Note pour Beck, l'auteur serait l'une des nombreuses inspirations du créateur de Number 5.
Eros x SF
Eros x SF réunit 15 histoires courtes dessinées par Ishinomori entre la fin des années 1960 et les années 1970. Clairement destinées à un public adulte, elles mélangent érotisme, absurde et grotesque, et tendent souvent vers la science-fiction. Il est ici question d’êtres humains aux pouvoirs surnaturels, de lapins vivant sur la lune, de mondes parallèles ou encore d’extraterrestres – motifs qu’utilise Ishinomori pour dépeindre la folie des hommes et de notre société, renforcés par un dessin remarquable et des compositions audacieuses, le tout formant une anthologie de chefs-d’oeuvre qui nous transportent et nous invitent à la réflexion.
[Je m'excuse d'emblée pour la qualité des images : n'ayant actuellement pas de scanner, une partie provient du net quand une autre vient de mes photos prises maison avec ma petite tablette numérique. Bon, on fait comme on peut, le net n'ayant pour l'instant pas ou excessivement peu de planches du manga, j'ai coupé court directement de manière à mieux vous en faire profiter personnellement...]
Remarquable, Eros X SF l'est assurément.
Avec sa couverture clairement intriguante et sa grosse taille (petit de taille, gros dans son contenu : Près de 400 pages avec couverture cartonnée et postface de l'éditeur qui remet dans le contexte cette précieuse oeuvre), ses histoires variées naviguant dans plusieurs registres (sous couvert d'un érotisme toujours présent et de science-fiction qui l'est curieusement pas tant que ça), les seuls défauts pourraient tenir ici soit dans le style graphique de Shotaro Ishinomori soit la versatilité prononcée de certaines histoires quand d'autres s'en trouvent bien plus profondes qu'on pourrait le croire.
-Extrait de Ma petite amie. On voit l'une des diverses techniques pour faire tenir tant bien que mal la page tandis que j'essaye de prendre désespérément une photo pas trop floue. Remarquez bien cela dit le potentiel iconique de cette image, presque cinématographique...-
- Spoiler (cliquez pour afficher)
Le style graphique, parlons-en d'emblée tant il pourrait rebuter certain(e)s et à qui pourtant on demandera de persévérer tant dans l'ensemble ce recueil regorge de monts (de Vénus) et merveilles. Ishinomori à côtoyé Osamu Tezuka et dispose d'une oeuvre aussi foisonnante que ce dernier, hélas encore peu traduite chez nous là où Tezuka est bien plus installé. Comme ce dernier, son oeuvre couvre une large période, le mangaka débutant dès les années 50, soit quelques années après le fameux Dieu du manga. Et comme chez Tezuka, le style typé "cartoon" et peu réaliste (dans le sens d'un réalisme qui s'en tiendrait aux canons de la représentations d'êtres humains) n'est nullement pas une barrière à des oeuvres plus adultes. Après tout, pourquoi devrait-on constamment se limiter à une anatomie réaliste pour évoquer des histoires crûes là où un style plus rond et exubérant transporte la part de tendresse et d'humour qui pourrait aller à des histoires de fesse ?
Ce qu'Ishinomori livre avec un trait parfois hésitant et supposément naïf pour un lecteur peu habitué, il le compense avec des cadrages à couper au couteau, des plans icôniques, voire cinématographiques en diable, des percées d'onirisme bienvenues, des ellipses qui frôlent le bonheur cérébral, des architectures droites et fascinantes, une épure qui tombe toujours là où il faut. Un couple qui s'embrasse près de bateaux au port ? Cadrage façon polaroïd avec juste le texte légèrement en dessous (comme on pourrait soi-même le faire avec un pola' perso et une indication de notre part au feutre).
- Extrait de Bunny girl (featuring mes doigts)-
- Extrait de Ma petite amie -
Le héros un peu ivre qui arrive frontalement dans l'image avec des millions d'enseignes lumineuses qui éclairent et personnifient remarquablement une ville qui vit frénétiquement la nuit (il était tellement facile de faire juste des buildings éclairés, on choisit de prendre une métaphore pour mieux représenter l'endroit, c'est remarquable) ? Or, case d'après, contrechamp brusque sur une jeune femme inanimée et juste éclairée par deux sources de lumières dont l'une où surgira notre héros à la page suivante (cf, photo de Bunny girl).
Une scène de sexe où les corps fusionnent et les pensées communient ? Plutôt que de représenter le corps entièrement, celui-ci se retrouve fragmenté au travers de plusieurs cases dans une dynamique de mouvement qui se fond dans une brillante abstraction qui semble une belle représentation stylisée de l'orgasme (cf, Ma petite amie).
- 4 pages qui se suivent dans Le cheval bleu, sens de lecture japonais, donc de droite à gauche-
Un jeune garçon qui se masturbe par désarroi et évacuer la pression ?
