Le Cinéma asiatique

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Mermaid Legend de Toshiharu Ikeda (1984)

Image

Un village de pêcheurs est en proie à des tensions suite au projet d'implantation d'une centrale nucléaire. Un pêcheur se fait tuer par des partisans de l'implantation. Sa femme, Migiwa, décide de le venger....

Mermaid Legend est une variation étonnante des films de vengeance des années 70 de la Toei et plus particulièrement de la saga La Femme Scorpion. On doit le film à Toshiharu Ikeda, réalisateur connu en occident pour son extravagant slasher Evil Dead Trap (1988). Il s'était déjà singularisé dès ses débuts à la Nikkatsu où il se montrerait digne de Masaru Konuma (dont il fut l'assistant sur Fleur secrète (1974) et Une femme à sacrifier (1974)) en signant, alors que le genre touchait à sa fin deux des Roman Porno les plus fous et décadents du studio avec Angel Guts: Red Porno (1981) et Sex Hunter (1980). Après son départ de Nikkatsu, il se réoriente vers le thriller, genre dans lequel on peut en partie ranger Mermaid Legend. Le film débute dans une veine plutôt naturaliste qui peut rappeler The Catch de Shinji Somai avec l'observation d'un village de pêcheur et plus précisément la relation aussi drôle que tumultueuse du couple formé par Migiwa (Mari Shirato) et son mari Seisuke (Jun Etō). On découvre donc ce quotidien à la fois dans une veine truculente à travers les attachantes chamailleries des époux, mais aussi contemplative dans les fascinantes scènes sous-marines où Migiwa dans sa tenue, sa silhouette et ses aptitudes d'apnée pêche dans la tradition des "Ama", les pêcheuses de perles japonaises. Migiwa s'inscrit ainsi déjà symboliquement dans un folklore traditionnel japonais qui va par la suite s'opposer à une modernité oppressive. En toile de fond le village est en effet menacé par un projet de parc d'attraction et de centrale nucléaire, et Seisuke va être assassiné sous les yeux de Migiwa pour avoir été témoin des malversations des entrepreneurs cherchant à accélérer le processus. Dès lors Migiwa va entamer une terrible vengeance contre les meurtriers.

Le postulat rappelle donc comme évoqué plus haut une relecture 80's de La Femme Scorpion. Cependant Toshiharu Ikeda ne fait pas de son héroïne un ange de la mort icônisé, et se déleste de toute la dimension pop et stylisée des films de Shunya Ito pour faire de la vengeance un sentiment qui se mature longuement et qui s'exécute dans une approche naturaliste. On observe donc le long désespoir et la solitude de Migiwa, démunie face à la puissance froide de la corporation de businessman et de yakuzas sans scrupules qui la font même accuser du meurtre de son mari. Même si l'on conserve l'antagonisme profondément incarné par la masculinité comme dans La Femme Scorpion, le réalisateur auréole la vengeance d'une dimension mystique qui associe vraiment Migiwa à une nature qui s'oppose à au capitalisme et sa corruption qui cherche à l'enlaidir. L'héroïne dans une des premières scènes prie une statue de Bouddha avant une partie de pêche (elle fera de même avant sa furie finale) et survit miraculeusement à plusieurs reprises alors qu'elle est proche de se noyer. C'est comme si la mer la ramenait toujours à la surface à la fois pour réaliser sa vengeance mais aussi préserver le cocon de cet espace côtier et ces traditions. Cependant l'acte de vengeance en lui-même n'aura rien de surnaturel et se montrera sauvagement cathartique. Une chambre d'hôtel sera le théâtre d'un déluge d'hémoglobine où Migiwa répond à la brutalité d'un yakuza de façon déchaînée qui verra la pièce se transformer en espace mental écarlate. Le réalisateur reproduit la tradition des geysers de sang des chambaras 70's à la Baby Cart pour traduire cette catharsis, tout en faisant des mises à mort quelque chose de long et harassant. Le personnage de Shohei (Kentarō Shimizu) fils du yakuza et ancien ami d'enfance de Seisuke représente quant à la lui une forme de tradition opposée, où malgré ses bonnes intentions initiales il va reproduire le schéma violent de son père et poursuivre ses projets. L'acteur Kentaro Shimizu traduit très bien cette vulnérabilité et ambiguïté, qui le différencie immédiatement par sa jeunesse des businessmen grisonnant pour lesquels cette brutalité est coutumière.

C'est cependant bien Mari Shirato par son interprétation incroyablement habitée, entre hargne et meurtrissure du deuil, qui emporte le morceau. Elle semble tour à tour ne faire qu'un avec les éléments dans l'approche animiste du récit, puis vriller vers la pure folie et l'obsession lorsque le film prend un ton plus clinique et psychologique. La dualité entre ces deux aspects repose sur l'onirisme (magnifié par le score planant de Toshiyuki Honda) et la suspension qu'apportent la purification des scènes sous-marines, précédées de la démence déchaînée par les effluves de sang qui inondent son corps, ses vêtements et son visage quand elle laisse exploser sa haine. Ces deux aspects culminent lors de la stupéfiante conclusion où Migiwa vient en découdre, harpon à la main, à la grande soirée d'inauguration que donnent les meurtriers de son époux. Là, la violence se déchaîne dans une furie décousue et inarrêtable filmée caméra à l'épaule et en plan-séquence par Tohiharu Ikeda. Migiwa n'est plus qu'un corps qui se débat avec démence et assène sans distinction, encore et encore, la lame de son harpon jusqu'à l'épuisement. Une séquence incroyable où l'implication physique de Mari Shirato est tétanisante, avant l'accalmie où comme elle en avait prié Bouddha une tempête purificatrice se déclenche pour apaiser à la fois les lieux et son cœur tourmenté. Elle peut alors plonger dans la mer et rejoindre le souvenir de son époux dans un magnifique épilogue. Une œuvre puissante, une sorte de rencontre improbable entre le cinéma d'exploitation vengeur (les scènes de sexe trahissant le passif Nikkatsu du réalisateur) et le naturalisme halluciné de Naomi Kawase, porté par une actrice fabuleuse. 5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Evil Dead Trap de Toshiharu Ikeda (1988)

Image

Une jeune fille travaillant pour une station de télévision reçoit une cassette vidéo aux allures de snuff movie sur laquelle on voit une fille attachée, torturée et enfin assassinée. Elle décide de faire une enquête et de partir avec une équipe sur les lieux de tournage de cette vidéo. Une fois sur place, les différents membres de l'équipe sont décimés par un étrange tueur masqué.

Toshiharu Ikeda avait montré dès ses débuts une vraie appétence pour le cinéma d'épouvante puisque même soumit au cahier des charges des Roman Porno de la Nikkatsu, il avait pu poser des atmosphères oppressantes et une vraie tension psychologique dans un film comme Angel Guts : Red Porno (1981). En conflit avec le studio lors de la production du film, il le quitte pour signer en indépendant Mermaid Legend (1984), mémorable film de vengeance au féminin où il démontre à nouveau de sacrés aptitudes pour le thriller. Il va donc enfin franchir le pas pour signer la première vraie variation japonaise du slasher avec Evil Dead Trap. Le scénario est signé Takashii Ishii, scénariste/mangaka/cinéaste à l'imaginaire aussi foisonnant que tordu, et fidèle collaborateur d'Ikeda (il est au script de Angel Guts : Red Porno et Mermaid Legend) qui excelle à mettre en image ses idées les plus folles.

Le postulat voit Nami (Miyuki Ono qu'on verra l'année suivante dans Black Rain de Ridley Scott) la jeune présentatrice Nami d'une émission à sensation partir avec son équipe sur les traces d'une cassette vidéo sordide qui lui a été envoyée afin d'en ramener un scoop croustillant. En remontant la piste, le groupe se retrouve dans une usine désaffectée où ils vont être méthodiquement décimés par un tueur masqué adepte des pièges les plus pervers et douloureux. Rien de nouveau dans la routine du slasher mais l'imaginaire déviant de Takashi Ishii et la mise en scène de Toshiharu Ikeda vont faire toute la différence. On a souvent, en raison de son titre anglais vu le film comme un décalque japonais du Evil Dead de Sam Raimi (1982) et surtout comme une reprise de l'imagerie du Dario Argento de Suspiria (1977). En effet le décor insalubre de l'usine est un personnage à part entière qui place le spectateur dans un profond sentiment de malaise où Ikeda déploie la terreur et la violence en jouant sur plusieurs registres. Cela peut surgir de façon frontale, sanglante et réaliste où le tueur manie avec dextérité l'arme blanche, psychologique avec un mystérieux individu dont la schizophrénie semble la cause du chaos ambiant, user du mindgame le plus cruel avec certains dispositifs de pièges d'un sadisme éprouvant. La photo de Masaki Tamura trouve un équilibre ténu entre crudité austère et stylisation gothique où se déploient des éclairages baroques teinté de bleu pour les moments d'attentes angoissées ou de couleurs chaude comme le rouge et le jaune lorsque l'impensable se produit, l'innommable surgit. Face au allusions fréquentes de la critique internationale, Ikeda déclara n'avoir jamais vu les films d'Argento. On peut tout à fait le croire en dépit des réminiscences évidentes (l'envoutante bande-son synthétique de Tomohiko Kira rappelant les Goblins, le mystère familial le fétichisme façon giallo) puisque l'imagerie du Argento de Suspiria se retrouve déjà dans un le cinéma d'exploitation japonais comme Le Couvent de la bête sacrée (1974) et c'est finalement une boucle d'une certaine esthétique qui traverse le cinéma de genre cette période 70/80.

