Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés à partir de 1980.

Modérateurs : cinephage, Karras, Rockatansky

Répondre
Avatar de l’utilisateur
G.T.O
Egal à lui-même
Messages : 4827
Inscription : 1 févr. 07, 13:11

Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Message par G.T.O »

Image

Connie Wyatt, une jeune fille de 15 ans, passe l'été en Californie du nord dans la maison de campagne familiale avec ses parents, Katherine et Harry, et June, sa sœur. Elle passe son temps libre à traîner dans le centre commercial avec ses amies et à flirter avec les garçons. Elle éveille l'intérêt d'Arnold Friend, un mystérieux étranger qui a adopté le look et les manières de James Dean et se montre tour à tour séducteur et menaçant.

A première vue, ça pourrait ressembler à un énième film sur l’émoi adolescent, et le rappel concertée de toutes ses composantes : l'histoire d'une adolescente au corps précoce, découvrant la joie des garçons, sexualité, perte d'innocence, le tout sur fond de banlieue américaine. Smooth Talk, à bien des égards, c'est une seule et même journée. Une journée d'été, durant les vacances, rythmée par la sortie en journée entre copines dans l’hypermarché du coin, et celle du soir, près de la route, le fameux diner interdit, lieu des rencontres. Les adultes sont, bien évidemment, sur la touche, n’y comprenant rien, ils font ce qu’il peuvent pour essayer de créer une proximité avec l'adolescente, rarement avec succès, et d'un espoir de rapport non conflictuel ( très beau rôle de la mère, Mary Kay Place, et du père, Levon Helm). Sans oublier, le négatif de Connie, la figure de la grande soeur : introvertie, trop attachée à sa mère (Elisabeth Berridge nuancée dans ce rôle pas facile). A ces tropes, et lieu commun, le film n'y oppose rien; mieux il préfère l'écoulement fluide des événements de la chronique, comme si il s'agit de donner à ressentir ce moment suspendu et interminable des vacances, à la veille d'un moment crucial. D'une languissante après-midi d’été, où la trivialité du quotidien semble annoncer un dissonance d'une réalité plus inquiétante, l’ennui dispute à l'envie de découvrir une dimension inédite de la vie, la sexualité.

Une découverte de la sexualité qui se fait par étapes : avec une première fois, de manière idyllique, avec un timide romantique. Une deuxième fois, de manière contrariée, avec un beau gosse faux mauvais garçon. Et, une troisième fois, avec un vrai mauvais garçon cette fois-ci, Treat Williams, remarquable en contre emploi dans une sorte de James Dean sous acide, au surnom signifiant de Arnold Friend,, qui vient jusqu'au domicile familial de Connie, faisant basculer le film de la douce rêverie à la menace sourde. Du home invasion ou fait divers crapuleux. Ce drame, situé hors champ, nous ne le verrons pas. Pourtant, le film en porte l'empreinte, comme la trajectoire du personnage de Connie, précipitant la fin de sa quête, en même temps que la fin d'une époque. Une page se tourne, avec dans son sillage la fin de l'innocence, les inévitables regrets.

Remarquable habilité d’un film qui suggère, élabore, parallèlement, deux films, dans une gémellité ambiguë. L'ordre d'un réel comme gagné par le fantasme, d'où surgit la figure irréelle d'Arnold Friend, Treat Williams, remarquable en James Dean sous acide, tout droit sorti des années 50, tombé au milieu d’un film qui, lui aussi, parait dialoguer secrètement avec la fable morale, l'esthétique, de ces années là. Un film qui fait aussi la part belle aux acteurs, ici tous remarquables, avec une jeune Laura Dern qui déjà illumine tout : entre pudeur hésitante enfantine et fausse assurance de l’ado ragaillardie par sa soif de découverte, corps de femme sexualisé et attitude pataude redoutant ce qu’elle déclenche. Portrait d'une oscillation adolescente parfaitement retranscrite.

