Satyajit Ray (1921-1992)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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bruce randylan
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

k-chan a écrit :Bon, j'ai fait le tri, et dressé mon petit planning (va falloir jongler avec le boulot et le cycle Shintoho à la MCJP qui reprend samedi). En gros, je vais pouvoir tout découvrir à 1 ou 2 prêt
Logiquement, je devrais pouvoir voir tous ceux que je ne connais pas (mais pas forcément les 2 que j'ai en DVDs toujours pas vus).

Mais jongler avec la MCJP (et la fondation pathé qui fait un cycle Alfred Machin) ne sera pas aisé. Faudra pas de colis suspect sur la ligne 6 :mrgreen:
Alexandre Angel a écrit :Image
Si ce n'est pas déjà fait, que les amoureux de Satyajit essaient de se procurer les recueils de nouvelles comme celui qui est ci-dessus. On y retrouve, au travers de contes nimbés de fantastique, la simplicité désarmante dont pouvait faire preuve le cinéaste dans ses films, mais une simplicité spirituelle, tonique, ouverte sur des perspectives tissées de malice et de mystère, des chutes parfois déconcertantes.
Ça se lit comme ça, d'une traite, façon Bibliothèque verte bengali puis, tout soudainement, vous donne une envie furieuse de (re)mettre le nez dans son cinéma. Il y a des trucs surprenants, comme ce récit d'horreur à la Roger Corman, qui s'appelle, L'Appétit de la Septotache.

Ah oui, j'ai vu qu'il y avait plusieurs de ses romans à la Cinémathèque. Je me demandais ce qu'ils valaient (mais c'est un peu cher vu l'épaisseur)
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k-chan
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par k-chan »

bruce randylan a écrit :Faudra pas de colis suspect sur la ligne 6 :mrgreen:
Ça n'arrête pas ces derniers jours. :roll:

Tu es allé voir Kanchanjungha tout à l'heure ? :)
bruce randylan
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

k-chan a écrit : Tu es allé voir Kanchanjungha tout à l'heure ? :)
Non, je bosse (ça m'arrive :mrgreen: ) mais j'ai pu voir La ménagerie (1968)
Image

Un homme fortuné demande au détective Byomkesh de faire des recherches sur une chanson utilisée dans un film dont il n'arrive pas à retrouver le nom. Beaucoup de mystères planent autour de l'interprète et rapidement le client du célèbre limier est retrouvé assassiné.

Ray se la joue Agatha Christie / Georges Simenon dans ce film noir qui doit aussi pas mal aux classiques américains des années 1940. Il est d'ailleurs bien difficile de ne pas penser à Bogart se déguisant avec malice dans le Grand Sommeil quand Byomkesh se grime en japonais pour les besoins de son enquête. Cela dit, le film est un peu coincé entre ses références et ne parvient pas à s'affranchir de verbiage typiquement littéraire qui n'apporte pas toujours beaucoup à l'enquête. Il y a beaucoup de surplace dans le récit, et pas seulement parce que le personnage piétine dans ses recherches en mode Whodunit.
Avec 2h10 au compteur, il y a plusieurs moments où les dialogues sont trop présents, trop envahissants et trop didactiques comme l'incontournable final où le détective réunit dans la même pièce tous les suspects pour exposer ses conclusions et démasquer le coupable. D'ailleurs lors des 15 dernières minutes, il y a eu un problème avec les sous-titres électroniques durant 10 minutes mais les 5 restantes étaient largement suffisantes pour comprendre la démonstration du Byomkesh. :|