Ikeda tire le meilleur de certains éléments connu du thriller et de l'horreur pour en faire une synthèse qui n'appartient qu'à lui, notamment par la forme. Un des meurtres les plus stupéfiants du film voit le découpage de l'exécution se faire en une suite de flashs saccadés (la victime étant une photographe délestée de son appareil) en vision infra-rouge où chaque image rapproche le bourreau de sa victime. Une autre exécution rend hommage à la scène choc de Un Chien andalou de Luis Bunuel. On passe de tunnels aux murs suintant à des environnements maniérés dont la topographie et l'éclairage reflète l'esprit torturé du tueur, où Nami représente l'obsession du prédateur dans une idée de mise en abîme (le travail sur la multiplicité des écrans) mais aussi de projection œdipienne. Mais même là où l'on croit voir venir des relents de Psychose, la confrontation finale lorgne sur la body-horror à la Cronenberg où les effets de Shinichi Wakasa (concepteur de costume sur de nombreux films de la saga Godzilla) révulsent autant qu'ils fascinent. Toshiharu Ikeda emprunte finalement le squelette d'intrigues, situations et idées du cinéma de genre de l'époque pour les transcender en les emmenant sur des terrains toujours surprenants et finalement assez précurseurs (James Wan entre les Saw et les Conjuring y a pioché à coup sûr). Du vrai cinéma d'horreur dans tout ce qu'il a d'inventif et de transgressif en somme. Le succès de ce film initiera deux suites, Evil Dead Trap 2 réalisé par Izō Hashimoto en 1991 et Evil Dead Trap 3 qui verra le retour de Toshiharu Ikeda. 5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Mary from Beijing de Sylvia Chang (1992)

Image

La taïwanaise Sylvia Chang est une figure incontournable du cinéma asiatique des 40 dernières années. Sa carrière d'actrice la voit accompagner les premiers pas de la Nouvelle Vague taïwanaise (le film à sketches fondateur In Our Time (1982), That day on the beach (1983) premier film d'Edward Yang), travailler avec les ténors de l'âge d'or du cinéma hongkongais (Legend of the Mountain de King Hu (1979), Shanghai Blues de Tsui Hark (1984), Full Moon in New York de Stanley Kwan (1989)) et accompagner l'émergence de talents en devenir (Salé sucré de Ang Lee (1994)). Elle poursuit cette démarche à la fin des 90's quand elle devient productrice et contribuera à certains des très grands films du cinéma chinois contemporain avec Au-delà des montagnes de Jia Zhangke (2015) et surtout l'extraordinaire Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan. Elle imposera également dans un premier temps en tant que scénariste puis réalisatrice une grande préoccupation sur la condition féminine en écrivant, interprétant et dirigeant des films mettant les rôles féminins en valeur dans le contexte machiste du cinéma hongkongais. On trouve parmi ses films les plus salués Passion (1986), Tempting Heart (1999) et donc ce Mary from Beijing. Le film réunit toutes les thématiques féministes, de questionnement identitaire lié au contexte politique d'alors mais aussi d'une dimension romantique grand public qui en font une réussite majeure et accessible.

L'histoire dépeint la rencontre de deux figures à la fois extérieures et appartenant à Hong Kong. Kwok-wai (Kenny Be) est un hongkongais nanti élevé en Angleterre mais qui ressent le besoin d'un retour aux sources et va décider de monter une affaire entre Hong Kong et la Chine. Ma Li (Gong Li) est au contraire une hongkongaise ayant grandi en Chine et qui va s'installer dans la péninsule où elle souhaite prendre son indépendance et trouver une situation avant la rétrocession de 1997. Les parallèles entre les deux personnages dressent tout un ensemble d'inégalités et dysfonctionnement. Le riche et homme Kwok-wai voit toutes les portes s'ouvrir pour l'aider à façonner son entreprise dès son arrivée quand la pauvre et femme Ma Li ne parvient pas après un an sur place à obtenir la carte d'identité qui lui permettrait de travailler. Ils se rejoignent cependant dans une forme de contrainte sociale qui les rend dépendants de leurs compagnons respectifs. Kwok-wai est en instance de divorce avec sa femme Elizabeth (Cynthia Cheung) totalement occidentalisée et refusant ce retour à Hong Kong, et Kwo-wai est suspendu à sa signature pour réellement lancer ses projets. Ma Li est quant à elle entretenue par Peter (Wilson Lam) fils de bonne famille qui lui fait miroiter un mariage mais ne la trouve pas d'un rang assez élevé pour la présenter à sa famille. L'énergie de Kwok-wai, l'ébullition des environnements d'affaires qu'il traverse est suspendue à l'épée de Damoclès du bon vouloir de sa femme. Sylvia Chang oppose ce mouvement perpétuel mais angoissé au spleen plus figé de Ma Li, prisonnière d'un cadre luxueux mais restreint dans l'appartement fournit par son amant, et errant comme une âme en peine dans des répétitives séances de shopping où elle dépense "son argent de poche".

Leurs solitudes se rejoignent finalement sur le palier où se font face leurs appartements. Sylvia Chang ajoute un élément passionnant au sentiment d'inconfort des personnages (mais plus difficilement perceptible pour le spectateur occidental) et qui les fera constamment se sentir étranger, la barrière de la langue. Ma Li élevée en Chine parle le mandarin mais n'a encore que des notions rudimentaires du cantonais et de l'anglais, langues dominantes de Hong Kong. Kwo-wai par son éducation occidentale ne se fond pas réellement dans la masse et son mandarin balbutiant complique ses futurs projets en Chine. Sylvia Chang à travers ces différents éléments amène avec une grande délicatesse le rapprochement des protagonistes. La romance est un motif latent mais c'est avant tout la solitude et le sentiment d'insécurité qui crée cette complicité et attachement. Sylvia Chang critique implicitement le bouillonnement permanent de Hong Kong qui repose sur la seule volonté de s'enrichir pour les locaux, au détriment des relations humaines. Ma Li entretenue et sans possibilité de travailler se sent ainsi exclue de la marche locale, elle n'est qu'une potiche soumise au désir d'un homme puissant (lui-même sous la coupe sévère de son père) sans pouvoir s'accomplir. A l'inverse Kwok-wai n'existe que par ce prisme financier alors que sa vie personnelle s'enlise avant sa rencontre avec Ma Li.

Comme beaucoup de productions hongkongaises de l'époque, l'ombre de la rétrocession plane sur le film. La Chine, le continent, représente un El Dorado plein de perspective pour les puissants quand il reste un cadre contraint qu'il faut quitter pour les pauvres. Le couple représente cette dualité dans plusieurs scènes. Kwok-wai en se rendant en Chine trouve en rencontrant les parents de Ma Li la proximité et chaleur humaine qui manque tant à Hong Kong mais d'un autre côté constate les stigmates étouffés d'un régime autoritaire (les notables chinois qui lui font traverser en riant la Place Tian'anmen de sinistre mémoire). Ma Li au contraire voit Hong Kong malgré les manques comme un lieu de possible épanouissement personnel où elle souhaite trouver sa place avant la rétrocession où elle aurait pourtant plus de prérogatives en tant que chinoise. Sylvia Chang navigue habilement entre ces problématiques tout en tissant un bel écrin romantique où elle met particulièrement en valeur la photogénie de ses interprètes. Kenny Bee révèle une belle fragilité sous la décontraction et Gong Li (que l'on avait à l'époque pas souvent vu dans des films au cadre contemporain à travers ses collaborations avec Zhang Yimou) exprime une mélancolie palpable tant sous le masque froid de la citadine apprêtée que dans la solitude de son appartement fastueux. Filmée à la fois avec style et pudeur par Sylvia Chang, Gong Li dégage un mélange de fragilité et de sensualité de tous les instants, c'est vraiment un des films où elle est la plus belle. La réalisatrice estompe progressivement le sentiment d'urgence permanent de Hong Kong pour retrouver une imagerie contemplative de la péninsule enfin vu par un prisme poétique grâce à la proximité amoureuse croissante des personnages. Un film très intéressant donc, auquel on pardonnera largement de céder un peu facilement aux attentes de la comédie romantique dans sa conclusion (chanson cantonaise sirupeuse + arrêt sur image de roman photo) même si l'ultime scène dans les bureaux administratifs nous rappelle sa dimension sociale. 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Passion de Sylvia Chang (1986)

