Critique de film
Le film
Affiche du film

Vol au-dessus d'un nid de coucou

(One Flew Over the Cuckoo's Nest)

L'histoire

Pour échapper à la prison, R. P. MacMurphy est placé durant une période d'observation dans un hôpital psychiatrique. Ce jeune homme impulsif et rebelle va alors se trouver confronter au mode de vie des autres patients mais surtout à l'infirmière en chef, Miss Ratched.

Analyse et critique

La légende de Vol au-dessus d’un nid de coucou commence par un malentendu : à Prague, en 1966, Kirk Douglas, légende d’Hollywood, fait la rencontre de Milos Forman, jeune cinéaste tchécoslovaque dont les deux premiers films, L'As de pique puis Les Amours d'une blonde, ont su attirer l’attention des cinéphiles internationaux par la modernité et la liberté de leur style. Depuis quelques années, l’acteur a acquis les droits d’un roman subversif de Ken Kesey paru en 1962, qu’il a d’abord monté pour le théâtre - sans grand succès - à Broadway l’année suivante (1) mais dont personne à Hollywood ne veut financer une adaptation. Forman se montre intéressé par le sujet, et Douglas lui promet de lui envoyer un exemplaire du roman afin qu’il se fasse sa propre idée. De retour aux Etats-Unis, Kirk Douglas s’exécute, mais le roman est intercepté par les douanes communistes, qui ne préviennent ni l’expéditeur ni le destinataire. Forman se dit que Douglas a oublié sa promesse probablement faite en l’air, et Douglas, de son côté, estime que le jeune Tchécoslovaque est un sacré malotru de ne jamais avoir daigné lui répondre... Les années passent, et Milos Forman doit s’exiler aux Etats-Unis, où il tourne Taking Off mais peine, pour plusieurs raisons, à mettre le pied à l’étrier hollywoodien. Kirk Douglas, quant à lui, est devenu trop vieux pour le rôle principal, censé dans son adaptation sortir à peine de l’adolescence - son fils Michael, pas encore vraiment acteur, a récupéré les droits, envisage de faire de Vol au-dessus d’un nid de coucou sa première production, et envoie alors l’ouvrage à une liste élargie de jeunes metteurs en scène, dont Milos Forman...

A la découverte du roman, Forman se remémore sa rencontre avec Kirk Douglas, avec lequel il pourra ensuite résoudre enfin le quiproquo malheureux, mais y trouve surtout un écho fort avec son parcours personnel : « J’ai vécu ce livre ! Le Parti communiste était mon infirmière Ratched ! », aurait-il ainsi déclaré. Pour cette raison, sa vision diffère assez sensiblement de celle de Ken Kesey, qui n’avait certainement jamais envisagé son récit comme une allégorie du totalitarisme soviétique, mais pour qui l’essentiel du roman tournait autour de l’intériorité des personnages, à travers la perception parfois paranoïaque du narrateur Bromden (Chief dans le film) et une focalisation détaillée sur la santé mentale des différents patients et leurs traitements médicamenteux. (2) Leurs points de vue sont irréconciliables et Kesey quitte le projet, clamant à qui veut l’entendre - et jusqu’à sa mort - qu’il ne verra jamais le film. (3)

Un autre point délicat concerne les rôles principaux, pour lesquels Michael Douglas veut des noms prestigieux, mais Gene Hackman (favori de Kesey), Marlon Brando, James Caan ou Burt Reynolds déclinent tour à tour. Le rôle échoit à Jack Nicholson, que Cinq pièces faciles, La Dernière corvée ou Chinatown ont placé sur la liste des acteurs en vue à Hollywood, sans qu’il ne soit encore parfaitement identifié par le grand public. De même, pour le rôle de Ratched, de nombreuses actrices majeures sont envisagées (on a parlé de Faye Dunaway, Jeanne Moreau, Anne Bancroft, Ellen Burstyn, Jane Fonda ou Angela Lansbury) mais c’est finalement Louise Fletcher, vue dans un second rôle de Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman en 1974, qui achève de convaincre Milos Forman, quelques jours avant le tournage, en lui proposant une vision plus nuancée que dans le roman de l’infirmière. Ces choix s’avèreront payants puisque Vol au-dessus d’un nid de coucou connut un important succès critique comme public (4) puis remporta cinq Oscars majeurs (Film, Mise en scène, Scénario, Acteur, Actrice (5)) lors de la cérémonie de mars 1976.

