Satyajit Ray (1921-1992)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Demi-Lune
Bronco Boulet
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

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Kanchenjungha (1962)

Les vacances d'un groupe de personnes dans une station de montagne de la région de Darjeeling.

Il s'agit du premier film en couleurs de Ray, et ce n'est malheureusement pas avec la copie projetée (venue du fonds Satyajit Ray de l'université de Californie de Santa Cruz) que le spectateur pourra réellement mesurer l'usage que le cinéaste indien en fait, tant le temps a délavé la photographie.
D'ailleurs, question à deux balles : pourquoi Ray semble-t-il si réticent à systématiser le recours à la couleur dans son cinéma ? Est-ce pour des raisons de budget ?
En tout cas, au-delà de cette caractéristique et du fait que le film soit devenu une rareté, on a affaire à un cru intéressant à la fois sur le plan narratif et sociologique.
Sur le plan narratif, Ray expérimente mine de rien le principe du film choral où toutes les histoires se télescopent en permanence (en l'occurrence, dans l'espace réduit des sentiers pédestres de Darjeeling). J'essayais de réfléchir à des précédents dans l'usage de ce schéma de narration, et j'ai eu toutes les peines du monde à voir un quelconque exemple (les expérimentations de Griffith relevant plus du montage alterné). Les histoires que raconte Ray sont, individuellement, assez modestes (mais le tout est supérieur à la somme des parties), et toutes ces rencontres fortuites au gré de la promenade peuvent prêter à sourire, mais il y a définitivement du brio chez ce cinéaste, qui réfléchissait en même temps que les Français, les Italiens ou les Japonais à de nouvelles façons de raconter une histoire.
Sur le plan sociologique, Ray illustre au travers de sa galerie de personnages en villégiature différentes problématiques majeures, traitées sur un mode faussement mineur: le mariage en Inde, la soumission de la femme, le patriarcat étouffant (accréditant la lecture de Strum au sujet de La déesse), la bourgeoisie anglophile, la manière dont certains ont fait fortune, les différences sociales... Malgré le système choral, qui implique de papillonner de personnages en personnages, Ray donne juste ce qu'il faut d'éléments de compréhension psychologique, et montre une fois de plus son amour profond pour ses protagonistes, quels qu'ils soient. Tous sont admirablement campés et c'est un bonheur de les accompagner dans cette flânerie.
Ce n'est pas un film dans lequel le talent de mise en scène de Ray explose de façon ostentatoire, mais il y a çà et là des idées qui démontrent que nous sommes en présence d'un cinéaste astucieux (voir notamment comment le brouillard est utilisé au moment où chaque situation, individuellement, commence à se corser). Le dernier plan est attendu, mais très beau. Et surtout, sur le plan émotionnel, il est désarmant de constater à quel point Ray sait cueillir avec beaucoup de dignité et de simplicité, en mettant en parallèle le désarroi et l'échec sentimental des trois couples.
A noter, pour les connaisseurs, un amusant dialogue sur Tagore : "Avez-vous lu La maison et le monde ?"
Bref, sous ses atours modestes, Kanchenjungha reste un film tout à fait personnel et dont le charme infuse durablement en mémoire. Pas mal du tout.
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Jack Carter
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Jack Carter »

Dans ma liste des films à decouvrir si j'ai la chance de le voir un jour...en tout cas, merci de vos avis, squatteurs de la cinematheque, Demi-Lune, bruce and co :wink:
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
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Demi-Lune
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

Jack Carter a écrit :Dans ma liste des films à decouvrir si j'ai la chance de le voir un jour...en tout cas, merci de vos avis, squatteurs de la cinematheque, Demi-Lune, bruce and co :wink:
You're welcome.

Tiens sinon, continuant à réfléchir sur les précédents de film choral où toutes les histoires sont liées avec une unité de temps et de lieu, il y a quand même La règle du jeu.
bruce randylan
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Demi-Lune a écrit : Tiens sinon, continuant à réfléchir sur les précédents de film choral où toutes les histoires sont liées avec une unité de temps et de lieu, il y a quand même La règle du jeu.
Comme ça je dirais aussi (pour citer des films antérieurs à Kanchenjungha) :
Les hommes du dimanche de Siodmak & Cie
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Banks Holiday de Carol Reed
Dimanche d'aout de Lucianno Emmer
Le bar du crépuscule de Tomu Uchida
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Et certain Yuzo Kawashima (mais je suis moins sûr pour l'unité de temps)
Demi-Lune a écrit :Image

Kanchenjungha (1962)

Les vacances d'un groupe de personnes dans une station de montagne de la région de Darjeeling.