Et, au delà du portrait, un film qui préfère se terminer sur une ambiguïté, quoique largement préméditée, annoncée. Les parents partis pour un barbecue familiale, l'ado Connie se retrouve seule. Elle écoute de la musique, s'y ennuie, jusqu'à l'arrivée inattendue de Arnold Friend, qui veut l'emmener faire un tour, sait tout (sur ses parents et amies), voit tout "I'm watching you". Est-ce la réalité, un fantasme, difficile à dire. Y voit on les prémisses d'un crime, la crainte réalisée d'une adolescente, de son fantasme, à travers la figure prédatrice et plus âgé d'Arnold Friend, en un sens, pris la main dans le sac de son désir de transgression ? Point de suspension.

Reste que Smooth Talk est un troublant coming of age, qui réussit à faire du passage à l'acte autour duquel gravite tout le film, la perte de virginité, le point d'intersection d'un autre récit parasite et fantasmé. Récit mitoyen de Fire Walk With me, soit le film qui traite d'un pathos de l'inmontrable, un événement intime que l'on ne voit jamais mais qui redessine l'horizon d'une jeune femme, fut-il étrange et mélancolique. Grandir, oui peut être, mais à quel prix ?

Image
Dernière modification par G.T.O le 27 nov. 20, 08:48, modifié 1 fois.
Avatar de l’utilisateur
El Dadal
Producteur Exécutif
Messages : 7260
Inscription : 13 mars 10, 01:34
Localisation : Sur son trône de vainqueur du Quiz 2020

Re: Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Message par El Dadal »

Sortie prévue chez Criterion en février. Ce sera l'occasion de le découvrir.
Avatar de l’utilisateur
Profondo Rosso
Howard Hughes
Messages : 18487
Inscription : 13 avr. 06, 14:56

Re: Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Message par Profondo Rosso »

Bien d'accord avec GTO !

Connie Wyatt, une jeune fille de 15 ans, passe l'été en Californie du nord dans la maison de campagne familiale avec ses parents, Katherine et Harry, et June, sa sœur. Elle passe son temps libre à traîner dans le centre commercial avec ses amies et à flirter avec les garçons. Elle éveille l'intérêt d'Arnold Friend, un mystérieux étranger qui a adopté le look et les manières de James Dean et se montre tour à tour séducteur et menaçant.

Smooth Talk est un coming of age trouble explorant l'adolescente Connie en pleine découverte et expérimentation de sa féminité, de son pouvoir d'attraction sur les hommes. La réalisatrice Joyce Chopra déploie toute une imagerie presque cliché de teen movie dans les situations et les environnements du film : petite ville provinciale pavillonnaire, le "mall" comme centre névralgique d'attraction des jeunes filles y jouant les "femmes" en aguichant la gent masculine et lorgnant les boutiques de luxe, atmosphère estivale et crépusculaire appelant à la transgression et à la découverte. Laura Dern exprime toute une dualité entre attrait et peur de l'interdit, tout d'abord physiquement avec ce visage poupin, ses moues boudeuses de l'enfant qu'elle est encore s'opposant aux courbes langoureuses et à l'attitude provocante de la femme qu'elle croit être. La séduction demeure un jeu innocent et collectif où chaque audace se termine par une crise de rires avec ses copines, l'effronterie restant toujours sans conséquences. L'excitation et le danger se déploie progressivement, en faisant progressivement éclater le trio d'adolescentes, en basculant des journées ensoleillées et rassurante à la nuit, en passant du centre commercial au bar où se réunissent les jeunes adultes de la ville. La belle assurance s'estompe et ramène Connie à son statut de petite fille apeurée (le retour nocturne et solitaire sur une route déserte la montrant effrayée comme une héroïne de conte) et l'expose aux rencontres où elle va explorer tout un spectre de figures masculines, la confrontant à son hésitation entre innocence et transgression. Au garçon tout aussi timide et innocent avec lequel elle n'échangera qu'un baiser répond un autre bien plus entreprenant le temps d'une scène sensuelle où Connie hésite entre soumission et peur face à l'éveil de son propre désir.