Pourtant Ray essaye d'éviter la réalisation statique avec notamment un jeu plutôt habile sur la figure du cercle. Les personnages, comme les information et donc le raisonnement, fonctionnent inlassablement en rond : la caméra effectue beaucoup d'arcs de cercle, les personnages effectuent de nombreux aller-retour et les lieux du crime prennent place dans une large demeure où les différents bungalow forment un cercle. Sans parler des bandes magnétiques qui sont fréquemment rembobinées (ou le serpent enroulé).
Il y a ainsi quelques passages plutôt réussis comme la première visite de la maison du futur assassiné, lorsque Byomkesh essaye d'éliminer les suspects de son tableau ou quand il visite l'appartement du présumé coupable (avec une séquestration assez amusante d'une voisine).
Sans être jamais vraiment ennuyeux, je regrette que les séquences ne possèdent pas toute cette petite touche d'originalité qu'on retrouve épisodiquement. Et certaines péripéties du scénario sont loin d'être toujours évidentes (le McGuFffin de la chanson est assez tordue quand même).
Cela dit, la décontraction du récit et son héros éminemment nonchalant et attachant en font un plaisant divertissement. Et la transposition locale des codes du genre fonctionne plutôt.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

Bonne pioche hier soir avec Le lâche (1965), mais envers lequel je ne peux m'empêcher d'éprouver une certaine frustration du fait de sa courte durée (68 minutes). Ray va vraiment à l'essentiel avec une science narrative consommée (l'entrée en matière dans le garage, les flash-back qui se concentrent juste sur ce qu'il faut, les regards, les non-dits, les caractérisations, etc) et il y a de vraies belles trouvailles sur le plan de la mise en scène (j'adore par exemple ce plan de la cigarette en premier plan - ce qui ont vu comprendront). Mais paradoxalement, tout cela est tellement resserré, allusif et sec que la force du film n'a pas assez de temps pour s'imposer. Ce format donne au propos les atours d'un exercice de style, alors que mine de rien, il y a une richesse psychologique qui rend cette histoire d'amour contrariée moins "clichée" (tout est dit dès le début : c'est un schéma éprouvé de l'écriture scénaristique) qu'il n'y paraît. Mais je sens que c'est typiquement le genre de film qui va me travailler dans son côté frustrant (comme peut l'être la fin de Stomboli par exemple) et grandir dans mon esprit. Il faut dire que la réunion Soumitra Chatterjee/Madhabi Mukherjee fonctionne ici à merveille, incarnant à elle seule la pudeur, l'humanisme et la magie mystérieuse du cinéma de Satyajit Ray.

Je n'ai pas enchaîné sur la séance du Saint, qui est apparemment très mineur, lui, pour le coup.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Rick Blaine »

Demi-Lune a écrit :
Je n'ai pas enchaîné sur la séance du Saint, qui est apparemment très mineur, lui, pour le coup.
Je confirme, tu peux t'en dispenser. Surtout dans l'immédiate foulée du Lâche que je trouve magnifique, le contraste aurait été difficile.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Jeremy Fox »

Rick Blaine a écrit :
Demi-Lune a écrit :
Je n'ai pas enchaîné sur la séance du Saint, qui est apparemment très mineur, lui, pour le coup.
Je confirme, tu peux t'en dispenser. Surtout dans l'immédiate foulée du Lâche que je trouve magnifique, le contraste aurait été difficile.

Pas mieux. Curieux d'avoir ton avis sur Charulata le jour où tu le découvriras.
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Demi-Lune
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

Jeremy Fox a écrit :
Rick Blaine a écrit :
Je confirme, tu peux t'en dispenser. Surtout dans l'immédiate foulée du Lâche que je trouve magnifique, le contraste aurait été difficile.

