L'histoire
Londres, durant la Première Guerre mondiale. Un soldat en permission tombe amoureux d'une jeune femme qui se prostitue pour survivre. Face à cet homme si gentil venant d'une famille bourgeoise, elle n'ose rien lui avouer. Bientôt, le secret devient déchirant et ses espoirs amoureux s'envolent...
Analyse et critique
Une merveilleuse époque que celle incarnée par l’ère pré-Code à Hollywood. Liberté de ton, sécheresse des histoires, modernité des mentalités… Bien entendu, il n’y a aucune raison de regretter tout ce qui va suivre, à partir de la mise en application rigide du Code Hays courant 1934, tant Hollywood a su continuer à évoluer et progresser avec une grande intelligence. Mais force est de constater que cette période de liberté outrancière demeure excessivement précieuse, encore aujourd’hui rétrospectivement. Sa courte durée (à peine cinq années) et sa vivacité en font un objet de curiosité qui, tel un pan de l’histoire oubliée du cinéma, recèle en son cœur un certain nombre d’excellents films, pour ne pas dire quelques chefs-d’œuvre. Parmi les majors compagnies, la Warner va se faire une spécialité de ces films, les nourrissant ainsi de son propre style (furieux, agité, enragé, engagé) : le film social va être particulièrement prisé, et les fondements de la société américaine moderne vont en prendre pour leur grade. A la Universal, le style pré-Code s’affirme davantage au travers d’une production de films d’épouvante alors naissante. Début 1931, Dracula choque la censure et le public, et obtient un immense succès commercial. Le sang, l’érotisme, la violence crue des idées… Hollywood s’engouffre de façon générale dans la brèche, et va s’en suivre une production horrifique soutenue de qualité dont la Universal sera le chantre principal. Alors que la firme prépare son Frankenstein pour la fin de l’année, elle multiplie aussi les films à tendance sociale plus ou moins réussis. N’est pas la Warner qui veut sur ce terrain-là, mais la Universal s’en sort néanmoins avec les honneurs, pliant le genre à son savoir-faire. C’est dans ce contexte que, presque sorti de nulle part, le film Waterloo Bridge symbolisera cet audacieux mélange, à la fois racé et extrêmement brutal.
Possédant l’aura des plus flamboyants mélodrames de la MGM, ainsi que la sécheresse et l’inventivité des plus féroces productions Warner, Waterloo Bridge n’en possède pas moins la sobriété austère peu commune (presque mystique) des productions Universal du tout début des années 1930. L'éclair de génie provient tout d’abord d’avoir confié les rennes à James Whale qui réalise ici son deuxième film, après Journey’s End (sa participation au Hell’s Angels de Howard Hugues n’étant pas créditée au générique). Le metteur en scène est encore inconnu, mais il s’apprête à signer une poignée de chefs-d’œuvre que Waterloo Bridge inaugure. Suivront des films immenses tels que Frankenstein, The Old Dark House, mais aussi et surtout The Invisible Man et The Bride of Frankenstein (peut-être le plus beau film d’épouvante des années 1930). James Whale est un cinéaste du mouvement, ses plans sont audacieux, son cadre dynamique, et il souligne régulièrement l’action par des travellings ingénieux et modernes. D’un bon scénario, il sait tirer le meilleur et lui conférer une enveloppe plastique généralement sublime. Le montage devra permettre à son travail de trouver une fluidité et une empreinte énergique uniques. Sur Waterloo Bridge, c’est tout son style qui s’affirme d’entrée de jeu. Comment ne pas être séduit par ce Londres crépusculaire, si loin et pourtant si proche des tranchées de la Première Guerre mondiale, et peuplé de silhouettes inquiètes ? Comment ne pas très rapidement tomber sous le charme du couple vedette qui, entre naïveté et cynisme (les deux faces d’une même pièce), illumine l’écran dès les premières minutes ? Une rencontre simple, un dîner spartiate, une ambiance magique. Waterloo Bridge séduit immédiatement par son ton austère et mélancolique, et cependant plein d’espoir. Car il possède en lui une symbiose parfaite, un équilibre jamais remis en cause, et dont la seule exigence est une humilité artistique et thématique à toute épreuve. C’est indéniablement le film de tous les talents en devenir, celui de James Whale, mais aussi ceux de Mae Clarke et Douglass Montgomery qui, malheureusement, n’auront pas la carrière qu'ils espéraient au cinéma, pour l’un comme pour l’autre. C’est curieusement la toute jeune Bette Davis qui, ici dans un second rôle pour l’un de ses tout premiers films, deviendra la grande star hollywoodienne que l’on connait.