Image

Deuxième réalisation de Sylvia Chang, Passion est l'œuvre qui va l'imposer aux yeux de la critique à travers les nombreuses nominations et récompenses récoltées en Asie. On trouve là cet attrait pour le mélodrame et l'observation sensible de la condition féminine dans un récit tout en retenue. Ming (Cora Miao) et Wendy (Sylvia Chang) sont deux jeunes veuves et amies d'enfance qui se retrouvent en ce jour en compagnie de leurs filles. Pour Ming la perte de son époux est récente tandis qu'elle date déjà de quelques années pour Wendy. Une discussion se lance entre les deux amies sur le passé que l'on va découvrir en flashback, à l'époque où Ming venait de se fiancer avec John (George Lam). Les personnalités des héroïnes ressortent plus dans ce retour en arrière plutôt qu'au présent un peu éteint où elles semblent revenues de tout. On va ainsi comprendre les évènements qui les amèneront à être désormais aussi désabusées. Ming est dotée d'une personnalité rieuse et exubérante très différente de la discrète et sensible Wendy. Celle-ci va alors dès leur première rencontre déceler la vraie nature de John. En apparence c'est le bon parti idéal, fils de bonne famille et riche avocat. Wendy ne le découvre pas sous ce jour trop parfait mais d'abord en observant ses peintures parsemant l'appartement de ses parents le jour des fiançailles. Lors de leur premier échange il avoue que cette fibre artistique fut étouffée par sa famille qui l'incita à faire de plus lucratives études de droit. Dès lors une forme de complicité, d'intimité et de complicité naît entre eux, que Sylvia Chang souligne par de belles idées formelles. John ose ainsi dévoiler avec amusement ce penchant artistique à Wendy en découpant une tomate sous forme de rose pour orner une salade. La naissance du sentiment amoureux par la seul force de la gestuelle et du découpage fait merveille dans ce moment.. On le devine aussi par les petites attentions discrètes qu'ils ont l'un pour l'autre comme lorsque durant une partie de pêche nocturne, John sachant qu'il a une prise échange sa canne avec Wendy qui s'ennuie.

John et Wendy comprennent bien vite leur attirance et se sentent coupable vis à vis de leur fiancée et amie. C'est la première fois qu'il est lui-même et peut agir différemment de ce que l'on attend de lui pour John quand la solitaire Wendy voit enfin son cœur s'emballer pour un homme. Sylvia Chang met en place un captivant dispositif narratif. Les flashbacks alternent entre les points de vue de Wendy et de Ming. Dès lors le doute s'instaure à la fois dans le passé où l'on imagine Ming soupçonner peu à peu l'attrait entre son fiancée et sa meilleure amie, mais aussi dans le présent noirci par une possible rancœur sans que l'on sache s'il y a eu trahison. De la même manière l'émotion ardente et la culpabilité se disputent avec espoir dans le présent pour Wendy, et avec regret dans le présent sans que l'on sache également si le pas de la tromperie a été franchi. En passant d'un point de vue à l'autre, Sylvia Chang façonne des ellipses et déploie un mystère qui ne se résoudra que progressivement, les "trous" ne se comblant qu'au fil des confidences des héroïnes dans le présent. En attendant ce ne seront que des regards à la dérobée, des frôlements et des échanges à demi-mots qui témoigneront dans l'agitation intimes dans une ambiance feutrée. Cora miao et Sylvia Chang sont excellentes et font passer toute une gamme de sentiments ambigus dans une grande retenue qui nous laisse toujours dans l'expectative. On pense par exemple à ce moment de déni où Ming rentrant chez elle y trouve John et Wendy seuls dans le noir, et se lance alors dans un dialogue joyeux sur les préparatifs de mariage. On le saura ensuite, cette réaction éteindra les velléités de John et Wendy qui était alors prêts à avouer leur attirance. La réaction de Ming était-elle dans le but d'étouffer un coup de poignard attendu, ou un vrai refus de voir la réalité, l'approche narrative et formelle reposant sur l'implicite de Sylvia Chang ne nous laissera pas le deviner.

L'alchimie ou la distance entre les personnages se joue dans le travail sur les ellipses et les transitions ou le décor joue un rôle essentiel. Un sentiment, une bascule émotionnelle peut-être laissée à l'imagination par des vues somptueuses de l'urbanité hongkongaise dans ce qu'elle a de plus sobre ou alors par un cadrage révélateur dans un éléments de décor (Ming qui suit Wendy du regard alors qu'elle quitte son mariage le pas vacillant). Cette incertitude constante correspond aussi au dilemme des personnages à exprimer ou pas leurs pensées profondes. La tension est constante car on ne sait pas si le plus gros enjeu se situe dans le passé dont on n’a pas encore le fin mot, ou dans le présent qui pourrait apporter les réponses. C'est une manière très intéressante de rendre ardent les enjeux du récit tout en adoptant une forme faussement sobre. La construction laisse peu à peu deviner la teneur du secret même si une révélation finale rend le tout plus bouleversant encore, c'est surprenant tout en étant logique puisque dès la scène d'ouverture la réponse était sous nos yeux. Un très beau mélodrame qui n'a rien à envier au meilleur de Stanley Kwan (on pense beaucoup à son Women (1985) dans lequel joue d'ailleurs Cora Miao). 5/6
Spoiler (cliquez pour afficher)
Leçon de séduction en une épluchure de tomate prenez en de la graine ImageImageImageImage
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Le Labyrinthe des rêves de Sogo Ishii (1997)

Image

Dans les années 1930 au Japon, Tomiko qui exerce la profession de receveuse de bus, est choisie comme équipière par Niitaka, un charmant jeune chauffeur de bus. La jeune fille l'observe avec méfiance, car son amie Tsuyako, la fiancée de Niitaka, est morte dans des circonstances mystérieuses. Selon une rumeur qui court, un conducteur de bus tuerait en série ses équipières en invoquant un accident de la route. Tomiko le soupçonne et jure de venger Tsuyako. Mais peu à peu, Tomiko tombe sous le charme du jeune homme.

Le Labyrinthe des rêves s’inscrit dans cette période des années 90 où Sogo Ishii délaisse le style expérimental et punk qui l’a fait connaître pour s’orienter vers une approche plus onirique et en apparence apaisée. Après un long hiatus de 10 ans (la difficulté à financer ses œuvres plus agressives expliquant aussi ce virage esthétique), Ishii reviendra donc pour signer des œuvres plus étranges et contemplatives comme Angel Dust (1994), August in the water (1995) et donc Le Labyrinthe des rêves. Dans une des dernières scènes de August in the water, Ishii faisait apparaître comme un clin d’œil le fils de Kyūsaku Yumeno, l’un de ses auteurs favoris et originaire comme lui de Fukuoka. C’était pour lui une manière d’établir le contact afin de pouvoir sur son film suivant adapter Yumeno. Le Labyrinthe des rêves transpose donc une nouvelle de l’auteur et s’applique à en reprendre le contexte des années 30, mais aussi quelques éléments stylistiques comme la narration en partie épistolaire. La condition féminine et notamment la bascule des jeunes femmes japonaise de leur condition soumise à une certaine émancipation est un des thèmes récurrents de Yumeno. Cela amène chez ces femmes une dualité au cœur de l’intrigue du Labyrinthe des rêves. Tomiko (Rena Komine) est précisément une de ces jeunes femmes modernes occupant le poste de receveuse de bus. Elle poursuit une quête vengeresse pour une amie séduite par un mystérieux et récidiviste chauffeur navigant entre les compagnies de bus où il séduit et assassine les receveuses. Sur ce postulat, Sogo Ishii ne pose jamais un climat de menace explicite alors que le coupable Niitaka (Tadanobu Asano) est rapidement identifié. Le réalisateur met en place une atmosphère flottante, répétitive et hypnotique tissant la boucle monotone des trajets de bus, leurs arrêts récurrents et leur paysage ruraux monotones. Dès lors l’exaltation de la vie « moderne » n’existe pas pour Tomiko et celles qui l’ont précédées, rendant grande la tentation de retrouver une place plus soumise auprès du séduisant Niitaka.

Alors que malgré les soupçons (le chauffeur meurtrier est une sorte de légende urbaine dans le milieu des compagnies de bus) on peut supposer que les autres femmes se sont voilé la face par amour, Tomiko diffère en sachant parfaitement la nature de l’homme dont elle partage la compagnie. Mais il y a dans ce danger quelque chose de grisant (et paradoxalement de liberté) à accepter volontairement de se mettre en danger auprès de Niitaka. Ishii reste constamment ambigu entre ce qui relève de l’attirance coupable de la jeune femme et la réelle et sournoise manipulation que met en place Niitaka pour la séduire. La photo noir et blanc immaculée de Norimichi Kasamatsu instaure une tonalité trouble qui distord la réalité et la perception de Tomiko. Son attirance coupable la ramène à ses propres complexes sur lesquels Niitaka sait appuyer, mais qui ne se ressente que progressivement dans cette narration répétitive où la moindre variante traduit une bascule psychologique (Tomiko acceptant la cigarette que lui offre Niitaka, le fait qu’elle boive de l’alcool). Il y a en même temps une peur et une exaltation qui s’illustre dans la tension qui s’exerce à chaque entrée de tunnel du bus.