Evidemment, ce succès permit à Milos Forman de devenir un cinéaste important à Hollywood, mais il a parfois été affirmé que la réussite de Vol au-dessus d’un nid de coucou ne lui revenait pas tant que cela, et qu’il avait bénéficié d’une conjonction de facteurs (sujet + distribution + contexte) particulièrement favorable. Mettre en perspective le film avec le reste de la carrière du cinéaste permet de contrer assez aisément cette vision des choses : non seulement il y a un style Forman, mais Vol au-dessus d’un nid de coucou concentre un bon nombre des procédés qui rendent ce style si admirable.

Milos Forman s’était fait connaître en Tchécoslovaquie, avec L’Audition, L'As de pique puis Les Amours d'une blonde, par la manière très libre dont il parvenait à capturer quelque chose de l’essence de la jeunesse de son époque, avec un art particulier de la chronique, un sens avéré de l’improvisation, une grande souplesse technique ou la cohabitation de comédiens amateurs et de professionnels plus chevronnés. Vol au-dessus d’un nid de coucou n’obéit évidemment pas, en tant que film de studio, à ces principes de production, mais Forman est tout de même parvenu à les faire subtilement infuser dans le bouillon hollywoodien : la structure scénaristique y est étonnamment souple (une intrigue globale très ténue, avec peu d’articulations séquentielles ou de repères temporels déterminés visant à relier les scènes les unes aux autres) et Forman privilégie, comme il le fera tout au long de sa carrière, la nature des personnages à la description de leurs actions - en ce sens, il respecte la critique du comportementalisme appliqué à la psychothérapie telle qu’elle s’opérait dans le roman de Ken Kesey.

A sa distribution (6) - à qui il montre le documentaire Titicut Follies de Fredrick Wiseman - , il adjoint donc un certain nombre de comédiens amateurs issus du milieu médical, ainsi que quelques véritables patients d’instituts psychiatriques pour incarner certains figurants. Dans le décor réel de l’Oregon State Hospital de Salem, il organise de véritables discussions de thérapie de groupe, durant lesquelles il demande à ses acteurs de garder leur personnage, et y filme moins les improvisations orales que les réactions, qui au fil des séances deviennent moins "maîtrisées". De la même manière, Forman demande à ses opérateurs de continuer à filmer après le « cut » et garde au montage certains "instants de vérité" qu’il parvient ainsi à capturer chez des comédiens ayant alors baissé la garde.


Le tournage, qui se déroule pour l’essentiel dans la continuité chronologique du récit, s’achève la dernière semaine par l’adjonction d’une séquence non prévue au scénario, celle de la virée sur le bateau de pêche, séquence formanienne au possible qui rappelle les échappées fugitives de ses chroniques tchécoslovaques et qui constitue, dans le montage définitif du film, en plus d’une véritable respiration esthétique (cette séquence mise à part, le film est dominé par des blancs cliniques, éclairés au néon, avec une dominante de très gros plans), un véritable pivot aussi temporel (on est à l’exacte moitié du film) ou thématique (il s’agit, pour certains patients, du premier souffle de liberté éprouvé depuis longtemps).

Car enfin, si Vol au-dessus d’un nid de coucou a été désavoué par Ken Kesey, c’est en grande partie à cause de (ou grâce à) l’inflexion que Milos Forman sera parvenu à donner à ce récit pour en faire une parabole libertaire bien plus universelle et intemporelle qu’elle ne pouvait l’être au départ. Il convient ici de remarquer que presque tous les films hollywoodiens de Milos Forman - contrairement d’ailleurs à ses films tchécoslovaques, en prise immédiate avec leur époque - se situent à contretemps de l’action qu’ils décrivent : que ce recul soit d’une dizaine d’années (Hair, tourné au moment où le rêve hippie est déjà passé) ou de plusieurs siècles (Amadeus), Milos Forman prend la distance qui lui est indispensable pour aborder le sujet traité avec son propre regard. Faire de Vol au-dessus d’un nid de coucou essentiellement un pamphlet anti-psychiatrie est une paresse autant qu’un relatif anachronisme : les pratiques décrites dans le film (notamment la manière dont sont prodigués les traitements à base d’électrochocs) sont déjà largement obsolètes, et l’acuité que recherche Milos Forman n’est donc pas dans le détail médical mais dans la généralité des mécanismes liberticides conduisant à l’annihilation d’un individu en tant que tel.