Il s'agit du premier film en couleurs de Ray, et ce n'est malheureusement pas avec la copie projetée (venue du fonds Satyajit Ray de l'université de Californie de Santa Cruz) que le spectateur pourra réellement mesurer l'usage que le cinéaste indien en fait, tant le temps a délavé la photographie.
D'ailleurs, question à deux balles : pourquoi Ray semble-t-il si réticent à systématiser le recours à la couleur dans son cinéma ? Est-ce pour des raisons de budget ?
En tout cas, au-delà de cette caractéristique et du fait que le film soit devenu une rareté, on a affaire à un cru intéressant à la fois sur le plan narratif et sociologique.
Sur le plan narratif, Ray expérimente mine de rien le principe du film choral où toutes les histoires se télescopent en permanence (en l'occurrence, dans l'espace réduit des sentiers pédestres de Darjeeling). J'essayais de réfléchir à des précédents dans l'usage de ce schéma de narration, et j'ai eu toutes les peines du monde à voir un quelconque exemple (les expérimentations de Griffith relevant plus du montage alterné). Les histoires que raconte Ray sont, individuellement, assez modestes (mais le tout est supérieur à la somme des parties), et toutes ces rencontres fortuites au gré de la promenade peuvent prêter à sourire, mais il y a définitivement du brio chez ce cinéaste, qui réfléchissait en même temps que les Français, les Italiens ou les Japonais à de nouvelles façons de raconter une histoire.
Sur le plan sociologique, Ray illustre au travers de sa galerie de personnages en villégiature différentes problématiques majeures, traitées sur un mode faussement mineur: le mariage en Inde, la soumission de la femme, le patriarcat étouffant (accréditant la lecture de Strum au sujet de La déesse), la bourgeoisie anglophile, la manière dont certains ont fait fortune, les différences sociales... Malgré le système choral, qui implique de papillonner de personnages en personnages, Ray donne juste ce qu'il faut d'éléments de compréhension psychologique, et montre une fois de plus son amour profond pour ses protagonistes, quels qu'ils soient. Tous sont admirablement campés et c'est un bonheur de les accompagner dans cette flânerie.
Ce n'est pas un film dans lequel le talent de mise en scène de Ray explose de façon ostentatoire, mais il y a çà et là des idées qui démontrent que nous sommes en présence d'un cinéaste astucieux (voir notamment comment le brouillard est utilisé au moment où chaque situation, individuellement, commence à se corser). Le dernier plan est attendu, mais très beau. Et surtout, sur le plan émotionnel, il est désarmant de constater à quel point Ray sait cueillir avec beaucoup de dignité et de simplicité, en mettant en parallèle le désarroi et l'échec sentimental des trois couples.
A noter, pour les connaisseurs, un amusant dialogue sur Tagore : "Avez-vous lu La maison et le monde ?"
Bref, sous ses atours modestes, Kanchenjungha reste un film tout à fait personnel et dont le charme infuse durablement en mémoire. Pas mal du tout.
Je serai bien moins enthousiaste. :oops:
J'ai trouvé le film assez bancal dans sa narration. L'aspect choral ne fonctionne pas avec de gros problème de déséquilibres et de structure. Les rencontres sont tellement fortuites que je vois pas trop comment fonctionne la promenade sur laquelle erre les personnages et qui ne semble pas répondre à beaucoup de rigueur géographique.
Certaines sous-intrigues m'avaient l'air d'avoir été rajoutées une fois le montage fini et que Ray s'est rendu compte que son montage n'excédait pas les 80 minutes. Les deux courtes scènes avec le photographe qui dragouille les filles en terrasse est placé n'importe où dans le récit et disparaît tout aussi abruptement sans jamais être en interaction avec le reste du récit. Un peu comme le couple en crise avec l'histoire des lettres trouvés même si ces épisodes sont un peu mieux disséminés le long du film.
Je vois bien que Ray a voulu faire un certain portrait de l'Inde avec les aristocrates sous influence britanniques, les problèmes de classes (et de castes), les filles en quête d'émancipation, les problèmes d'éducation et d'accès au marché du travail, l'adultère... Sauf que ces éléments ne sont pas toujours bien intégrés au récit et aurait mérité une bien meilleure écriture. En l'état, Kanchenjungha me fait plutôt penser à un brouillon ou une note d'intention mais pas à une œuvre réfléchie et fluide.