Pas mieux. Curieux d'avoir ton avis sur Charulata le jour où tu le découvriras.
Oh mais je le connais déjà. :wink: J'avais bien aimé à l'époque, sans que la passion n'intervienne non plus... ce triangle amoureux m'avait alors paru un peu trop classique. Mais je crois qu'il faut impérativement une révision, mon appréhension de l’œuvre de Ray (et de l'Inde d'une façon générale) s'étant éclairée d'un jour nouveau, depuis. A vrai dire, de Charulata, je me souviens essentiellement de son ouverture silencieuse et étonnante. Je revois très distinctement ces travellings à l'intérieur de la maison, avec Charulata qui s'ennuie, erre de pièce en pièce et regarde avec ses jumelles. J'ai également en mémoire l'image de Charulata sur une balançoire, avec la caméra épousant son point de vue et faisant d'étonnantes circonvolutions. C'était le premier Ray que je voyais, et je m'étais dit que rayon mise en scène, ça valait le coup de creuser.
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Thaddeus
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Thaddeus »

Puisqu'il en est question...


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L’éveil des mots


Dans sa grande et belle demeure, Charulata s'ennuie. Elle va de son métier à broder à la bibliothèque, du piano à la fenêtre. Les rayons de soleil filtrent à travers les lattes des persiennes. Une voix dans le lointain chante une prière. L'air est immobile, le temps suspendu. Le monde vivant, le monde qui bouge, un montreur de singes, des porteurs, un homme corpulent… Cette jeune maîtresse de maison s'amuse à les observer avec des jumelles de théâtre. Spectatrice à défaut d'être actrice. Y-a-t-il tellement de différence entre elle et la femme musulmane qui passe dans la rue, enfermée dans une chaise à porteur ? Sa prison à elle est seulement plus vaste. Et c'est moins son corps qui est captif que son esprit. Son immense lit en bois symbolise le confort de son existence non accomplie. On est en 1879, à l'époque de la renaissance culturelle du Bengale, du grand bouillonnement des esprits, du règne incontesté de l’intelligentsia, dont le sujet de préoccupation majeur est la prochaine élection au Parlement de Westminster, où s'affrontent les tories de Disraeli et les libéraux de Gladstone. Ceux-ci triomphent. C'est la promesse, jugent les mêmes notables, de jours meilleurs pour l’Inde. Dans le monde entier, des idéalistes rêvent d’une société nouvelle et croient à la noblesse du travail. À Calcutta, la bourgeoisie commerçante occupe alors la première place, qu'avait tenue jusqu'alors l'aristocratie féodale, les "riches oisifs" dont Bhupati Dutt, le mari de Charulata, se défend de faire partie. Son entrevue avec le vendeur de papier n'est d’ailleurs pas seulement celle d'un créancier avec son débiteur mais aussi l'affrontement de deux classes, qui s'exprime par le mépris ou l'envie dans le ton du marchand devant la canne de son client, objet de luxe. Les débuts du journalisme contribuent au développement d'une nouvelle culture où l'occidentalisation et la critique de cette occidentalisation jouent des rôles complémentaires. La langue littéraire avec ses tournures archaïques est bientôt détrônée par la langue populaire à travers le développement du roman qui se produit sous l'influence britannique. Aucune société coloniale, ou plus exactement colonisée, n'a probablement poussé aussi loin le mimétisme des us et coutumes de son modèle. Et pourtant toute servilité est absente : par un désir de perfection, d'absolu, l'élite bengalie se lance un défi.