Le grand sujet du cinéma de Milos Forman, à travers les décennies, aura ainsi été la défense, envers et contre tous, de la liberté individuelle face à un arsenal coercitif, fusse-t-il politique, religieux, social, judiciaire ou familial, et on ne compte plus dans ses films les personnages considérés comme séditieux ou dangereux tout simplement parce qu’ils refusent de plier (dans des registres bien différents, Coalhouse dans Ragtime, Amadeus, Larry Flynt ou Andy Kaufman dans Man on the Moon correspondent à cette description) : parmi tous ceux-ci, MacMurphy demeure l’exemple modèle, dans l’absurdité des causes (il ne rentre à l’hôpital que pour une période d’ « observation », et son opposition à l’infirmière Ratched tient dans un premier temps du pari bravache) comme dans la radicalité des modalités, qui confinent parfois à l’auto-sabotage : régulièrement, le spectateur peut avoir l’impression que MacMurphy pourrait bien simplement contribuer à apaiser la situation, sans même plier, tout simplement en ne se plaçant pas en contestation systématique - sauf que cela reviendrait pour lui à abjurer le principe fondamental de sa liberté individuelle, lui qui « n’aime pas l’idée de prendre quelque chose s’il ne sait pas de quoi il s’agit » et qui s’oppose au fait que « sa liberté soit conditionnée au bon vouloir » de ceux qui l’enferment. Rules ? Piss on your fucking rules !

Vol au-dessus d’un nid de coucou aurait été un film simpliste, grossièrement manichéen, si à un idéal libertaire naïf incarné par MacMurphy il avait opposé un système autoritaire caricatural. Là encore, le talent de Milos Forman est de positionner de subtils poids dans la balance, ici en montrant la nature bornée de MacMurphy, là en décrivant le personnel hospitalier comme des gens aimables, compétents, soucieux du bien-être de leur patientèle. Par expérience (7), Milos Forman ne sait que trop bien à quel point les systèmes autoritaires sont souvent formés d’individualités convaincues qu’elles œuvrent pour le bien commun. Ce que le spectateur va dès lors percevoir de la si terrible « méchanceté » de l’infirmière Ratched, ce ne sont que le zèle et le manque de souplesse avec lesquels elle applique des règles que non seulement elle ne questionne pas mais que la plupart du temps elle défend avec une conviction réelle. Le vote concernant les World Series est à cet égard révélateur : elle ne s’oppose pas, mais fixe, au nom de l’autorité qu’elle défend, des règles arbitraires qu’elle précise en sa faveur (le cas d’ex-aequo ou le dépassement du délai) quand elles ne lui sont pas favorables. Le meilleur moyen d’asservir une population n’est pas de l’écraser par la violence, mais de parvenir à lui faire croire qu’on écoute ses attentes mais qu’on ne peut malheureusement pas toujours les combler. MacMurphy l’indocile tombera des nues en apprenant que la plupart des patients de l’institut y sont de leur propre chef : la plus insidieuse des servitudes n’est-elle pas volontaire ?

Une autre autorité, plus discrète, est à l’œuvre dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, et la principale victime en est Billy : après la folle nuit durant laquelle le jeune homme aura enfin un peu goûté à la liberté incarnée à ses yeux par MacMurphy, l’infirmière Ratched lui demande s’il n’a pas honte, et Billy, dans un acte rebelle dont lui-même se serait cru incapable, rétorque que non, il n’a pas honte. Sauf que Ratched, consciente à cet instant de sa perte d’autorité propre, va solliciter, dans une démarche d’infantilisation symptomatique, la figure parentale, en l’occurrence maternelle, et ainsi provoquer le revirement du faible garçon. Les systèmes oppressifs fonctionnent dans une logique de perpétuation des peurs et des culpabilisations, et en particulier celles de ne pas être à la hauteur de ceux à qui on doit la vie.