Du coup, j'ai du mal à retrouver l'amour de Ray envers TOUS ses protagonistes puisque certains sont à peine esquissés. C'est surtout le "ménage à trois" qui trouve grâce au yeux du cinéaste et il faut reconnaître que certains passages sont plutôt réussi avec un certain talent d'observation sur l'attente, la gêne, le malaise, la timidité, l'arrogance. Mais souvent un brin artificiel.
Reste qu'une nouvelle fois les 10-15 dernières minutes sont assez touchantes avec des personnages qui osent enfin sortir de leur carcan social pour affronter un peu la vie telle qu'elle se présente, sans préjugés.
La réalisation en temps que telle est meilleure que son matériel avec une belle utilisation de la nature, du cadre et des éléments comme la brume qui tombe de temps en temps. Et moi aussi, je regrette de ne pas avoir eu un meilleure copie que celle-ci où les couleurs commencent à virer.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

bruce randylan a écrit :Dimanche d'aout de Lucianno Emmer
Ah oui, bien vu.
bruce randylan a écrit :Du coup, j'ai du mal à retrouver l'amour de Ray envers TOUS ses protagonistes puisque certains sont à peine esquissés.
Que certains soient esquissés, je le concède sans problème, et tu fais bien de rappeler le personnage du dragueur avec son appareil photo (sans incidence sur le reste des autres histoires, et qu'on ne revoit qu'au détour d'une ballade en compagnie de la nana au chien) pour montrer que la structure chorale est chancelante. C'est certain, prises isolément, les histoires sont modestes et s'entrecroisent un peu artificiellement. Je le disais moi-même dans mon commentaire : toutes ces rencontres au gré des chemins de promenade peuvent prêter à sourire tant c'est improbable sur le plan topographique et chronologique.
Mais même si elle est perfectible, je trouve que l'écriture montre quand même l'attachement de Ray pour tous ses personnages, même ceux qui sont le moins exploités (comme peut l'être par exemple le personnage de l'oncle, passionné d'oiseaux, ou celui du père d'Ashoke, l'ancien précepteur qui cherche à arranger le coup). Ça passe par des attitudes, les regards, cette forme (que je trouve très indienne) de dignité et de non-dit, la mise en valeur des visages, l'écoute dont ils font tous preuve, bon gré mal gré... il y a à creuser pour chacun d'entre eux, avec juste ce qu'il faut de caractérisation. Une économie qui fait mouche lorsque les personnages, contre toute attente, se transcendent : la dignité du prétendant éconduit par Monisha, la dignité de la mère qui chante pour conjurer la brume et trouvera la force de s'opposer à son mari pour le bien de sa fille, la dignité du mari trompé, le statut de l'oncle ornithologue d'abord entremetteur (voir comment il embarque Ashoke avec lui pour laisser Monisha et son prétendant seuls) puis bienveillant (son sourire à la fin quand il regarde avec ses jumelles)... les choses sont moins simples qu'il n'y paraît avec ce côté très flottant, très tranquille qu'a le film.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Demi-Lune a écrit :Une économie qui fait mouche lorsque les personnages, contre toute attente, se transcendent : la dignité du prétendant éconduit par Monisha, la dignité de la mère qui chante pour conjurer la brume et trouvera la force de s'opposer à son mari pour le bien de sa fille, la dignité du mari trompé, le statut de l'oncle ornithologue d'abord entremetteur (voir comment il embarque Ashoke avec lui pour laisser Monisha et son prétendant seuls) puis bienveillant (son sourire à la fin quand il regarde avec ses jumelles)... les choses sont moins simples qu'il n'y paraît avec ce côté très flottant, très tranquille qu'a le film.
C'est tout à fait vrai mais tous ces sursauts de dignité n'arrivent que durant les 10 dernières minutes... renforçant pour moi cet aspect un peu trop fabriqué.
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Alexandre Angel
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Alexandre Angel »