Malgré cette sensualité trouble, le film reste en surface et exprime même une patine faussement culpabilisante qui, à travers les avertissements des adultes, le rapproche des mélodrames américains à la transgression ambiguë des années 50/60 comme La Fièvre dans le sang (1960) ou les films adolescents de Delmer Daves. L'univers fantasmatique de Connie (les photos de James Dean dans sa chambre) se rapproche grandement de cette période, tout comme l'expression de l'incommunicabilité entre Connie et ses parents. Sur ce dernier point il y une hésitation entre les rapports parents/enfants plus rudes et libérés correspondant aux années 80 du film, et quelque chose de plus contenu, secret, rappelant là plutôt l'incompréhension des années 50 où émerge la culture adolescente et la vraie prise en compte de celle-ci. Toutes ces contradictions se ressentent dans la relation conflictuelle entre Connie et sa mère (excellent et juste Mary Kay Place), ainsi que la jalousie de Connie envers sa sœur aînée, la plus sage June (Elizabeth Berridge) représentant justement une figure idéale passée et en surface de l'adolescente.

Tout ce sentiment d'attente et d'entre-deux nous prépare ainsi à une stupéfiante dernière partie et l'arrivée du véritable prédateur, le viril, séduisant et menaçant Arnold Friend (Treat Williams). Durant une vingtaine de minutes absolument virtuose, ce dernier se fait le tourmenteur, le tentateur, la menace masculine omnisciente pour Connie progressivement brisée psychologiquement par Arnold Friend. Joyce Chopra joue de la réminiscence avec de précédentes scènes où on le devinait épier Connie de l'extérieur dans le bar à son insu. Le climax inverse cela en acculant progressivement Connie seule chez elle et écrasée par le regard concupiscent et carnassier que Arnold Friend pose sur son corps. La grande force de la scène est d'exprimer la menace sans violente physique ou verbale explicite, Friend par l'affirmation de l'évidence selon laquelle Connie lui appartient corps et âme finit par briser celle-ci par le verbe, les regards insistants et la présence animale. Treat Williams est absolument stupéfiant et le dispositif trahit peu à peu l'ambivalence de Connie telle que démontrée depuis le début. La porte vitrée entre Friend et Connie les sépare tout en illustrant une proximité symbole du désir et de la peur de notre héroïne. L'atmosphère de la scène est aussi inquiétante que sensuelle, et le langage corporel de Connie exprime autant une attirance étouffée qu'une peur sincère, comme une jeune fille peut en ressentir avant une première fois.

Dès lors la réalité de la scène peut être questionnée, réelle agression ou projection fantasmée et coupable de Connie ? L'aura surnaturelle de Arnold Friend autorise les deux interprétations, d'autant que le fameux instant transgressif restera hors-champs pour nous perturber davantage. Le film est adapté de la nouvelle Where Are You Going, Where Have You Been? de Joyce Carol Oates et effectivement on retrouve tout le l'étrangeté et le mystère que l'autrice est capable d'inscrire dans des environnements familiers et les portraits féminins. Il y quelque chose de lynchien aussi dans la manière de montrer l'envers matériel et psychique sombre d'une imagerie americana au centre de Blue Velvet (1986) où la candeur de Laura Dern servira encore, mais aussi (comme le disait GTO) de Fire Walk with où la transgression débouche sur le cauchemar qui n'est que suggéré dans Smooth Talk, ou alors n'y représente qu'une étape marquante (dont on peut se relever) plutôt que la fin de tout chez Lynch. Sous ses faux contours de teen movie, une vraie pépite sujette à interprétations ! 4,5/6
Avatar de l’utilisateur
Flol
smells like pee spirit
Messages : 54622
Inscription : 14 avr. 03, 11:21
Contact :

Re: Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Message par Flol »

Profondo Rosso a écrit : 11 juil. 23, 01:18 Bien d'accord avec GTO !
Et bien d'accord avec Profondo qui était d'accord avec G.T.O.

Petite chronique adolescente pleine de charme (Laura Dern n'y est pas pour rien) pendant 1 heure, avant de se faire littéralement vicier de l'intérieur par 20 minutes comme hors de l'espace et du temps, dominées par un Treat Williams aussi attirant que repoussant, et où le titre prend enfin tout son sens.
On sent clairement la patte de Joyce Carol Oates dans ce film qui, sans l'air d'y toucher, parle avec une acuité et une justesse folles de ce que sont le désir de liberté et le désir tout court liée à l'adolescence.
Avatar de l’utilisateur
Jeremy Fox
Shérif adjoint
Messages : 99493
Inscription : 12 avr. 03, 22:22
Localisation : Contrebandier à Moonfleet

Re: Smooth Talk (Joyce Chopra - 1985)

Message par Jeremy Fox »

Répondre