On navigue là entre plusieurs registres, le suspense à la Hitchcock (qui s’y entend en amants ambigus) ou le mélodrame à la Naruse (pour les intérieurs étouffants). Seulement Ishii pousse tellement loin sa narration et ces atmosphères dans une veine dilatée et suspendue qu’il nous place dans un état d’hébétude correspondant à celui de Tomiko assujettie, consciente et volontaire pour aller vers sa fin tragique annoncée. Tout cela sert idéalement les tourments intimes de l’héroïne dans quelque chose d’étouffant à l’opposé de l’approche aérienne et new age du précédent August in the Water. Alors que la boucle fatale semble condamnée à se reproduire (le fameux passage de niveau sur ce chemin de fer) Ishii change cependant la fin du roman dans son film avec un épilogue qui laisse Tomiko à la fois « libre » tout en ayant cédé à son obsession amoureuse. Le réalisateur choisi d’en faire une femme complète avec ses contradictions au-delà des notions d’ancien et de moderne, de bien et du mal. 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Siao Yu de Sylvia Chang (1995)

Image

Siao Yu est une immigrée clandestine travaillant dans un atelier de New York où les ouvriers sont exploités. Pour obtenir la fameuse "Green Card", elle arrange un faux mariage avec Mario, alors que son petit ami réel, Gian Wei, tente d'obtenir la citoyenneté. Les raisons de Mario pour cet arrangement sont liées à ses dettes de jeu. Entre lui et Siao Yu va se former un lien gênant basé sur la compréhension mutuelle.

Sylvia Chang signe un de ses plus beaux films avec Siao Yu. Elle quitte cette fois Hong Kong et Taïwan pour signer un récit situé aux Etats-Unis et s'attachant au destin de migrants chinois dans leur tentative de s'ancrer dans leur terre d'accueil. Le film adapte le roman de Geling Yan, romancière chinoise également qui connut à la fois les maux de la Révolution Culturelle (son père intellectuel exilé parle régime chinois, elle-même enrôlée dans l’Armée populaire de libération durant son enfance) mais aussi ceux du migrant lorsqu'elle vécut le racisme et des difficultés d'intégration lorsqu'elle vint faire ses études aux Etats-Unis. Sylvia Chang se déleste cependant de toute réflexion politique pour plutôt aborder des problématiques plus intimistes, sociales (la condition économique difficile des migrants chinois reste toujours en toile de fond) et rattachées au thème de la condition féminine qui court sur nombre de ses précédentes réalisations.

On va ici suivre Siao Yu (Rene Liu) jeune migrante chinoise fraîchement installée aux Etats-Unis où elle a suivi son petit ami Gian Wei (Chung Hua Tou). Désireux d'obtenir une "Green Card" pour vivre à leur guise, Gian Wei incite Siao Yu à contracter un mariage blanc avec Mario (Daniel J. Travanti) vieil écrivain cabossé par la vie qui accepte pour payer des dettes de jeux. La menace des contrôles impromptus des services d'immigration va obliger Mario et Siao Yu à s'installer ensemble, ce qui va amener un rapprochement et un éveil mutuel inattendu au contact l'un de l'autre. La timide Siao Yu arbore dans un premier temps une attitude craintive et timide face aux sautes d'humeur de l'écrivain acariâtre, et la topographie et l'investissement de l'espace de l'appartement évoluent au gré de leur relation. Sylvia Chang travaille la répétitivité du quotidien (les réveils gênés où ils s'évitent du regard), les actions séparées qui finissent par devenir communes au gré de la confiance de chacun, les petites manies que l'on commence à observer chez l'autre. Siao Yu semble gagner une forme d'individualité au contact de Mario qui ne lui impose rien et la laisse progressivement s'intégrer à ses habitudes. C'est finalement tout l'inverse de sa relation avec Gian Wei qui la domine tant dans le postulat de départ (ce dialogue où il dit qu'elle n'a pas voix au chapitre dans cette décision de mariage blanc), les dialogues et situations où elle le suit puisqu'elle ne décide de son destin. Cela se manifeste notamment dans les scènes d'amour où Sylvia Chang explicite plusieurs fois sa nature de dominant. Tout en ne niant pas le réel amour qui unit Siao Yu et Chian Wei, plusieurs éléments soulignent les racines patriarcales de leur relation. On apprendra que Siao Yu orpheline a été incitée à suivre aux Etats-Unis Gian Wei par la famille de ce dernier, et que finalement elle est toujours en attente des aspirations de ce dernier. Cela se manifestera aussi lorsque viendront les soupçons, Siao Yu n'osant interroger Gian Wei dont la tromperie semble avérée quand ce dernier se montrera agressif et soupçonneux face à la proximité chaste entre Siao Yu et Mario.

Sylvia Chang explore au sens plus large ce qu'est ce genre de relation déséquilibrée lorsque la vraie épouse de Mario, Rita (Marj Dusay) tout en le laissant livré à lui-même de longues années pour ses tournées musicales ose également manifester de la jalousie en découvrant le mariage blanc. Le couple de jeunes chinois offre ainsi un miroir déformant d'immaturité amoureuse à celui de quinquagénaire qui n'a jamais réussi à surmonter ses problèmes. En clair ce sont ses fêlures et non sa nature d'occidental qui rend Mario si à l'écoute de Siao Yu. Le cadre américain permet de montrer de manière explicite et universelle des éléments de mœurs en creux dans le plus feutré Passion (1986), mais aussi la manière dont une communion d'esprit transcende les frontières à la manière dont le faisait Mary from Beijing (1992) même si l'on restait en Asie. La réalisatrice déploie un vrai écrin bienveillant entre Siao Yu et Mario qui étend leur perspective tant en termes d'espace (le panorama New Yorkais se déploie véritablement lors de leur première sortie commune) qu'intime et intellectuel. La présence de Siao Yu redonne en effet gout à l'écriture pour Mario, quand celle-ci voit son hôte sous un nouveau jour en lisant son ancien roman. Tout cela se fait avec une grande délicatesse qui ne jette jamais l'ambiguïté d'une possible romance (le très décati Daniel J. Travanti empêchant même l'idée de nous traverser l'esprit) et porté par l'alchime du duo d'acteur, la curieuse et vulnérable René Liu et la bienveillance palpable de Travanti. La conclusion est absolument magnifique, triste par la tragédie qu'elle scrute mais lumineuse par les perspectives qu'elle ouvre à une Siao Yu désormais libre de ce ses envies. 5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Tempting Heart de Sylvia Chang (1999)

Image

Cheryl est une réalisatrice de films. Elle utilise la propre histoire de son premier vrai amour pour son nouveau projet. En racontant son histoire à un scénariste, elle va se remémorer plein de choses du temps de l'innocence. Hu-Jun est un jeune garçon timide, plus intéressé par sa guitare que par ses études. Il va rencontrer Sheo-rou et ils vont petit à petit tomber amoureux. Une jolie romance est née, jusqu'au jour où la mère de Sheo-rou apprend que nos deux tourtereaux ont passé une nuit ensemble dans un hôtel...

Sylvia Chang signe avec Tempting Heart ce qui reste sans doute son film le plus culte, célébré et populaire en Asie. C'est une forme d'aboutissement magistral dans l'approche du mélodrame hongkongais avec In the Mood for love de Wong Kar Wai l'année suivante et qui aura lui en plus les honneurs critiques en Occident. Au premier abord le postulat du film et sa construction peuvent faire craindre une forme de distance. Cheryl (Sylvia Chang) est une réalisatrice qui souhaite faire un film des souvenirs de son premier amour au lycée. Elle engage un scénariste (William So) avec lequel elle va échanger ses souvenirs et réfléchir à la direction qu'elle souhaite donner au film. Cela donne un dispositif où entre les flashbacks du passé, la narration revient au présent avec les deux personnages discutant, argumentant et interprétant les réactions des "personnages". Loin de nous sortir du film, ces moments servent de révélateurs subtils dont la portée ne se comprendra pleinement que vers la fin.