bruce randylan a écrit :
Demi-Lune a écrit : Tiens sinon, continuant à réfléchir sur les précédents de film choral où toutes les histoires sont liées avec une unité de temps et de lieu, il y a quand même La règle du jeu.
Comme ça je dirais aussi (pour citer des films antérieurs à Kanchenjungha) :
Les hommes du dimanche de Siodmak & Cie
Treno Popolare de Matarazzo
Banks Holiday de Carol Reed
Dimanche d'aout de Lucianno Emmer
Le bar du crépuscule de Tomu Uchida
Club Havana de Ulmer
Sous le ciel de Paris de Duvivier
Et certain Yuzo Kawashima (mais je suis moins sûr pour l'unité de temps)
Demi-Lune a écrit :Image
Et je rajouterais, les ayant découverts récemment Café de Paris, d'Yves Mirande ainsi que son pendant Le Café du Cadran, de Jean Gehret (et Henri Decoin). Le premier pourrait annoncer le cinéma de Robert Altman.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Alexandre Angel
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Alexandre Angel »

La Grande Ville (1963) : sa photo diaphane et contrastée, sa caméra aérienne qui filme amoureusement le beau visage de Madhabi Mukerjee, sa tendresse et son humanisme, sa douce lucidité, son générique épuré qui fait d'un pentographe de tramway son motif : tout cela est très beau. Satyajit Ray est décidemment le pendant indien de Renoir et même de Jacques Becker, lorsque, immergés au sein d'une famille de Bengalis instruite mais pauvre, on se sent chez nous, certains de bien la connaître, dès les cinq premières minutes (j'ai pensé à Edouard et Caroline). C'est ce qui saisit le plus, dans La Grande Ville, cette familiarité, cette capacité à faire comprendre au spectateur, en quelques plans, quelques gestes significatifs, de quels liens la cellule familiale est sous-tendue, et ce en quoi ils nous renseignent sur ce qui s'y épanouit et sur ce qui s'y inhibe (l'émancipation prise au piège des traditions). Ray sait prendre notre dépaysement de cours par l'entremise de cette frontalité familière. Hymne non seulement à la famille mais aussi à l'union face aux diktats étouffants de la société, ce film, évidemment tranquillement politique, décrit rien moins que le cheminement d'une émancipation qui nait dans le terreau familial pour mieux s'accomplir (tout du moins essayer) dans la société. Beaucoup de proximité ressentie, également, entre Ray et Ozu, voire Naruse.
Dernière modification par Alexandre Angel le 28 nov. 16, 10:56, modifié 1 fois.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Strum »

Je n'ai pas vu Kanchenjungha, mais on peut rattacher indirectement au genre du film choral un autre film de Ray, l'un de ses plus beaux : le magnifique et renoirien (tout à fait d'accord Alexandre pour le rapprochement Ray-Renoir, que l'on peut observer à plus d'un titre et pas seulement parce que le premier fut l'assistant du second sur Le Fleuve) Des jours et des nuits dans la forêt. Un grand film.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Demi-Lune »

Strum a écrit :Des jours et des nuits dans la forêt. Un grand film.
Qui passait hier soir à la Cinémathèque, et que je ne suis pas allé voir. :|

En revanche, j'ai terminé la trilogie d'Apu et c'est la confirmation qu'il s'agit non seulement d'une des plus belles trilogies de l'histoire du Cinéma (je n'arrive d'ailleurs pas à isoler une préférence, tant les trois films forment un cycle et sont pourtant différents les uns des autres), mais aussi certainement ce que Ray a fait de plus fort (en tout cas, en l'état de mes découvertes), ce qui serait un cas étonnant de cinéaste ayant de suite atteint sa plénitude, pour ne plus ensuite la retrouver à la même échelle.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par Strum »

Demi-Lune a écrit :
Strum a écrit :Des jours et des nuits dans la forêt. Un grand film.
Qui passait hier soir à la Cinémathèque, et que je ne suis pas allé voir. :|