Enfin, Milos Forman transforme un personnage essentiel du roman pour l’infléchir dans sa direction : chez Ken Kesey, Chief était le narrateur du récit, dont on savait dès le départ qu’il jouait auprès des soignants un jeu de surdité et de débilité, et la perception des autres personnages étaient conditionnée à son propre filtre, parano et mystique. Chez Forman, le robuste Amérindien devient, dans un premier temps, un personnage « neutre », apathique, qui semble ne pas influer sur l’action mais surtout ne pas être affecté par elle. Un observateur extérieur, impavide. L’un des enjeux du film devient alors de savoir si MacMurphy parviendra à l’entraîner dans son élan de liberté, par exemple en lui permettant de s’impliquer dans une partie de basket-ball ou d’exprimer sa voix lors du vote concernant les World Series. Mais à la faveur d’un rebondissement marquant (les fameux Juicy Fruit), on comprend que Chief n’est pas dupe et qu’il a déjà fait un choix fort, celui de la résignation. L’enjeu n'est donc plus tant de savoir si MacMurphy va « guérir » Chief (puisqu’il n’est pas malade) mais laquelle de leurs deux options (opposition vs acceptation) fournit la moins mauvaise réponse à la coercition. Le film a l’honnêteté et l’élégance de conclure sans laisser croire à une solution toute-faite, et sa résolution puissante contribue à nourrir le trouble et l’inconfort suscités par ses questionnements décisifs. Chief comme MacMurphy parviennent l’un comme l’autre à s’extraire de l’institut, mais à quel prix ? Tout bien pesé, la plus grande évasion a peut-être symboliquement eu lieu bien plus tôt dans le film, lorsque MacMurphy s’est mis à commenter les World Series face à l’écran noir de la télévision éteinte. A ce moment-là, tous l’écoutent et désobéissent ainsi à l’infirmière Ratched, illustrant à quel point la force collective la moins asservissable est celle de l’imaginaire.

(1) Au Cort Theater, mis en scène par Dale Wasserman.
(2) Kesey avait écrit le roman à 25 ans tandis qu’il travaillait comme assistant dans un institut psychiatrique pour vétérans de guerre à Palo Alto, à une période de son existence très empreinte par le psychédélisme et les expérimentations de drogues diverses.
(3) Ken Kesey est mort en 2001 et semble avoir tenu sa promesse ; il serait tombé par inadvertance sur un passage du film à la télévision et aurait changé de chaîne en réalisant qu’il s’agissait de l’adaptation honnie.
(4) Le film a, à titre d’exemple, réalisé un tout petit peu moins de 5 millions d’entrées en France.
(5) A noter que l’infirmière Ratched apparaît, en cumulé, moins de 23 minutes à l’écran, ce qui en fait probablement l’un des ratios « impact dans l’inconscient collectif / temps de présence à l’écran » les plus spectaculaires de l’histoire du cinéma - elle figure d’ailleurs à la 5ème place du classement des « AFI’s 100 villains » établi par l’American Film Institute en 2003. Un « spin off » sous forme d’une série télévisée créée par Evan Romansky et développée par Ryan Murphy à partir de 2020 se concentre d’ailleurs spécifiquement sur le passé du personnage.
(6) Durant sa carrière hollywoodienne, Milos Forman aura souvent contribué à faire découvrir des comédiens alors inconnus (il aimait assez peu se coltiner des « stars ») destinés à connaître de grandes carrières par la suite : à titre d’exemples,
Taking Off ainsi la première apparition à l’écran de Kathy Bates, Ragtime marque les réels débuts de Jeff Daniels ou de Samuel L. Jackson, Valmont confie le rôle essentiel de Mme de Merteuil à la parfaite inconnue qu’est alors Annette Benning. Vol au-dessus d’un nid de coucou n’est pas en reste, avec les découvertes majeures de Danny de Vito (qui avait déjà joué le rôle de Martini sur scène), Christopher Lloyd ou bien évidemment Brad Dourif, alors totalement novice au cinéma.
(7) Comme il le formulait lui-même, Forman avait connu le nazisme, le communisme soviétique et le capitalisme hollywoodien, donc s’y connaissait en systèmes oppressifs...

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 11 octobre 2021