Chaque échappée dans le passé se nourrit d'une approche frontale qui en filigrane exprime les sentiments profonds de Cheryl face à ce passé amoureux. C'est une idéalisation de ces souvenirs tant dans l'oubli de soi adolescent que de l'imagerie des environnements où se sont vécu ces premiers amours, et l'on peut étendre cela aux choix très photogénique de casting avec Takeshi Kaneshiro incarnant Hu-Jun jeune, Gigi Leung jouant Cheryl/Sheo-rou adolescente et Karen Mok dans le rôle de sa meilleure amie Chen Li. Dès lors ce flashback se ressent à vif et donne toute l'incertitude et l'euphorie des premières fois dans le rapprochement timide, les regards à la dérobée, hésitations et phase d'approche entre Hu-jun et Sheo-rou. Sylvia Chang navigue habilement entre le trivial amusant (Hu-jun tombant amoureux en voyant Sheo-rou se cogner contre une vitre), l'imprégnation pour le couple et le spectateur de cette romance en l'inscrivant dans des espaces iconiques qui forge le souvenir (la petite allée où va toujours se réfugier Sheo-rou dès qu'elle a une peine), et aussi les rancœurs et jalousie plus contenues qui auront un écho plus tard. Cela fonctionne tout aussi bien l'expression épanouie de cette romance, mais aussi plus tard contrainte quand la famille cherchera à les séparer. Une nouvelle fois reprenant les éléments les plus classiques de ce genre de déconvenues assez universelles, Sylvia Chang oscille avec justesse entre proximité et emphase. L'éloignement dicté par la famille est ainsi vu du prisme déchirant de Sheo-rou prête à tout quitter, face à un Hun-jun plus résigné et détaché lors d'une scène de rupture poignante.

C'est un schéma qui se renverse dans la seconde partie où le couple se retrouve par hasard au Japon et renoue une relation tumultueuse. La craintive Sheo-rou est désormais une jeune femme confiante évoluant dans le monde de la mode qui mène le jeu quand Hun-jun plus âgé était le guide amoureux dans l'adolescence. On a ainsi un effet miroir de la première partie où le couple n'avait pu assouvir une première nuit d'amour, Sheo-rou étant réticente et Hun-jun demandeur. Cette fois Sylvia Chang change la dynamique avec une Sheo-rou lascive, dominante au lit mais qui paradoxalement n'exige rien de plus alors qu'Hun-jun était bien plus qu'un désir physique pour elle avant. On ressent un mimétisme qui se déplace d'un personnage à l'autre dans le ressenti, les scènes où Sheo-rou alanguie dans la solitude de sa chambre, toute à son petit ami en pensées, trouve leur écho désormais chez Hun-jun véritablement troublé et ému par ces retrouvailles. Le cynisme, le détachement bascule pour faire cette fois de l'homme l'éconduit qui ne trouve pas géographiquement et matériellement sa place dans la vie de Sheo-rou.

On comprend progressivement que les scènes au présent servent justement, avec l'interaction du scénariste donnant en tant qu'homme un point de vue différent aux souvenirs biaisés de Cheryl, à donner une hauteur donnant une perspective différente au récit. Toute la narration joue sur la répétitivité, l'ellipse et un ressenti reposant sur le point de vue. La dernière partie où flashbacks et nouvelles retrouvailles à l'âge mûr se rejoignent donne ainsi pleinement la perspective d’Hun-jun pour faire de cette romance un ensemble de rendez-vous manqués où le plus fautif n'est pas forcément celui que l'on croit. C'est brillamment amené et le film donne le sentiment de vivre en un seul film ce qu'un Richard Linklater avait travaillé des sentiments dans l'étirement du temps au sein sa trilogie Before Sunrise, Before Sunset et Before Midnight : la fougue et la candeur du premier amour, la peur d'être blessé et le recul cynique de la trentaine puis la mélancolie de l'âge mûr. Le film entretient également une parenté avec la tradition du mélodrame hongkongais et taïwanais, nourrit par Sylvia Chang tant dans sa carrière d'actrice (les retrouvailles et les souvenirs d'une amitié brisée dans That day on the beach d'Edward Yang (1983) et élément clé de l'intrigue de Tempting Heart) que de réalisatrice (Passion (1986) qui justement joue sur le même squelette d'intrigue que That day on the beach, avec les vas et vient temporels qui construiront aussi la dramaturgie de Tempting Heart). Sylvia Chang creuse aussi le sillon de la fascination de Hong Kong et Taïwan pour le Japon, idéal d'évasion et de romantisme chez les jeunes d'Edward Yang dans Taipei Story (1985) puis à l'inverse terreau des rancœurs passées dans Yi Yi (2000). La réalisatrice joue sur les deux tableaux dans Tempting Heart en réunissant son couple adulte à Tokyo puis en en faisant le lieu des regrets de ce qui aurait pu être. On anticipe finalement sous une forme plus accessible les réflexions sur le temps et le couple d'un Hou Hsiao Hsien dans Millenium Mambo (2001) et Three Times (2005). Le film achève de faire fondre le féru de mélo avec une dernière scène magistrale qui montre par l'objet (une série de photos de ciel dans une boite), l'insert d'un moment ayant traversé tout le film (Takeshi Kaneshiro allongé sur un toit d'immeuble photographiant le ciel) et qui prend sens, et une scène onirique à la portée bouleversante. L'amour impossible des personnages se trouve immortalisé dans son innocence et son effritement sous forme de tableau qui se fige dans un puissant travelling arrière. Sylvia Chang assume son emphase jusqu'au bout, audace qui séduira le public asiatique à travers l'immense succès du film (qui remportera de nombreuses récompenses à Hong Kong et en Asie) et le rend encore culte aujourd'hui - notamment la chanson titre Xin Dong tube énorme et classiques absolu des karaokés chinois. 5/6
The Eye Of Doom
Régisseur
Messages : 3113
Inscription : 29 sept. 04, 22:18
Localisation : West of Zanzibar

Re: Le Cinéma asiatique

Message par The Eye Of Doom »

Je vais plus court et nettement moins bien que Profondo Rosso. 8)
Au hazard d’un emprunt a la bibliotheque, j’ai decouvert Suffering of Ninko de Norihiro Niwatsukino.
C’est l’histoire d’un jeune moine bouddhiste qui souffre d’une malediction: toutes les femmes veulent coucher avec lui (et quelques mecs aussi…).

J’ai bien aimé ce petit film, premier et seul de l’auteur à ce jour. C’est tres elegamment filmé, avec des passages impromptus en animation, rendant notamment hommage aux estampes d’Hiroshige.
Ca commence comme une sorte de comedie erotique et se poursuit sur une tonalité que je vous laisse decouvrir.
Le budget du film etait ridicule mais ca se voit pas du tout. Il y a un ton interessant et une belle mise en scene avec un surprenant passage
Spoiler (cliquez pour afficher)
Avec une version niponne du Bolero de Ravel
C’est en fait un conte.
Film tres sympatique qui fait regretter que l’auteur n’est pas encore pu mener d’autres projets.
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Murmur of the Hearts de Sylvia Chang (2015)

Image

Séparés après la rupture de leurs parents, un frère et une sœur rassemblent leurs souvenirs.

Murmur of the Hearts voit Sylvia Chang revenir à la réalisation après un hiatus de 6 ans et son Run Papa Run (2008). C'est également une forme de retour à ces racines taïwanaises avec un récit qui explore, la veine romantique en moins, le thème de la nostalgie, du déracinement et de la quête d'identité qui coure dans nombre de ces films. On va y suivre trois personnages qui dans leur enfance ont vécu un déracinement géographique et intime dont ils ne se sont jamais vraiment remis. La trame principale tourne autour de Mei (Isabella Leong) et Nan (Lawrence Ko), deux frères et sœur séparés dans leur enfance par le départ de leur mère qui quitta le foyer familial avec Mei, laissant Nan avec son père. Désormais adultes, Mei et Nan sont hantés par ce passé et cette déchirure, ce qui les empêche de construire un présent solide. La mort prématurée de sa mère et l'impossibilité de retrouver sa famille a fait de Mei une personnalité instable quand Nan se réfugie dans le travail et une existence solitaire. Mei artiste tourmentée s'accroche et fuit à la fois son petit ami boxeur Hsiang (Joseph Chang), lui-même engagé dans cette voie sportive en souvenir de son père disparu durant son enfance.

Le film alterne atmosphères réalistes où l'on suit les errances urbaines et naturalistes des personnages avec un onirisme prononcé, entre rêveries et souvenirs. Ces moments se rattachent autant aux moments heureux que douloureux de cette petite enfance où ils ont brièvement formé une famille. Selon la bascule de point de vue du frère à la sœur les sentiments sont très différents., appuyant la perte de repères, le déracinement et le ressentiment envers sa mère pour Mei. Nan est lui plus serein (mais aussi prisonnier) dans ses racines géographiques au sein de cette Green Island (petite île volcanique de l’océan Pacifique à environ 33 kilomètres au large de la côte orientale de Taïwan) mais rongé par le sentiment que si sa mère s'est jadis enfuie avec sa sœur mais sans lui, c'est parce qu'elle l'aimait moins. L'aspect lumineux et positifs de ces envolées unit justement l'aspect ces rattachements intimes et géographiques à travers l'imagerie foisonnante de Green Island, bercée d'une aura féérique et mythologique par les histoires de sirènes que contait leur mère à Mei et Nan. La caméra de Sylvia Chang se fait alors à fleur de peau pour capturer les sensations des enfants émerveillés par les petites choses simples de la faune de l'île, et captivés par l'aura luxuriante que confère les mots de leur mère à cet environnement. On passe de l'infiniment petit où les enfants s'attardent sur un petit poisson qu'ils vont rejeter à la mère, puis à l'immensité qu'autorise l'imaginaire avec une caméra libre de toute entraves qui s'engouffre dans les profondeurs de l'océan puis s'élève et se perd dans le ciel et ses nuages. Le personnage de Hsiang amène une approche plus terre à terre mais tout aussi poignante dans son parcours cabossé de boxeur mais pour lui aussi, la rédemption se jouera entre le flashback réaliste et l'illumination sous forme de d'hallucination dans un cadre naturel où il règle à son tour ses comptes avec son père disparu.