En revanche, j'ai terminé la trilogie d'Apu et c'est la confirmation qu'il s'agit non seulement d'une des plus belles trilogies de l'histoire du Cinéma (je n'arrive d'ailleurs pas à isoler une préférence, tant les trois films forment un cycle et sont pourtant différents les uns des autres), mais aussi certainement ce que Ray a fait de plus fort (en tout cas, en l'état de mes découvertes), ce qui serait un cas étonnant de cinéaste ayant de suite atteint sa plénitude, pour ne plus ensuite la retrouver à la même échelle.
Ah dommage pour Des jours et des nuits dans la forêt qui est un de mes Ray préférés. Content que tu ais aimé Le Monde d'Apu (et plus largement la trilogie), qui est pour moi le plus beau film de Ray.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Alexandre Angel a écrit : Et je rajouterais, les ayant découverts récemment Café de Paris, d'Yves Mirande ainsi que son pendant Le Café du Cadran, de Jean Gehret (et Henri Decoin). Le premier pourrait annoncer le cinéma de Robert Altman.
De Mirande, il y a aussi Derrière la façade qui s'en rapproche un peu.

Pour ma part, hier c'était :

Le royaume des diamants (1980)
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12 ans après avoir épousé les filles du roi, Goopy et Bagha s'ennuient un peu dans leur palais. Ils décident de partir voyager un peu et se retrouvent dans un pays où le régent impose des impôts étouffants et désire museler ses opposants.

Il s'agit donc d'une suite des aventures de Goopy et Bagha, cette fois entièrement en couleur. Ray délaisse en grande partie la fantaisie et les expérimentations visuelles pour aborder des sujets plus graves comme la censure, l'éducation comme meilleur rempart face à la dictature et même le lavage de cerveau pour annihiler toute volonté de révolte. Le mélange entre la légèreté des deux troubadours et le parcours de l'enseignant en fuite a un peu du mal à créer une réelle porosité. Mais le gros problème de ce second opus est de proposer des scènes déraisonnablement trop longues. Certaines séquences durent pas moins de 20 minutes sans que cela soit justifié comme l'interminable présentation du despote qui s'éternise de dialogues en dialogues à la réalisation académique faisant ressortir la pauvreté des décors et des costumes alors qu'une approche un peu plus concise aurait permis au contraire de transcender un peu mieux une direction artistique colorée et volontairement artificielle. Le retour des 2 magiciens permet de relancer un peu la machine avec quelques chansons sympathiques mais l'impression de paresse prédomine quoiqu'il en soit malgré des thèmes intéressant qui aurait mérité un meilleure traitement (sans que l'aspect enfantin amoindrisse leur portée).

Des jours et des nuits dans la forêts (1969)
Image
Quatre amis quittent Calcutta pour rejoindre la région du Bihar afin de passer quelques jours de repos dans la forêt pour oublier leurs soucis.

J'ai été un peu gêné au début avec un certaine influence du cinéma italien "intellectuel" comme Antonioni et Fellini (celui des Vitelloni) qui ne se prête pas très bien au cinéma de Ray avec une froideur désarçonnante. Mais on se rend compte que ce détachement correspond à celui des 4 héros masculins qui se révèlent arrogants, machos, immatures voire méprisant envers ceux plus modeste que eux. Placer l'histoire dans la région du Bihar est très pertinent puisqu'il s'agit d'une des régions les plus pauvres de l'Inde, confrontant leurs comportements à une réalité qu'ils préfèrent ignorer par égoïsme puis par culpabilité. Ils arrivent dans cette région avec leur habitudes de corruptions sans de poser de questions sur les conséquences que cela peut avoir. Ray en profite pour faire un portrait assez stupéfiant d'une population qu'on a rarement l'habitude de voir se comportement aussi crûment : ça boit beaucoup, même les femmes, des membres d'une caste bourgeoise couche avec des femmes issus de minorités ethniques, une veuve exprime avec désespoir sa frustration sexuelle, on drague en dehors du mariage etc...
Pourtant le regard de Ray n'est pas cynisme, complaisant, provocateur mais au contraire il parvient à créer une certaine tendresse envers un quatuor pathétiques et peu reluisants. Contrairement à Kanchenjungha, je trouve que l'étude de caractère est bien mieux construite, moins éparpillée sans jamais amenuiser les seconds rôles qui ne sont pourtant présents que lors de courtes scènes. Son sens de l'observation et du détail y est beaucoup plus brillante et affutée. La scène du jeu de mémoire lors du picnic est formidable à ce titre avec tout un montage dans les échanges de regard qui expriment beaucoup... beaucoup plus que ce que les hommes ne comprennent d'ailleurs (la fille faisant exprès de perdre pour entretenir la séduction par exemple). Mais on pourrait citer la perte du portefeuille, le traitement infligé à leur serviteur tout au long du film, les tentatives de parler anglais, le fait que le sportif choisisse une femme de basse condition sociale etc...
Le film ressemble ainsi à une cocotte minute sous le point d'exploser et il y a quelques moments où ce point de rupture se produit (l'agression dans la forêt, le veuve se changeant pendant le café, le twist nocturne).
Ce n'est pas le plus aimable et le plus vibrant film de Ray mais l'écriture est vraiment l'une de ses plus abouties, riches et passionnantes. Durant le film j'étais un peu déçu et extérieur mais plus j'y pense, plus je le revois à la hausse. J'aimerai bien le revoir prochainement et dans une meilleure copie que les bobines bien fatigués de FSF.
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par k-chan »

