Chaque décennie ou moment troublé de l'histoire voit constamment une remise en question nécessaire par le biais des Arts. L'invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel, comme bon nombre de films de science-fiction de l'époque, n'y échappait pas et s'interrogeait sur le danger d'une menace quasi-uniforme qui recouvrerait la belle société americaine, métaphore à peine avouée d'une URSS communiste inquiétante. A l'époque, quand ce n'était pas la russie qui faisait franchement peur, c'était la menace nucléaire avec tout son cortège de paranoïa. Ahhh, ce bon vieux temps béni où l'on pouvait voir en une même soirée des fourmis géantes attaquer de pauvres quidams ou une tarantule géante faire son sandwich de quatre heure à base de jeunes 100% capitalistes (de nos jours on rajoute capitalistes et obèses, ça fait plus chic ).
Dans les années 70, suivirent la seconde version de l'invasion des profanateurs de sépultures, signée Philip Kaufman (1978), où, sobrement, l'on retira le mot "sépultures". Même si je n'ai pas vu cette version (considérée comme la plus sombre de toutes --cf chro' de notre cher Major Tom), je pense qu'il s'agit peut-être de la plus intéressante de toute. Rien que l'idée d'élargir le mal insidieux de la contamination extraterrestre dans toute une ville plutôt qu'un petit village me semble en soi fantastique. La version de Ferrara, Body-snatchers (1993) est quand à elle de bonne facture, même si l'on décèle plus le projet évident de commande qu'un vrai film du cinéaste qui, paraît-il, était passablement shooté sur le tournage, léguant à son directeur photo Bojan Bazelli, une majeure partie du film à tourner.
Rumeur ou pas, ce qui est sûr c'est que le rôle de Bojan est essentiel dans l'esthétique rougeoyante du film qui rappelle les tons orangés que pouvait obtenir un Jordan Cronenweth sur Blade Runner. Tout ici est crépusculaire : du soleil couchant qui baigne de nombreuses scènes jusqu'a la nuit noire. Peu de scènes le matin ou en plein jour, le parti-pris semble évident. Ces lumières sont mêmes associées à la couleur orange/marônatre des cocons venus de l'espace, à la couleur de la peau jusqu'a signifier l'étendue de l'invasion de ces créatures qui prennent une apparence humaine sans pourtant ressentir de sentiments (capture 2/).
Outre les couleurs, l'esthétique du film est remarquablement soignée et pas spécialement visible au premier visionnage. Ce que Bazelli et Ferrara font le plus souvent dans un premier temps, c'est signifier la menace extraterrestre par des petits rien. Les couleurs donc, mais aussi les surimpressions de branches qui se superposent un temps sur les visages (capture 3/ images a et b), l'isolation et le surcadrage des personnages, qu'ils soient humains ou non, signifiant clairement toute impossibilité de communication. Mais aussi des détails étranement anodins à première vue (capture 4) : un lézard mort trouvé dans une maison où l'on s'installe, un dentier par terre (chez Lynch, on ramasse des oreilles...), ces plans étranges d'un camion poubelle qui vient ramasser des sacs plastiques (l'inquiétude grimpe et l'on aura la confirmation juste de ce qu'il y a dans les sacs lors d'un court et sobre travelling dans un hopital où la contamination s'accélère en masse)... Et toujours des cadrages qui oscillent, sont décentrés, quand la manière de filmer ne se fait pas dans une étrange fonction voyeuriste, derrière des stores.
Comment fonctionne l'invasion des body-snatchers ? De la même manière que dans les précédents films et celui de 2007 (Invasion de Olivier Hirschbiegel, pas vu) : ils s'emparent de vous pendant que vous dormez. Vous ne remarquez pas les cosses qui ont été placées dans la maison et au plus profond de votre sommeil, vous ne vous réveillerez pas : car il sera déjà trop tard. De fines lamelles sortent du cocon et attirées par la chaleur, douce chaleur de votre corps, elles se dirigent vers vous, infestant chacun de vos orifices pour ensuite mieux pomper vos fluides, vous analyser et construire une réplique nature, une copie de vous-même. Mais du fait d'une copie, plus besoin de l'original, qui se décompose brutalement, privé par là-même de vie puisque la créature qui a pris votre apparence physique (jusqu'a une partie de vos pensées, votre voix, vos connaissances...) vous a littéralement vampirisé. Et inutile de penser prévenir les autres si vous en réchappiez. Au mieux, vous feriez rire vos compatriotes incrédules qui vous traiteront de nouveau Roy Thines actuel (qui affirme les avoir vus en prenant une route qu'il n'aurait jamais dû prendre...), au pire on vous mettra dans un asile. Et qui sait si dans l'asile, il n'y a pas d'autres body-snatchers qui tenteront de vous répliquer pendant votre sommeil ?...
Et comment reconnaître les body-snatchés des humains ? Comme pour les autres films ceux-ci font preuve d'un singulier manque d'émotion. Fonctionnant en une même société adoptant la collectivité pour survivre, ils rejettent comme scorie tout ce qui peut venir de l'individuel (la séquence d'un même dessin dans la classe est bien vue) et se reconnaissent bien souvent par leur démarche raidement Bressonnienne (n'oublions pas que Bresson a fait les plus grands films de zombies sans le savoir ) et monolithique réglée comme un métronome. Autre chose, si eux n'ont aucun sentiment vis-à-vis de vous, ils savent par contre très bien retourner contre vous le peu que vous pouvez encore avoir, touchant tout de suite sur la corde sensible. Si le jeune soldat a déjà tué au Koweit (tiens, tiens. le fait que ce soit sur une base militaire avec ce qui est normalement chargé de défendre le pays en cas de guerre tombe en premier n'est sans doute pas anodin) et peut très bien retenir ses sentiments quand un body-snatché lui dit avoir "baisé sa copine", il n'en est moins sûr pour une Marti tenant plus que tout à son petit frère.
Le film dure à peine une heure et demi et certains acteurs sont du coup, sous-exploités comme Forest Whitaker ou R.Lee Ermey qui doivent, à eux seuls ne totaliser que 5 minutes dans tout le film. On sent aussi que le film pourrait s'attarder encore plus sur les détails mais manque de temps oblige, ça fonce tout droit très vite (ce qui n'est en soi pas un mal puisqu'on ne s'ennuie jamais devant le spectacle de qualité qui nous est proposé. La fin semble presqu'imposée par les producteurs, heuresement dans les dernières secondes, un plan final magnifique rehausse l'ambiguïté (couleurs + voix). Par contre, le film peut emporter facilement l'adhésion sur sa stylisation et l'aspect éminemment érotique qui sous-tend l'ensemble. Plans de corps qu'on masse, plans du foetus extra-terrestre dans sa cosse (la musique se fait curieusement sereine à cet instant, comme si l'humain, résigné, ne pouvait qu'accepter son funeste sort), de l'héroïne dans son bain moussant (ce qui donne lieu à l'une des meilleures scènes du film), de l'hopital et ses corps nus... Comme si la chair elle-même était quelque chose d'inquiétant et mystérieux qui pouvait elle-même nous avoir au moment où l'on ne s'y attendrait pas. Sans compter quelques plans chocs (un certain Stuart Gordon a participé au scénario, hem) qui font de cette 3e version (et second remake) d'un même thème un bien chouette moment.
4,5/6.
Ah, et dédicace pour Major Tom, Miss Nobody et Demi-Lune :
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