Une nouvelle fois on peut constater la place centrale de Sylvia Chang dans le cinéma chinois et taïwanais. Les problématiques de déracinements, de nostalgie d'un lieu et d'une époque sont au cœur des premiers films de Hou Hsiao Hsien mais la réalisatrice les réinterprète à l'aune des problématiques de la jeunesse actuelle. L'arrière-plan politique s'estompe pour renouer avec les thèmes féministes de Sylvia Chang, questionnant la maternité et expliquant sans justifier la décision dramatique de la mère fuyant un époux violent. Sylvia Chang annonce également les échappées introspectives et oniriques de Bi Gan le temps d'une scène magistrale. Nan échoué dans un bar de nuit s'endort et rêve qu'il est de retour sur les lieux de son enfance où il se revoit avec sa sœur et a l'occasion sous sa forme adulte d'échanger avec sa mère qui ignore son identité. L'atmosphère de rêve éveillé, la photo de Leung Ming-kai qui façonne un écrin à la fois étrange et intime ainsi que la conversation faussement simple entre la mère et le fils adulte façonnent un moment sobre, bouleversant et stylisé. On peut vraiment y voir là une ébauche de la fameuse grande séquence en 3D de Un Grand voyage vers la nuit de Bi Gan (2018) dans lequel joue justement Sylvia Chang (et qu'elle produit, à vérifier), ce qui exprime une vraie continuité et influence de celle-ci. La narration multiplie les échos temporels, sonores et formels jusqu'aux attendues retrouvailles finales qui expriment dans ce même équilibre entre retenue et lyrisme toute la sensibilité que dégage le film. 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

All's Well, Ends Well de Clifton Ko (1992)

Image

Trois frères infortunés finissent par comprendre, grâce à leurs exploits et mésaventures amoureuses, que l'amour ne s'acquiert que par un effort de longue haleine et qu'il peut se perdre rapidement.

All's Well, Ends Well s'inscrit dans la tradition de l'industrie cinématographique hongkongaise consistant à sortir une grande comédie populaire lors du nouvel an chinois. Le film appartient au sous-genre du Mo lei tau (absurde), comédie cantonaise déjantée et nonsensique se caractérisant par ses ruptures de ton et ses gags loufoques. On peut voir les comédies de frères Hui durant les années 70 (Games Gambler Play (1974), The Private Eyes (1976), Mr Boo fait de la télévision (1978) ...) comme précurseur, Jackie Chan ou Sammo Hung flirtent également avec le genre durant la décennie suivante. Le Mo lei tau va cependant exploser dans les années 90 avec l'avènement de Stephen Chow qui lui donnera ses lettres de noblesse. Stephen Chow joue justement dans All's Well, Ends Well, où la comédie romantique classique est littéralement dynamitée par cette tonalité loufoque du Mo lei tau.

On va suivre les amours tumultueuses des trois frères Seung Moon (Raymond Wong), Seung Foon (Stephen Chow) et Seung So (Leslie Cheung). Seung Moon trompe allègrement son épouse Leng (Sandra Ng), fanée par le quotidien harassant de femme au foyer, avec sa jeune maîtresse Sheila (Sheila Chin). Seung Foon est quant à lui un impénitent séducteur qui collectionne les conquêtes grâce à son attractif métier de DJ. Il trouvera un défi à sa mesure en tentant de séduire Holli-yuk (Maggie Cheung), jeune femme ne voyant son existence que par le prisme du cinéma, de ses tenues vestimentaires à ses petits amis. Et enfin Seung So, grand échalas maniéré, semble le plus raisonnable de la fratrie sauf lorsqu'il se trouve en présence de sa cousine Leung Mo-seung (Teresa Mo) son opposé complet par ses attitudes de garçon manqué, les deux cédant à un antagonisme qui dissimule bien sûr de plus tendre sentiment. Nous sommes dans le versant le plus décomplexé de la comédie cantonaise et il faut s'accrocher en termes de rythme, rupture de tons, références culturelles et gags tous azimuts. Si l'on accepte la proposition, c'est un bonheur de tous les instants où sont rondement menés chacun des enjeux amoureux. L'outrance du jeu dans le phrasé et l'enlaidissement physique sont des éléments majeurs de caractérisations, notamment pour la femme au foyer Leng dont les tenues informes, le laisser-aller (le léger duvet lui dessinant un semblant de moustache) et le mauvais goût trahissent l'abandon d'un époux qui ne la regarde plus. Stephen Chow est génialement odieux en séducteur et le rapprochement avec Maggie Cheung déroule un festival de détournement des succès cinématographique du moment, de Ghost (la scène de poterie évidemment) à Pretty Woman en passant par Misery. Les occidentaux n'ayant pas l'habitude de la voir que dans les rôles iconiques, glamour et papier glacé chez Stanley Kwan ou Wong Kar Wai seront très surpris par son jeu tout en fantaisie et outrance où elle tient la dragée haute à Stephen Chow.

Les écarts des trois frères entrainent un bouleversement de l'équilibre du foyer à travers des rebondissements rocambolesques (divorce, amnésie, le finale façon John Woo) et des gags qui ne se refusent aucun grand écart : splapstick, scatologie, quiproquos en tout genre. Cela fuse dans tous les sens jusqu'à l'épuisement tout en restant constamment inventif et hilarant. Parmi les idées les plus folles, la botte secrète séductrice de Stephen Chow avec son "baiser de la Tour Eiffel » qui soulève le cœur et les corps des femmes qui ne peuvent que lui succomber, les deux-beaux-parents irrémédiablement scotchés devant leur poste de télévision, ou le tai-chi de Leung Mo-Seung capable de provoquer les réactions les plus vives par un simple massage de pied. Malgré le chaos ambiant, les trois intrigues amoureuses s'entrecroisent et se rejoignent de manière fluide avec en sous-texte une vision sans fard du modèle familial hongkongais et la place de la femme. La résolution s'équilibre habilement entre retour au modèle traditionnel et sa remise en question. Excellent moment donc même s'il est susceptible de de désarçonner les non-initiés à la comédie cantonaise. Le film obtiendra un succès immense au point de générer pas moins de sept suites, la dernière datant de 2020. 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

A Moment of Romance de Benny Chan (1990)

Image

Wah Dee est un jeune voyou pauvre et orphelin, membre d'une triade qui, lors du braquage d'une bijouterie, prend la jeune Jo Jo en otage pour couvrir sa fuite. Ils finiront par rapidement tomber amoureux l'un de l'autre, mais la police et les membres de la triade qui aimeraient l'éliminer pour ne pas être identifiés ne leur laisseront aucun répit.

Le sous-genre du polar héroïque (heroic bloodshed) tel que défini par John Woo dans Le Syndicat du Crime (1986) transposait dans un cadre contemporain les codes du film de chevalerie dans la lignée du cinéma de son mentor Chang Cheh. Amitiés viriles, violence cathartique et sacrificielle (mais sous-texte homoérotique en moins avec John Woo) se retrouvaient donc dans un environnement urbain où les revolvers auraient remplacés les sabres. Les femmes et par extension la romance y avait peu leur place même si John Woo encore lui initie quelques percées dans ce sens avec The Killer (1987). Après avoir essoré jusqu'à l'épuisement cette formule heroic bloodshed, le polar hongkongais doit cependant se réinventer et le virage se fera en croisant le genre à une veine plus explicitement romantique. Le magnifique My Heart is That Eternal Rose de Patrick Tam va initier cette tendance même s'il sera un échec commercial car perdant le public en ne choisissant pas entre le polar héroïque et son futur avatar romantique. Le vrai film qui lance cette veine sera donc A Moment of Romance, même si précédé par As Tears Go By de Wong Kar Wai (1988), déjà avec Andy Lau en idéal du bad boy faisant fondre les spectatrices hongkongaises.