Tu n'es pas allé voir L'intermédiaire ? J'étais encore une fois indisponible, et c'était la seconde et dernière diffusion. :?
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Et non, j'avais des contraintes sociales :mrgreen:
Il y a au final plusieurs films que je ne pourrais pas voir au final : l'intermédiaire, enfermé dans les limites, Ganashatru, le programme 3 de court-métrages et sans doute l'adversaire
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Re: Satyajit Ray (1921-1992)

Message par bruce randylan »

Le visiteur (1991)
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Une femme mariée reçoit une lettre inattendue : son oncle dont elle n'a plus de nouvelle depuis 35 ans est de passage dans sa ville et demande l'hospitalité pour plusieurs jours après avoir visité le monde. Le mari de sa nièce se méfie du futur visiteur qui pourrait être un usurpateur d'identité

Cette ultime réalisation de Satyajit Ray est un très beau film testament d'une très grande richesse thématique sociale, psychologique et même philosophique. Certes à l'instar des branches de l'arbre , Ray encadre la majeure partie de sa narration dans un huit clos (la maison de la nièce) tant par contrainte économique que par commodité médicale (il était plus que malade durant le tournage). Mais à l'inverse de son précédent titre, cet enfermement se justifie par l'essence même du projet : confronter une famille qui n'a jamais quitté sa région (voire sa ville) à un homme qui aurait voyagé sur plusieurs continents.
Le film est donc une succession de joutes verbales où le mari, et ses amis, essaie avec rationalité de démasquer cet oncle mystérieux dont personne ne parvient à comprendre les motivations passées et présentes. Lui-même entretient d'ailleurs cette ambiguïté grâce à une intelligente et une culture inépuisables qui s'amuse à brouiller les pistes en anticipant et dépassant les questions que se posent ses interlocuteurs.
C'est passionnant à suivre avec des considérations d'une vaste profondeur où l'on sent un scénariste qui effectue lui-même un bilan sur ce qu'il a vu, vécu, côtoyé et saisi du monde ; un monde pétri de contradictions, de préjugés, de manque d'ouverture, de repli sur soi, de méfiance, d'égoïsme,.. Cet oncle, prisonnier d'une impasse idéologique, en sort de plus en plus désabusé et d'une immense tristesse d'être à ce point incompris, comme si la volonté de dépasser son petit monde était inconcevable et par définition suspicieuse... Ce qui lui donne encore plus le désir de se tourner vers les tribus et les ethnies "non civilisés" qui demeurent au final plus humaine. Dit comme ça, ça pourrait être moralisateur et naïf mais il n'en est rien grâce à l'excellente construction du récit où l'on découvre à rebours le parcours atypique de cette homme et que, de manière générale, le film ne donne jamais de leçon, du moins directement. Il s'agit plus de chercher à faire partager un état d'esprit, une manière de percevoir ce qui nous entoure et d'embrasser l'inconnu, à dépasser les conventions. L'avant-dernière séquence est l'une des plus simples, belles et chaleureuses de toute l'oeuvre de Ray quand la nièce va rejoindre une tribue indienne (la plus ancienne apparemment) dans une danse traditionnelle, abrogeant ainsi les barrières de cultures, de castes ou de couleurs de peau. Un geste lumineux, bienveillant et épanouissant.

Il est vraiment dommage donc que Ray n'ai pas fini sa carrière sur une telle scène plutôt que de conclure sur une ultime scène dispensable, prévisible et n'apportant plus grand chose à son film.

Le visiteur est en tout cas une conclusion inespérée et magnifique d'une des filmographies les plus humaines que je connaisse.
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