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Bhupati consacre son temps et sa fortune à La Sentinelle, petit journal politique contestataire qu'il a créé. Il entend lutter contre la domination des Anglais, non pas en souhaitant leur départ (le temps de Gandhi n'est pas encore venu), mais en réclamant un gouvernement qui tienne compte des intérêts de l'Inde. Tous les courants qui parcourent la vie intellectuelle du moment se rencontrent dans sa maison, dont le rez-de-chaussée abrite l'imprimerie. Elle est de style victorien mais les repas se prennent toujours à l'indienne. La politique se discute en anglais mais le bengali demeure la langue littéraire. Shakespeare est vénéré mais aussi Ram Mohan Roy. Les pièces donnent sur une loggia qui entoure un patio. Dans le couloir, vêtu à l'occidentale et absorbé dans un livre, le journaliste passe près de Charulata et ne la remarque pas. Cependant il ne faut pas voir en elle une femme négligée par son mari. Ce serait faire peu de cas de ce dernier personnage, riche de bien des contradictions. Il assume ses responsabilités d'intellectuel libéral et critique mais aussi celles que lui assigne la société à laquelle il appartient (procurer du travail à son jeune cousin Amal ainsi qu'à son paresseux beau-frère), tout en essayant d'aider sa femme à donner sa mesure. La Sentinelle, Bhupati l'avoue, est la rivale de Charulata. Lui qui souhaite l'épanouissement de son peuple n'a pas le temps de se soucier de celui de son épouse. Pourtant il a reconnu en elle des dons d'écrivain. Alors, tout indifférent qu'il soit à la poésie, au roman ou au théâtre, il demande à Amal, venu habiter chez eux, de la pousser à écrire. Indéchiffrable, son projet constitue une énigme qui traverse et emporte avec elle toutes les données, un mélange de naïveté, d’esquive et de roublardise : laisser sa femme livrée à son désir, pris en charge par un autre, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à son journal tout en escomptant sur le travail d'un délégué pour en recueillir tous les bénéfices.

Voilà bien des mots pour expliquer laborieusement ce que le cinéaste fait si bien sentir. Le froufrou d'une robe de soie, le vent qui se lève, une main caressant des livres dans une bibliothèque... Tant de choses sont exprimées sans être dites. La résidence fonctionne comme une vaste imprimerie, ventre qui avale tout ce qui vient du dehors (images, bruits) et en fixe les traces. Ses murs recueillent la lumière qui s'y dépose, réverbèrent la matière sonore dont ils sont à la fois le miroir, le témoin de sa déperdition et les gardiens de sa mémoire (Charu séduite par un chant, Bhupati, devant la mer, préférant au bruit des vagues celui des rotatives). Ainsi, à la minute où Amal pénètre pour la première fois dans la maison, une tornade de pluie entre avec lui, une folie des éléments qui prend des airs de jeu. C’est qu’il représente la jeunesse et la gaieté. Grâce à lui, Charulata va apprendre à rire, découvrir la fascination de la page blanche et le bonheur de composer des mots. Entre eux, il n’y a de perspective d’écriture que dans un espace de défi. C’est une arme, l’objet d’une rivalité dont l’enjeu et la vérité sont ambigus. Car peu à peu l'amitié fraternelle que la jeune femme porte à son cousin va se transformer en un autre sentiment, qu'elle mettra longtemps à reconnaître. Pleurs, bouderies : la jalousie s'en mêle. Amal n'y comprend rien et Charulata pas grand-chose. Le plus beau, c'est que ce film si simple, si évident, garde son mystère à force de nous identifier à l’héroïne. Son inconscience devient contagieuse et on est parfois aussi surpris qu'elle de ses réactions. Mais le récit fait aussi la tragédie de Bhupati, dont la générosité ne s'exprime que dans les actes et que tous trompent : son beau-frère le vole et provoque sa faillite, sa femme ne lui dit pas qu'elle a écrit et qu'elle est publiée dans une excellente revue littéraire (il subit l'humiliation de l'apprendre par un tiers), enfin quand il croit avoir trouvé la solution dans la création d'un journal où il assurerait la partie politique et Charu la partie littéraire, au moment de son plus grand enthousiasme, il découvre par hasard qu’elle a aimé et aime encore Amal.