Les chemins du mauvais garçon Wah Dee (Andy Lau) et la jeune JoJo (Wu Chien-lien) fille de l'aristocratie hongkongaise, n'auraient jamais dû se croiser, si le premier, en fuite à la suite d’une attaque de bijouterie mouvementée, n'avait dû prendre la seconde en otage. Alors que les complices de Wah Dee l’incitent à supprimer ce témoin gênant, il lui laisse la vie sauve, bienfait qu'elle lui rendra en faisant mine de ne pas le reconnaître durant une confrontation au commissariat. Dès lors tous deux vont se rapprocher, tout ce qui les oppose étant paradoxalement un motif d'attirance mutuelle. Wah Dee très tôt orphelin n'a connu que la violence et des gangs de triades. JoJo étouffe dans sa prison dorée où sous l'injonction de sa mère elle ne se consacre qu'à ses études. L'un échappe aux codes des gangs pour dévoiler une facette plus fragile et sentimentale de son caractère, l'autre fuit le conformisme et l'ennui pour enfin vivre l'ivresse, le danger et le lâcher-prise de la romance. Tous deux se rejoignent dans leurs solitudes. Benny Chan dont c'est la premier film (dont la paternité est en partie attribuée à son très interventionniste producteur Johnnie To) capture brillamment par la seule image les sentiments profonds des personnages. Cadrage en longue focale scrutant Andy Lau sirotant seul une bière face à la nuit sur le toit de son immeuble, panoramique accompagnant Wu Chien-lien figée dans le luxe de sa maison, un spleen profond se dégage là porté par les envolées de cantopop accentuant la portée mélancolique de ces séquences.

La sous-intrigue autour d'une guerre des gangs et de succession passe pratiquement au second plan et n'existe que comme obstacle à l'épanouissement du couple. La facette polar et celle romantique s'opposent d'ailleurs par une vraie différence formelle entre les deux. Le style est nerveux, heurté et violent à travers une caméra à l'épaule accompagnant les rixes urbaines sanglantes où les lames surgissent et foudroient les combattants. L'esthétique se fait plus contemplative pour traduire la romance, la photo de Horace Wong gorgé de filtres amenant une imagerie aérienne et rêveuse au panorama urbain hongkongais le temps de longues balades à moto, comme si la communion des sentiments transcendait et magnifiait l'environnement hostile. Andy Lau est véritablement au sommet de sa photogénie, proposant une prestation touchante où sa présence taciturne laisse entrevoir subtilement ses fêlures. La manière dont dans la première partie il malmène sciemment Wu Chien-lien pour qu'elle le rejette est très finement interprétée, ne rendant que plus touchante le moment où la laisse l'aimer. Wu Chien-lien dont c'est le premier rôle incarne à merveille ce sentiment de candeur et de pureté, on sent tout la fougue et l'abandon des premières fois dans la passion qu'elle exprime, les risques que prend son personnage si timoré au départ.

Benny Chan parvient à parfaitement mêler l'urgence du polar et l'émotion suspendue de la romance dans son climax. Si Jojo parvient par amour à se défaire des ultimes injonctions de son milieu bourgeois, Wah Dee reste dans un entre-deux qui lui sera fatal. Ou plutôt, sachant que le temps lui est compté, il préférera ne pas choisir. Le réalisateur maîtrise l'emphase mélodramatique à travers un montage alterné qui laisse grimper l'émotion entre combat sanglant et lyrisme le temps d'une image à la beauté indélébile, JoJo cavalant à en perdre haleine pieds nus sur l'asphalte d'une autoroute déserte. Le premier degré revendiqué de chaque instant fait fonctionner tous les artifices, dont les mélopées flamboyantes de cantopop qui surlignent et participent à l'envol du drame en marche. Le succès énorme de A Moment of Romance lance donc le courant de ce courant du polar romantique, et le film connaîtra trois suites. 5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

Raffles Hotel de Ryu Murakami (1989)

Image



L'œuvre littéraire de Ryu Murakami est indissociable de son attrait pour le cinéma. Dès le succès de son premier roman Bleu presque transparent, il se charge lui-même trois ans après sa parution de son adaptation cinématographique. Il réitérera l'exercice en réalisant All Right, My Friend en 1983 (d'après son roman Daijōbu Mai furendo - Daijōbu my friend inédit en français), le sulfureux Tokyo Décadence en 1992 (d'après sa nouvelle Topaze) et Kyoko (d'après son roman éponyme). Il est également impliqué au scénario d'adaptations de ses livres mis en scène par d'autres comme Audition de Takashi Miike (1999) ou 69 de Lee Sang-il. Le cas de Raffles Hotel est particulier et renforce cette porosité créative de l'auteur entre les différents médias où il exerce. Le roman Raffles Hotel est en fait l'adaptation du scénario éponyme que signe Murakami, le livre et le film paraissant la même année 1989 - All Right, My Friend paru la même année que le roman est dans le même cas. Le lecteur, occidental en tout cas, aura la surprise avec la postface de Murakami de découvrir l'existence du film sorti peu avant. Le visionnage du film est donc un peu biaisé après avoir lu le livre si l'on s'attache trop à la comparaison.

Raffle Hotel embrasse plus pleinement que la version écrite sa nature de film fantôme. L'héroïne mystérieuse Moeko (Miwako Fujitani) est une jeune actrice venue chercher quelque chose, ou plutôt quelqu'un à Singapour. Une ambiance vaporeuse plane, perdue entre passé et présent, tant au niveau de l'environnement de Singapour que dans la psychologie de Moeko. Le fameux Raffle Hotel est un repère d'écrivains cherchant à marcher sur les traces de leurs glorieux prédécesseurs fièrement affichés sur les murs (Somerset Maugham y aurait séjourné) tandis que l'architecture hérité de l'ère coloniale et la clientèle essentiellement blanche prolonge ce sentiment passéiste. C'est ce que recherche Moeko traversant Singapour comme une ombre, en quête d'un ancien amant dont la relation se révèlera par flashbacks fragmentés. La présence douce et éthérée de Miwako Fujitani, Singapour filmée comme dans un rêve flottant, tout contribue à poser une atmosphère fascinante. Murakami a gardé ses obsessions glauques et oppressantes pour la version papier tandis que là c'est l'épure et le mystère qui domine dans une tonalité étrange, romantique et désespérée. Toute la première partie du livre naviguant entre New York, Tokyo puis Singapour et traitant à égalité les trois personnages principaux disparait pour immédiatement se trouver sur l'île et se focaliser sur Moeko. Il semble que Murakami ait véritablement été hypnotisé par son actrice (qu'il remercie d'ailleurs dans la postface du livre) qui vampirise le film pour le meilleur.

Psychotique et inquiétante dans le livre, Moeko devient à l'écran une figure touchante poursuivant un insaisissable amour pour se prouver qu'elle existe, troublant ses interlocuteurs au point d'inverser l'obsession. A la fin de l'histoire ce sont eux qui se demanderont si cette femme étrange qu'ils ont croisés était réelle. On est plongé dans un onirisme existentiel magnifié par le cadre à la fois exotique et chargé d'histoire, où l'on passe des rues marchandes grouillantes de Singapour a des églises à l'architecture imposante. Le Raffle Hotel condense tout cela, son attrait reposant sur l'attrait commercial de ce passé mythologique cyniquement noyé dans la vulgarité moderne à l'image de ces soirées dansantes kitchs. Le film se perd uniquement en voulant raccrocher les wagons à l'aspect psychologique nettement mieux développé dans le livre, avec le traumatisme de l'expérience du Vietnam du personnage du photographe (Jinpachi Nezu). Cela alourdit inutilement l'histoire alors que Moeko attire toute la lumière, et en plus les scènes de guerre sont particulièrement fauchées (sans parler, grand classique, des acteurs anglo-saxons qui jouent horriblement dans les films asiatiques). On termine cependant sur une note magnifique avec deux belles idées formelles, une séance photo où la démultiplication des flashs et des poses de Moeko l'évapore littéralement du récit, et le motif de l'orchidée parcourant le film aboutissant à une dernière image captivante. Bel exercice de recréation en tout cas de Ryu Murakami qui propose à l'écrit et à l'écran deux variations très différentes mais tout aussi réussies d'un même matériau. 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989)

Image

Golden Lotus est une femme assassinée qui pour se venger de ses meurtriers va se réincarner en Chine juste avant la Révolution Culturelle. Sa réincarnation a beaucoup de similitudes avec sa vie passée.

The Reincarnation of Golden Lotus est un mélodrame surnaturel tout à la gloire de la beauté de Joey Wong. Celle-ci incarne une figure féminine damnée dont le destin tragique se rejoue à travers les âges et de ses différentes réincarnations. La narration et la mise en scène de Clara Law joue à la fois sur la notion de karma et une approche plus sensorielle pour traduire les réminiscences de la vie de Lotus (Joey Wong). Des séquences hallucinées et oniriques dans une Chine moyenâgeuse montre ainsi une Lotus avide de vengeance qui provoque la répétition des drames dans chacune de ses réincarnations, tandis qu'une séquence du passé plus classique dans la Chine maoïste la voit dans une de ses "vies" victime de l'abus et de la lâcheté des hommes. La part principale du récit se déroule à la période contemporaine et va ainsi narrer l'illustration moderne et complète des drames entrevus dans les flashbacks.

