher Lasch dans un même dégoût de la barbarie sans passé ni mémoire : « La discipline morale, jadis associée à l’éthique du travail, garde encore sa valeur, indépendamment du rôle qu’elle joua en faveur des droits de la propriété privée. Cette discipline – indispensable pour construire un nouvel ordre- persiste surtout chez ceux qui ne connurent l’ordre ancien que comme une promesse rompue, mais qui, partant, prirent cette promesse à cœur – plus que ceux pour qui elle allait de soi. » (1)
Le temps passe différemment dans ce monde rêvé, au potentiel d’utopie puisant dans le passé d’une civilisation déchue : certains y vieillissent, tel le mari d’Ema, tandis que les autres ne changent pas, ou d’un coup (Ema adolescente, puis adulte, de manière parfaitement abrupte). Ce que cette absence de continuité indique aussi est la possibilité d’une rupture, de véritables révolutions et emballements historiques soudain, autre chose que le fleuve régulier de l’ordre des choses sur un plan politique (quand bien même le temps long ramènerait à des régularités dans la manière d’exercer le pouvoir ou de s’y plier). L’approche poétique d’Oliveira n’est pas celle du roman réaliste, en un sens, elle n’en partage pas (ou pas complètement) le fatalisme. Accuser Ema de bovarysme serait la forcer à se conformer à un type, ce qu’elle-même refuse. Le parallèle entre elle et le personnage du roman est ouvertement discuté et elle récuse l’analogie, sans qu’il y ait nécessairement là fausse conscience de sa part (quoiqu’impossible à satisfaire, et pour cela même peut-être, elle semble lucide). Le refus de la psychologie naturaliste est celui d’une coloration uniforme, qui réduit le personnage à une unité quand il peut être multiple de plans en plans, indécidable plus en on découvre à son sujet. On en sait pour finir moins sur Ema au moment de la quitter que de la rencontrer. Elle n’échappe pas qu’aux convenances, à la morale ordinaire, mais également à l’appréhension banale d’un personnage de fiction transformé en « cas » (le seul qu’Oliveira ayant accepté de traiter jusque dans un titre étant le sien personnellement). À l’avancée gracieuse quoique boîtante succède la chute idiote, mais encore mystérieuse dans son absence d’explication (l’idiotie étant bien ce qui laisse désemparé intellectuellement). Nous voudrions réduire les autres et revendiquer pour nous-même la complexité, Oliveira fait don de celle-ci à la personne qu’il observe, au personnage qu’il rêve, par l'addition archaïque d'états affectifs qui s'entrechoquent, ne se soumettent pas au principe causal explicatif. Tout le monde parle d'Ema, personne ne l'atteint ni ne la sauve. La manière dont cette coterie close sur elle-même tente de ménager, sans le moindre succès in fine, une place en son sein à cet objet de scandale pour elle (non par ses mœurs, mais son inaptitude à l'hypocrisie) est le cœur battant d'une satire impitoyable de la haute société. Il n'y peut y avoir de plongée dans le désabusement sans forme préalable d'exigence existentielle, de celles qui se paient ici très cher, de sa propre vie.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes dans une version raccourcie d’une vingtaine de minutes (ne connaissant que celle rétablie depuis, je ne me hasarderai pas à discuter de ces coupes), fruit d’un tournage long, tendu sur la fin, financièrement compromis à un moment donné, Val Abraham est apparu au monde avec l’évidence éblouissante de sa beauté, aidant à établir Oliveira dans sa phase finale, la plus paradoxalement productive. Ni les superlatifs, ni les digressions, ne peuvent rendre justice à sa splendeur, à sa justesse aussi. C’est l’un des plus beaux rêves éveillés qu’ait offert le cinéma, dont le pouvoir d’envoûtement ne s’épuise à aucune révision. Il n’y a rien de plus noble, et de difficile à conquérir, que cette grâce-là. C’est le sommet (et une bonne synthèse de fait) d’une œuvre aussi classieuse que vertigineuse, au processus raréfié de sublimation, allant du muet (dont Oliveira a conservé le peu d’appétence pour le raccord réaliste au profit du choc formel) au mitan des années 2010, s’étant donnée ses propres moyens et sa propre mesure, qui trône seule et altière dans un coin lusophone de la planète celluloïd, contestant à tout jamais la vulgarité que nous nous sommes choisis, la petitesse dans laquelle nous nous réfugions pour vivre plus facilement, par sa noblesse de cœur et d’esprit. Revenons sur terre - ou rêvons un peu plus : À quand un coffret de l’intégrale ?
(1) in La Culture du Narcissisme, 1979, éd. Flammarion, 2018.
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sortie le 3 décembre 2024
éditions Capricci