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Face à ce mari tout empreint d'idéal politique et de bienveillance, l’héroïne est en proie à des pulsions et à des mouvements involontaires que Ray juxtapose avec une adresse mystérieuse et sans explications. Outre la demeure où s'affrontent les affects et se trament les trahisons, Charulata et Amal fréquentent le beau jardin un peu à l'abandon et c'est là, sur un tapis décoré d'un paon, que chacun commence à écrire. Le soleil y calligraphie déjà avec l’ombre des feuilles. Le bercement d’une balançoire y accompagne deux moments importants : l'un où Charu vit passivement l’écriture d’Amal, en parcourant les alentours (avec l'image peut-être douloureuse d'une servante portant un enfant), l'autre où le mouvement évoque des souvenirs qui se superposent sur un très gros plan de son visage puis de ses yeux sombres (l'eau, le bateau, le rouet, le manège, balancements, tournoiements, puis les feux d'artifice, les déguisements) et déclenche chez elle l’étincelle de la création littéraire. Charulata est le théâtre d'inquiétudes diverses, de souffrances, d'enfantillages, de mesquineries et de grands projets. Elle cherche à avoir sur Amal l'influence qu'elle ne peut exercer sur Bhupati, veut lui extorquer la promesse qu'il ne diffusera pas ce qu'il aura écrit. Elle est envieuse de sa belle-sœur lorsque c'est à elle qu'il annonce la publication de ce texte. Piquée au vif, elle s'abandonne alors à la rage, cheveux défaits ; elle frappe Amal à la tête, se livre à une suite d'actions désordonnées qui répètent ses actes anciens comme si elle essayait en vain de recréer un ordre que sa propre création a perturbé ; elle lui propose du bétel puis le jette, va lui en préparer d'autre puis, apaisée, les cheveux rattachés, elle lui fourre une noix dans la bouche et lui donne les mules qu'elle a brodées depuis longtemps pour son mari. Enfin, comme après sa lecture il ne peut cacher son admiration pour l'écrivain qu'elle vient de révéler en elle, elle s'écroule en pleurs contre lui en déclarant qu'elle n'écrira jamais plus.

Le film est donc l’histoire d’un éveil, d’un apprentissage à la vie, à l'amour, à l'art, conté avec une délicatesse extrême, sur la pointe des émotions. Sa magie triste et doucereuse évoque un rêve de Tchekhov en miniatures à la rose. Une parfaite écoute, une observation attentive de l’ordre des lieux font répéter au découpage ses plans et ses cadres comme le quotidien réitère les passages, les haltes aux fenêtres, le contact des objets. La sentimentalité de l’anecdote se contraint à la retenue. Il en va ainsi des protagonistes. Lorsqu’il apprend la ruine du journal, Amal part au loin chercher du travail. Devant le désespoir de sa femme, qui se jette sur son lit en criant son chagrin après avoir appris le départ de son cousin, Bhupati comprend la vérité. Il s'en va quand le vent tombe et elle distingue ses pas. Elle lit la lettre d'Amal puis la déchire ; lui, dans la voiture, s'essuie les yeux avec le mouchoir dont elle a brodé le monogramme. Un peu plus tard, elle se dirige vers la porte au verre dépoli, puis l'ouvre. Ils sont face à face. Il baisse les yeux et elle lui dit "Entre", en lui tendant la main. Il tend la sienne. Cette fin magnifique restitue les relations telles que Ray les avait suggérées à d'autres moments. Pas de remords chez Charulata (seul Amal avait intériorisé la traîtrise du beau-frère et avait fui pour ne pas lui aussi abuser la confiance du mari après l'aveu de sa femme), une acceptation de ses propres sentiments sans aucun ressenti de faute, une volonté sans faille. Et chez Bhupati, douceur, souffrance, compréhension solitaire. Par l’emploi de photos fixes, c'est aussi le retour à l'immobilité du début, même si entre temps le monde s’est animé. Ray est à la fois le peintre du temps qui passe et de l’immuabilité des choses. Ses films ont une construction cyclique et ses images obéissent souvent à une composition circulaire. Il décrit moins des actes qu'il ne donne à sentir la durée. Car la vie pour lui n'est pas tissée d'événements mais d'instants. Et chacun d'eux est un morceau d'éternité.


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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

Thaddeus a écrit :
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L'image de gauche est tirée du Lâche, justement. :wink:
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Thaddeus
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Thaddeus »

Vraiment ? Ça me surprend, je suis presque sûr d'avoir fait des copies d'écran au moment où j'avais rédigé cette critique (ça remonte un peu).