On constate des éléments que l'on retrouvera dans le film suivant de Clara Law, le très sombre Farewell China (1990). Dans ce dernier, une narration fragmentée permettait progressivement de brosser un portrait de femme meurtrie incarnée par Maggie Cheung où sa personnalité vacillait face à la solitude et les abus subis dans son exil new-yorkais. Clara Law procède de même ici avec Joey Wong à la fois victime et actrice de son malheur, la notion de karma l'incitant à rejouer malgré elle les errances de ses malheurs passés. Clara Law multiplie les trouvailles formelles pour traduire cet état mental agité, dans la manière d'introduire les bribes de flashbacks et en traduire des échos par le montage, ainsi que par la photo stylisée de Jingle Ma qui fait basculer les atmosphères de façon déroutante.

Le film est adapté d'un roman de Lilian Lee (qui en signe aussi le scénario) et on sent clairement sa patte dans l'art de manier le mélodrame torturé (Adieu ma concubine de Chen Kaige est adapté d'un de ses romans), de jongler avec les temporalités sur ce thème de la réincarnation (le chef d'œuvre Rouge de Stanley Kwan (1987), Terracotta Warrior de Ching Siu-Tung (1990) là aussi adaptés de ses ouvrages) et de marier le tout à une tonalité décalée (Green Snake de Tsui Hark (1993) qui adapte sa relecture contemporaine de la légende du Serpent blanc). On retrouve d'ailleurs de ces films la licence poétique qui voit les personnages contemporains progressivement conscients de leur identité passée (la romance impossible avec Wilson Lam) mais incapable de réfréner leurs pulsions et d'empêcher l'éternel recommencement de leur malédiction. Si Clara Law n'égale pas ces prestigieuses transpositions, elle propose un film prenant porté par une Joey Wong, à la fois mystérieuse, vénéneuse et fragile. Elle est de presque tous les plans et totalement magnifiée par la mise en scène. Le mélange des genres (drame en costume, wu xia pian sur la fin, comédie) aurait été presque parfait sans les très poussives scènes de couple avec le personnage de Eric Tsang plus grotesque que touchant et qui alourdit grandement l'ensemble. 4/6
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18522
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Profondo Rosso »

The Family Game de Yoshimitsu Morita (1983)

Image

Dans une famille typique de la classes moyenne japonaise, le fils cadet est rebelle aux études. Inquiets que leur enfant ne puisse entrer dans un bon lycée pour intégrer plus tard une bonne université, ses parents lui alloue un tuteur. Mais celui-ci a des méthodes très particulières d'enseignement et la vie de famille va s'en trouver bouleversée.

The Family Game est une fable sacrément subversive sur le modèle familial japonais. Le récit (adapté d'un roman de Yohei Honma) fonctionne comme une sorte de pendant inversé du Théorème de Pasolini. Un élément perturbateur va se glisser dans la cellule d'une famille de classe moyenne japonaise non pas pour servir de révélateur de leurs tares et la faire imploser, mais au contraire les figer de plus belle dans les rôles que la société leur a assignés. Yoshimoto (Yūsaku Matsuda) est un professeur particulier engagé pour relever les notes catastrophiques de Shigeyuki (Ichirōta Miyagawa), enfant cadet de la famille Numata. Le réalisateur impose immédiatement un dispositif formel fondé sur la répétitivité des environnements, des inserts, cadrages et situations qui reviendront tout au long du récit. Au sein du foyer la salle à manger sert aux rares moments d'accalmie et de complicité, alternant avec la chambre de Shigeyuki et de son frère aîné Shinichi (Junichi Tsujita) théâtre des échappées rêveuses de ces derniers ou alors moments d'études studieux. A l'extérieur les scènes de classe travaillent cette même répétitivité avec une caméra parcourant les travées de la pièce où règne animosité, rivalité et humiliations (tant des élèves entre eux que des professeurs) aux moments douloureux de la restitution des copies du dernier examen. Les contre-plongées sur cours de sport, les plans larges du terrain abandonné où Shinichi subit les agressions de ses camarades après les cours, tout cela dessine un environnement figé où la jeunesse fait figure de pions perdants ou gagnant destinés à reproduire le modèle de leurs parents.

Le professeur Yoshimoto va constituer un vrai grain de sable dans ce cadre normé. La métronomie de la mise en scène de Morita instaure une forme d'étrangeté plutôt que de normalité où une attitude, un geste, un élément de décor ou une idée formelle (ce fondu enchaîné presque invisible faisant apparaître des mains sur le visage de Shigeyuki) installe une tonalité décalée. Les protagonistes sont anormalement "normaux" dans la bizarrerie de certaines situations. La mère de famille (Saori Yuki) reste étonnamment impassible lorsque Yoshimoto inflige une gifle retentissante faisant saigner du nez son élève récalcitrant de fils. C'est une sorte de cliché de la japonaise soumise et effacée tandis que le père (Juzo Itami) correspond à celui du salaryman usé et déserteur du foyer. Yoshimoto en devient ainsi tout puissant mais le film n'est pas là pour vanter les vertus d'une éducation à la dure. Au contraire le professeur flatte les bas-instincts du jeune Shigeyuki (Ichirota Miyagawa génialement perché et ahuri), cette violence ponctuelle étant un stimulus inhérent à un autre cliché du "management" sévère à la japonaise qui réveillera notre héros pour les mauvaises raisons. C'est en voyant la réaction contrariée de ses harceleurs face à ses notes en progrès que Shigeyuki met du cœur à l'ouvrage, mais son manque d'ambition et désintérêt pour les études n'ont pas changés au vu de ses choix d'orientations scolaires médiocres (et plus en adéquation avec son niveau désormais plus élevé). Tous les personnages semblent des pantins que Morita tire vers l'absurde dans les scènes intimes, où de manière distante à travers les nombreuses vues du panorama urbain où leur existence semble dérisoire.

Les situations donnent l'illusion d'une émancipation avec les supposés changements amenés par le mentor Yoshimoto, le dispositif filmique évoqué plus haut reste invariablement le même, donnant l'impression d'une agitation passagère, d'une illusion. Lorsqu'on échappe à ce carcan pour scruter la vérité des personnages, c'est pour constater que même la notion d'amour est très relative au sein de cette cellule familiale. Au détour d'une discussion on comprendra que le mariage tient à une grossesse non désirée et que la mère regrette l'amusement de sa jeunesse et des responsabilités prématurées. Le père y échappe par le prétexte de sa nature de salaryman, et la mère au foyer y est contrainte par sa présence constante obligatoire, mais de manière absente, désincarnée. Seul le personnage du frère aîné semble apte à s'émanciper, séchant les cours de sa classe préparatoire, errant sans but plutôt que de suivre la ligne toute tracée qui l'attend. Les parents ne manifestent d'ailleurs un semblant d'autorité que quand les enfants s'écartent où ne semblent pas capables de s'inscrire dans ce schéma social préétabli, d'où l'engagement du tuteur ou le sursaut de paternité plus affirmée envers Shinichi à la fin.

Yusaku Matsuda est fabuleux dans ce rôle de professeur pince sans rire, tour à tour père fouettard ou complice dont la mine placide et le phrasé rustre installe d'emblée cette tonalité "autre". Nagisa Oshima était un grand admirateur du film et effectivement cela rappelle la nature conceptuelle de ses brûlots les plus incisifs des années 60. C'est également amusant d'avoir Juzo Itami dans le rôle du père, puisque dans ses réalisations à venir (The Funeral (1984), Tampopo (1985) ou Minbo ou l'art subtil de l'extorsion (1992)) il usera aussi de cette veine nonsensique (mais avec un côté plus grand public) pour dénoncer certains maux de ses contemporains japonais. La conclusion est magistrale avec une scène de repas dont le dérèglement des comportements filmés en plan-séquence fixe en fait une "Cène" progressivement traversée par la démence pure. La dernière image de nouveau en plan-séquence traduit de façon littérale et audacieuse cette notion de pure illusion de ce que l'on a pris pour une rébellion, une affirmation. Un grand film qui anticipe les mentalités de la bulle économique japonaise (la réussite matérielle comme liberté illusoire alors que le modèle social reste le même) dans le microcosme familial. Le film sera un grand succès public et critique (élu Meilleur Film de l'Année par la critique japonaise) qui lancera la carrière de Yoshimitsu Morita. 5/6
Avatar de l’utilisateur
Noodles^^
Stagiaire
Messages : 1
Inscription : 25 avr. 21, 18:38

Re: Le Cinéma asiatique

Message par Noodles^^ »

Hello, pour rebondir sur les films qui ont déjà étés nommés, je voudrais parler un peu du cinéma coréen. D'abord, Peppermint Candy de Lee Chang Dong, un vrai petit délice a regarder, pas trop prise de tête, c'est un joli petit film sur la vie. Pour rester sur ce réal, le très connu Burning sorti en 2018, qui reste pour moi le meilleur film de cette année. Enfin Green Fish, mon préféré, toujours de Lee Chang-Dong, film a petit budget qui aux premiers abords semble très simplet, mais qui au final, reste pour moi le chef d'oeuvre du cinéaste.
Répondre