Mae Clarke est merveilleuse dans ce rôle de jeune fille lasse et fatiguée, il s’agit sans aucun doute de son meilleur rôle. Sa beauté simple et sans fard, notamment son visage si particulier, font d’elle une héroïne parfaite. La sensibilité de son jeu, jamais forcé, empêche son personnage de tomber dans un pathos insupportable. Face à elle, Douglass Montgomery apporte sa gentillesse et sa compréhension avec une incroyable candeur. Cette alchimie fonctionne au-delà des espérances, grâce à l’intensité qui unit les deux personnages par le biais de deux acteurs sans grande expérience mais dotés d’une fraicheur confondante. Une belle et terrible histoire d’amour donc, avec cette mésalliance dont le scénario offre les meilleurs enjeux : elle est une danseuse sans emploi obligée de se prostituer pour survivre, lui est un jeune militaire sans expérience issu d’une riche famille bourgeoise. Au-dessus d’eux, un Londres nuageux, rendu mutique par la guerre, sans cesse sur le point de faire sonner une nouvelle alerte aux bombardements. C’est cette inquiétude constante, cette humanité assombrie qui, paradoxalement, donne cet absolu désir de vivre aux deux amants. On devine aisément quelle place prend cette relation dans leur vie (pour elle l’amour qu’elle n’a jamais espéré, pour lui l’amour véritable, celui de toute une vie). Le statut social de cette jeune femme, ainsi que ses mœurs de circonstances, l’éloignent toujours un peu plus de la pureté de son jeune amant, mais elle ne peut se résoudre à se séparer de lui. Voici le mélodrame amoureux dans toute sa splendeur, marquant et sincère, de la race de ceux qui emportent le spectateur dans leur sillage, qui leur fait espérer jusqu’au-bout que le couple sortira vainqueur des épreuves morales qui les assaillent. On y lit une fois encore la lutte des classes sociales, la lutte contre les préjugés, et la désespérante illusion du bonheur amoureux en dépit de tout.
Les scènes en appartement procèdent d’une merveilleuse intelligence, et les départs nocturnes de Mae Clarke pour gagner sa vie serrent le cœur. L’aparté campagnard optimiste chez la famille du jeune homme s’avère un contrepoint idéal aux tourments de la ville, permettant au spectateur de respirer et d’y croire un peu plus. La réaction de la famille à la venue de cette jeune demoiselle est tellement simple et belle que l’on se surprend une nouvelle fois à sentir les larmes aux coins des nos yeux. Le personnage de la mère, surtout, domine par sa bienveillance ces séquences d’aveux déchirants de la jeune femme. Il est par ailleurs étonnant de voir chez cette famille une ouverture d’esprit qui ne sera plus guère la norme une fois le Code Hays appliqué. Chose également notable, James Whale s’applique à faire ressentir sur un plan émotionnel l’érotisme des situations, par des regards, des rapprochements. Nous ne sommes parfois pas très éloignés d’un Ladies of Leisure réalisé par Frank Capra en 1930 pour la Columbia. Dans ce film, première collaboration entre Capra et son actrice fétiche, la lumineuse Barbara Stanwyck, on suivait un peintre issu d’une riche famille de New York qui tombait amoureux d’une jeune femme qui se prostituait. Alors qu'elle est devenue son modèle, il finira par en tomber follement amoureux. Barbara Stanwyck y jouait son personnage de façon candide, et le peintre y était davantage une figure de mentor. La tension sexuelle y était alors à son comble. Le happy-end totalement artificiel, et sans doute exigé par le studio, n’a pour autant pas suffi à altérer la dureté et la noirceur d’une histoire d’amour vouée à l’échec. Le récit traitait clairement de l’irréconciliable position des castes sociales et intellectuelles entre elles. Même si une fois encore la figure maternelle semblait prête à tout comprendre.
A l’inverse, Waterloo Bridge semble entamer ce processus de compréhension et de dialogue avec plus de facilité et d’acceptation de cet état de fait par la famille. Mais cela ne suffira pas, car le destin se chargera de séparer les deux amants, refusant la concrétisation de leur bonheur. Alors qu’ils viennent à peine de se quitter (lui repartant au front) et de se promettre de rester ensemble, une alerte à la bombe se fait entendre. Il faut à cet instant remarquer la virtuosité de James Whale qui filme alors en plongée, donnant au spectateur un point de vue presque divin, appuyant un peu plus l’idée d’une autorité supérieure agissant sur le destin des personnages. La jeune femme ne réagit que trop tard et, dans un cri de terreur, rend son dernier souffle enveloppée dans l’explosion d’une bombe. Son manteau étalé par terre et la foule compacte massée autour d’elle suffisent à faire comprendre que l’irréparable est arrivé. Elle est morte sur le pont de Waterloo. Alors que celui-ci lui avait donné l’espoir, il lui prend désormais sa vie. Le Waterloo Bridge est ainsi un lieu de passage où se font et se défont les destinées, un lieu fort, romanesque, où les âmes se croisent le temps d’aimer, et qui donne tout son sens à la tragédie pure de cette histoire d’amour impossible.
Eclipsé au fil du temps par la version de Mervyn LeRoy en 1940 pour la MGM (également intitulée Waterloo Bridge), le film de James Whale mérite aujourd’hui amplement d’être redécouvert. Le film de 1940 est certes un fabuleux mélodrame dans la grande tradition de la firme au lion rugissant, avec les stars Robert Taylor et Vivien Leigh dans les rôles principaux, mais il ne possède toutefois pas la fraicheur et l’incomparable liberté de ton de son prédécesseur, moins prestigieux mais tout aussi beau. Il n’est d’ailleurs pas interdit de préférer le film de Whale, tant celui-ci s’affirme comme un chef-d’œuvre de poésie et de romantisme sincère, l’un de ces moments audacieux et magnifiques dont Hollywood avait à l’époque le secret.