Bon, je vais peut-être modifier cela.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Trois filles : les bijous volés (1961)
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Un écrivain s'arrête sur un quai pour raconter sa dernière histoire à un inconnu. Celle d'un homme d'affaire dont l'épouse développe rapidement une grave paranoïa sur ses bijous.

C'est le segment qui m'a le moins touché du triptyque Trois filles car il faut dire que Ray délaisse l'émotion et la tendresse des deux autres pour une approche "moins aimable", plus torturée et misanthrope avec un dimension fantastico-gothique plutôt atypique et assez original dans le panorama du cinéma indien, assez peu porté vers le fantastique de manière générale.
Cela dit, visuellement, Ray sait très bien ce qu'il fait avec un huit-clos très bien géré, idéalement ciselé dans un très beau noir et blanc fort contrasté pour une excellente gestion de l'espace qui exploite très bien les reflets dans les miroir, les deux chambres communicantes, le mobilier etc... Et la fin ne manque pas d'intensité dramatique lorsque le mari essaye d'aller trouver des fonds, laissant seul son épouse à moitié folle.
Qu'est-ce qui coince alors ? Peut-être l'interprétation trop prononcée et accentuée par un maquillage peu subtil ? Une chute prévisible qui affaiblit un peu la fable morale ? Un narrateur qui désamorce la tension à chaque fois qu'on revient vers lui ? Une narration un peu précipitée au début qui fait qu'on a un peu du mal à accepter le postulat initial ?
Un peu de tout ça sans doute. Mais fort heureusement les 10 dernières minutes étant réussis pour son ambiance hallucinée, on a plutôt envie d'être positif d'autant que Ray sait aussi très bien filmé les tourments intérieurs de ses personnages comme s'il parvenait à sonder au plus profond d'eux-mêmes.


La pierre philosophale (1957)

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Dutta, un employé de banque qui vient d'être renvoyé ramasse lors d'une averse une petite pierre polie qu'il offre à son petit neveu. Ce dernier lui apprend que cette pierre a transformé un de ses soldats de plombs en or.

Troisième film de Satyajit Ray, et donc premier à sortir d'une inspiration autobiographique, cette pierre philosophale est un joli conte morale et fantastique même si son postulat montre quelques faiblesses en cours de route et que Ray semble se demander à un moment s'il va pouvoir raconter une histoire avec ce sujet. Au vu de son potentiel, le déroulement de l'histoire (et sa conclusion) paraissent un peu faible et ne se montrent que partiellement à la hauteur des possibilités et de ses richesses thématiques.
Il y a donc 15-20 minutes un peu faible où l'histoire ne progresse pas vraiment après un premier tiers réussi où l'humour se mêle adroitement à une certain pessimisme avec quelques passages bien écrits : Dutta se mettant à pleurer dans sa chambre après avoir compris ce qu'il lui arrivait, ses rêves de grandeur (et de statues à son effigie), son inquiétude face au pouvoir de la pierre philosophale, son escapade en taxi après avoir touché la vente de l'or qui le conduit devant une déchetterie pleine de pièces rouillées, son serviteur devant changer de costumes selon le rôle qu'il doit prendre...
C'est assez juste, avec un duo plutôt touchant pour un choix de comédiens original où Ray opte un homme de 50 ans, corpulent, à moitié chauve et aux dents gâtées, loin des rôles de jeunes premiers. C'est assez payant en tout cas et on s'attache très rapidement à lui.