Ishinomori le fait s'allonger puis transpose dans le même cadre (au cinéma on aurait donc probablement une surimpression) l'idée d'un cheval qui galope fougueusement et qui va se développer dans des cases indépendantes de l'histoire, comme déconnectées. Et pourtant on comprend d'autant plus ce qui se déroule hors-champ dans la réalité de cette chambre d'étudiant quand le cheval se cabre alors avec puissance et que soudain un volcan explose d'éruption derrière, éclairant le noir de la nuit (la métaphore sexuelle et sa transposition étant à mon sens superbes, vous comprenez pourquoi je voulais à tout prix pouvoir montrer des passages). Les cases d'après, à la page suivantes opèrent un retour à une réalité pas si dure que ça, Ishinomori alternant en une poignée de cases des images du garçon en sueur, les yeux exorbités avec celles des draps mais aussi de feuilles d'arbres qui se voient vues de plus en plus près comme si d'un acte lié au sexe, on entrait alors de plus en plus dans un univers qu'on grossissait encore, pour mieux scruter la vérité (histoire Le cheval bleu). Et que dire de ces personnes qui se regardent mais où les voix-off correspondent à un dialogue d'échange de pensées en direct (Le cheval bleu) ?
Et quand il évoque les frasques d'Utamaro auprès de la gente féminine, l'auteur transpose des actes sexuels en estampes avec des légumes ou fruits sur les endroits chauds (une belle idée pour éviter la censure qui inspirera probablement Tsai Ming-liang plus tard ou pas, qui sait) pour mieux s'attarder en fait dans une étude de la psychologie des sentiments sur l'avant (la drague du modèle) et l'après de la relation (L'histoire d'Utamaro).
Mais on va arrêter là le catalogue d'énumérations.
Des idées et de la mise en scène, il y en a dans chaque histoire, c'est étourdissant au possible (et dans mon cas, sacrément réjouissant) quand il n'y a pas une certaine jouissance de l'oeil. On pourra dire au vu de certaines histoires qu'ici la forme permet de mieux apprécier le fond. C'est à moitié vrai. Comme l'on est dans un recueil, évidemment certaines histoires seront défavorisées au profit d'autres (un peu comme dans les films à sketchs, il y a du bon, voire du très bon et du forcément moins bon).
Mais celà dit, même les histoires fortes et qui n'auraient pas à priori besoin d'un traitement esthétique en ont un. Shotaro ne peut s'empêcher d'être un formaliste brillant au final et celà non pas pour sauver certaines histoires faiblardes, mais au fond, parce qu'il sait intuitivement qu'il faut raconter telle ou telle histoire comme ça et non pas dans l'optique de sauver les meubles sur une chose ou une autre.
D'autant plus que le bonhomme varie constamment les registres, genres et thèmes. Qu'il y ait du bon ou du moins bon, impossible toutefois de se lasser donc.
Une histoire d'amour douce et sentimentale s'achèvera dans le surnaturel le plus abscons...
Cette jeune pin-up à queue de lapin est probablement une extraterrestre à moins que ce ne soit une mise en abîme qui enchaîne une autre mise en abîme.
Un homme seul qui souffre de la canicule dans son appartement finira sous l'enveloppe d'un bébé auprès de vagues dangereuses (Scène aussi frappante qu'au cinéma dans un Under the skin, au passage)...
Votre gâteau de pâte de riz peut très bien se transformer en une créature pulpeuse dans la nuit...
L'apocalypse peut très bien avoir lieu quand vous dormez...
Une blonde hitchcockienne rencontrée dans le train peut très bien avoir une idée étrange en tête, surtout quand on la retrouve presque par hasard dans le même hotel que celui du héros masculin...
Quand au mangaka il n'hésite pas à s'auto-analyser sa vie sentimentale et sexuelle (mais quid de ce qui est vrai justement dans ce qui nous est narré ?) pour déboucher sur un aparté étrange concernant Yukio Mishima (*)...
- extrait de l'histoire Rouge lointain. J'aime bien comment cet arbre devient un refuge en pleine page et qu'il sectionne le temps en deux cases bien distinctes à gauche entre après-midi brumeux et nuit qui est tombée comme ça, sans qu'on ait pu s'en apercevoir -
C'est donc par le biais de plusieurs histoires courtes et de densités variables, un véritable portrait de l'humain qu'Ishinomori dessine. On ajoute à ça que la SF contenue dans le titre n'englobe que le tiers des histoires en fait. Plus l'on progresse dans la lecture de cet imposant pavé et plus l'on finit par s'en détacher, les derniers récits étant complètement contemporains (l'auteur délivre même à la toute fin une petite histoire très épurée de 8 pages sans aucun dialogues, ne jouant que sur les ellipses pour narrer l'histoire d'une résidence d'artistes et illustrateurs au fil des saisons et qui ne contient aucune histoire sentimentale ni érotique, c'est dire) mais toujours passionnante.
Au final, un imposant manga que je recommande chaudement et avec un plaisir évident.
Et mon début de coup de foudre pour cet auteur dont je compte bien lire d'autres oeuvres.
d'une bande annonce "pop" et bien dans le ton.
Enjoy !
(*) Visiblement la fin brutale du romancier en 1970 a laissé les japonais complètement désemparés sur la compréhension de son geste.
C'est le second manga en gros pavé que je lis et qui fut dessiné dans les 70's après Sex & Fury de Bonten Taro chez le même éditeur et qui aborde donc au détour d'une courte histoire le coup d'état puis le suicide de Mishima. Les deux tentent de donner leurs points de vue sur ça et dans les deux cas, les avis divergent évidemment et font ressortir subjectivement une stupeur désemparée aussi forte qu'incomprise sur le geste final de Mishima.