La suite semble donc avancer à tâtons avant de choisir la facilité pour une dernière partie plus légère et moins ambitieuse, tout en fonctionnant d'un pur point de vue narratif. Mais j'aurais voulu que le film aille plus loin dans sa véritable dimension de fable où la population est soudainement paniquée en découvrant l'existence d'un tel pouvoir qui risque de tuer l'économie et les quelques richesses des plus démunis en dévaluant complétement la valeur de l'or.
Cependant, le film est globalement bien rythmé, bien interprété et possède une réalisation maîtrisée à grand renfort de nombreux mouvements de grues sans tomber dans le tape à l'œil démonstratif.
Assez d'éléments qui donnent envie de réhabiliter ce film peu connu d'un début de carrière il faut bien dire admirable et remarquable.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

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De mon côté, déception avec La déesse (1960). Ironiquement, l'intrigue bute contre un saut de foi non négligeable en termes de cohérence interne : que le père très croyant ait une vision de sa belle-fille en réincarnation de Kali et veuille la vénérer comme telle, soit. C'est intéressant, prometteur, et cela permet d'aborder la question des croyances très profondes en Inde et de la synthèse que cette civilisation a su créer entre des religions millénaires et la marche de l'Histoire, la modernité. Ray en étudie justement le possible tiraillement. Mais pourquoi diable cette belle-fille, elle, se résout-elle immédiatement sans broncher à cette lubie absurde, et surtout, comment peut-on croire que cette idée fixe du vieux ne soit remise en cause par absolument personne (à part le mari, lorsqu'il apprend ce qui se passe) ? Certes, le personnage de Sharmila Tagore est sincèrement dévoué à son beau-père et on peut penser que la place de la femme, même dans une caste supérieure comme c'est le cas dans le film, ne donne guère de possibilités de s'opposer à la volonté du patriarche. Mais quand même, cet élément central de l'histoire pose un vrai problème de crédibilité d'autant que Ray prend bien le temps de filmer la pauvre pleurer et souffrir en silence dans son rôle de statue humaine révérée. Elle ne se pose des questions sur son aura et sur son rôle auprès des fidèles que plus tard dans le film. Cette passivité consentante, cette négation de soi pour le bon plaisir d'un vieil illuminé reste un mystère pour moi et torpille le film, qui m'a paru de toute façon moins achevé que d'habitude en termes de narration et de construction. Car à chaque fois que Ray est à deux doigts de transcender son sujet et de mettre vraiment le doigt sur la ferveur mystique de l'hindouisme par des images, par ce vertige dont est capable le cinéma (la procession de fidèles, le miracle de l'enfant guéri), il se coltine cette intrigue domestique pauvre et ennuyeuse et passe à côté du potentiel à la fois fantastique et psychologique du film, le dilemme de Doya, la prétendue déesse, étant ramené à une psychologie lourdingue et à une charge brouillonne contre la superstition.

Pour l'anecdote, Lucile Hadzihalilovic était également dans la salle. :)
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Demi-Lune a écrit :De mon côté, déception avec La déesse (1960).
Ah mince alors ! :(
Ca fait partie des Ray que j'avais adoré, notamment pour ce portrait féminin assez insaisissable durant sa première moitié. Et qui allait justement à la place de la femme dans la société indienne.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

bruce randylan a écrit :Ca fait partie des Ray que j'avais adoré, notamment pour ce portrait féminin assez insaisissable durant sa première moitié.
Ben c'est bien le problème. Comment croire qu'elle se résigne à cette extravagante Révélation (un rêve en pleine nuit, je rappelle) chez son beau-père? Elle devrait réagir, lui dire quelque chose. Qu'il est fou, ou que c'est flatteur, l'un ou l'autre. Mais pas se laisser réifier ainsi, comme si c'était quelque chose de neutre. C'est l'asservissement d'un être humain qui était jusque là considéré comme un membre respecté de la famille. Et on voit bien qu'elle en pleure et qu'elle est "absente".
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Message par bruce randylan »

Tonnerres lointains (1973)
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Le brahmane d'un petit village s'occupe également de médecine et d'éducation. Vivant dans une province pauvre, il est principalement rémunéré avec de la nourriture. Mais la guerre menée par la Japon menace la production de riz des pays voisins.

Un peu mi-figue mi-raison pour celui-ci.
On y trouve quelques séquences très fortes, un scénario construit de manière original, une très belle photographie en couleur et plusieurs plans magnifiques mais c'est lourdement handicapé par une première heure où il ne se passe pratiquement rien pour un surplace assez ennuyeux malgré une formidable ouverture (cette main sortant de l'eau comme s'il s'agissait d'un cadavre revenant à la vie).
Je me suis donc détaché malgré moi des personnages principaux, surtout celui masculin dont la passivité lasse rapidement. Les protagonistes féminins sont beaucoup plus intéressant mais demeurent assez superficiels et j'aurais bien voulu qu'on développe beaucoup plus les amies de l'épouse du brahmane.

Le film commence donc au bout d'une heure quand ces avions qui survolent le pays ne sont plus de jolis engins, rappelant des grues en migrations, mais une annonce de la baisse des stocks de riz qui devient logiquement un objet de spéculation et de marchandage.
Ce sont vraiment durant ces 40 dernières minutes que le film trouve son émotion mais c'est presque trop tard. La qualité de certaine scènes (les visites chez l'homme défiguré, le brahmane n'osant pas manger un repas qu'on lui offre, une agression en forêt) manquent ainsi d'impact et d'implication.
En revanche la dernière séquence laisse vraiment K.O. et sonné.


Le lâche (1965)
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En effet, je ne peux que me joindre aux défenseurs du film.
C'est du grand Ray, celui où il parvient à sonder l'âme (et ses états) des personnages avec une manière assez unique de s'attarder sur les visages, de capter un regard, de parcourir un décor etc... Il reste de ce point de vue là un formidable directeur d'acteurs d'autant que les émotions dépeintes dans le film sont complexes et ne sont pas toujours expliquées ou résumées par des dialogues.
Même si le film demeure incroyable d'un point de vue visuel avec une économie de moyen virtuose qui exploite admirablement bien les quelques décors du film pour un noir et blanc ciselé, c'est surtout le travail sur le son qui m'a subjugué et qui confère cette ambiance lugubre, oppressante et presque surréaliste (dans son sens kafkaïen).
Les personnages sont en plus très bien écrit même si je n'aurais pas été contre d'approfondir le rôle du mari (dont la psychologie est parfois contradictoire d'une scène à l'autre sans que cela se justifie vraiment par rapport au scénario et à l'évolution du "lâche").
En tout cas, la description des tourments intérieurs de ce scénariste sont très bien dépeints avec une dimension très mélancolique, et presque existentialiste, sans pour autant lui ôter son comportement égoïste, qui remplace sa lâcheté de jeune adulte. Et même si l'on partage et comprends son trouble, il est difficile de ne pas le trouver abject par moment. En face de lui, son ancien amour d'étudiant lui oppose une froideur désabusée avec une certaine cruauté, sans basculer dans le cynisme. Une cruauté qu'on ne peut pas lui reprocher vu ce qu'elle a traversé et la manière dont on l'a traité.
Ce n'est pas la chose la plus évidente que de nous faire partager deux points de vue autant opposés et l'on ne peut que louer Ray d'y être parvenu avec une durée si brève d'ailleurs. Tous ces différents sentiments antinomique sont à ce titre incroyablement réunis dans l'ultime séquence, tout de force visuelle et psychologique.

C'est clair qu'en comparaison le saint (1965) est très dispensable et anecdotique, sorte de déclinaison de la Déesse sur un mode léger et décontracté. Ca pourrait être une bonne approche à la rigueur mais la réalisation de Ray est tout autant relâché et se révèle bien décevante et plate. Reste les acteurs sympathiques (dont l'assistant très drôle) et quelques running gags plaisants (les doigts tournant en sens opposés que mes voisins essayaient de faire de leur côté :mrgreen: ).
"celui qui n'est pas occupé à naître est occupé à mourir"
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