Ancien journaliste et intellectuel collaborationniste pendant l'Occupation (et qui fera de la prison à la Libération), spécialiste du verbe et de l'argot vieux Paris qu'il compilera dans un glossaire argotique, Albert Simonin est déjà un célèbre romancier en 1959, adapté au cinéma (souvent par lui-même au scénario et aux dialogues) et qui compte dans le panthéon littéraire de Molinaro. Le succès de librairie de son premier roman le lave de son passé et deviendra un film culte devant la caméra de Jacques Becker en 1954. Touchez pas au grisbi est aussi le premier opus d'une trilogie sur "Max le menteur" qui sera ensuite adaptée par Gilles Grangier en 1961 pour Le Cave se rebiffe (où le personnage de Max disparaît), et Georges Lautner en 1963 pour Les Tontons flingueurs (où Max devient Fernand) d'après Grisbi or not grisbi... Molinaro de son côté, supporte une critique mitigée à la sortie du Dos au mur, trouvant en lui un cinéaste techniquement bon mais qui n'a rien à dire, et assiste à un succès commercial modeste, pour dire ça poliment. Il tente d'enchaîner sur une adaptation des Demi-vierges d'après le roman de Prévost, avec Brigitte Bardot en tête pour le rôle principal, mais le projet est abandonné après le refus de l'actrice. On lui propose alors d'adapter Des femmes disparaissent, sur un scénario écrit par Simonin avec Gilles Morris-Dumoulin (l'auteur du roman d'origine). Molinaro saute naturellement sur l'occasion. Malheureusement, ses attentes sont loin d'être comblées. N'allons pas jusqu'à dire que le script lui tombe des mains, toutefois cette histoire sur la traite des Blanches sur fond de polar ne l'emballe pas beaucoup (voire pas du tout). Il juge le scénario très faible et l'histoire superficielle. Mais le score médiocre du Dos au mur au box-office, qui l'oblige plus ou moins à accepter le premier projet venu, et sa rencontre avec Simonin et les acteurs du film (Robert Hossein, Philippe Clay, Estalla Blain ou Magali Noël), ainsi que l'espoir de combler les "faiblesses" du script par une certaine stylisation visuelle, le boostent suffisamment pour réaliser Des femmes disparaissent...
À Marseille, alors qu'il retourne chez lui, dans l'immeuble où vit également sa fiancée Béatrice (Estella Blain), Pierre (Robert Hossein) la surprend partant en catimini pour se rendre à une mystérieuse soirée. Il remarque aussi l'étrange voiture qui la suit, avec à son bord Tom (Philippe Clay) et Nasol (Pierre Collet), hommes de mains de Victor Quaglio (Jacques Dacqmine), caïd et trafiquant de femmes qui prépare un nouvel enlèvement... Le film démarre par un texte introductif un peu naïf de l'avocat Henry Torrès, où néanmoins le ton du film est donné : la volonté de départ n'est pas de "farder la vérité" mais de proposer ainsi une vision réaliste, bien que romancée, du sordide trafic de Blanches. Et c'est bien ce qui frappera le plus à la vision du film. C'est sec, violent, et parfois assez osé pour l'époque. Véritable défilé de décolletés plongeant et même de scènes relativement crues, comme la souvent évoquée flagellation torse nu de Magali Noël, le film amène à parler d'un sujet intéressant concernant le film noir français et la place de la femme dans le genre. Les femmes du titre ne sont en fait qu'un prétexte à raconter, avant tout, une histoire d'hommes, chère à Albert Simonin. À l'opposé de la figure emblématique de la "femme fatale" américaine, le cinéma français exploite surtout un personnage féminin au caractère niais, toujours un peu garce et souvent cruche. Certes, Le Dos au mur présentait un personnage de femme adultère, mais elle demeurait un personnage consistant (aidé par l'interprétation de Jeanne Moreau) et le plus attachant du film. Nul doute que l'aspect plus ou moins misogyne (bien que sauvé par le personnage de Magali Noël dans sa quête de rédemption) a un peu joué dans l'hostilité de Molinaro à l'égard de Des femmes disparaissent.
Revenons justement sur le cas assez particulier de Molinaro, qui ne correspond en rien aux critères qu'on imaginerait chez un réalisateur de cinéma. Plutôt timide et gauche dans la vie, il a un manque d'autorité, une nature aimable et répugne à dépasser un nombre trop élevé de prises ou à contraindre ses acteurs, avec lesquels il préfère la diplomatie. Beaucoup ne prennent pas ce débutant très au sérieux. Les comédiens qui ont un réel besoin, nécessaire, d'affronter ou d'accepter une autorité persuasive pour les diriger et les obliger ainsi à donner le meilleur d'eux-mêmes, n'hésiteront pas à le lui faire savoir à l'avenir (certaines colères de stars qu'il se prendra dans la gueule deviendront cultes, avec De Funès, Delon sur le tournage de L'Homme pressé, Tognazzi...). Pire encore, il se trouve amateur et juge ne pas mériter sa place de metteur en scène, ce qui l'effraie depuis Le Dos au mur. Bref, c'est un réalisateur à l'aise ni dans son métier, ni avec le scénario qu'il s'apprête à tourner, qui se lance sur son second film. Il doit par ailleurs diriger Robert Hossein, un habitué du film noir en tant qu'acteur (Du rififi chez les hommes ou Série noire) comme en tant que réalisateur (Les salauds vont en enfer ou Pardonnez nos offenses), mais qui déteste les activités physiques "dangereuses", alors que son rôle exige qu'il se batte à plusieurs reprises et fasse quelques cascades... Vu comme ça, on aurait pu légitimement craindre le pire pour Des femmes disparaissent, heureusement la vision du film évapore n'importe quel doute, et la bénie "magie du cinéma" opérant évacue toute genèse mouvementée pour n'en garder que le résultat final : un film noir efficace à l'atmosphère sombre.
Comme Becker ou Melville, Molinaro emprunte aussi des codes et motifs et affirmer une certaine proximité avec le film noir américain, dans l'apparence vestimentaire, la caractérisation ou les objets que possèdent les personnages. La bande de truands chargée d'enlever les jeunes femmes rapproche Des femmes disparaissent de la tradition communautaire du film de gangsters : une micro-société où les rapports sont régis par une hiérarchie que l'on craint, en l'occurrence Victor Quaglio, un leader jouissant d'un statut financier confortable et aux nombreux signes ostentatoires de richesse. Propriétaire d'une villa où il organise la soirée d'enlèvement, il n'hésitera pas à sacrifier ceux un peu trop maladroits (via son implacable et sarcastique tueur à gages Tom) et fera angoisser ceux qui osent arriver en retard à leur réunion. La fortune les sert pour mener à bien leur forfait, les caïds devant symboliser une réussite sociale respectable afin de séduire les jeunes femmes. On se retrouve donc entre gangsters impeccablement rasés, coiffés et sapés, en costard-cravate chic (à l'opposé du héros présenté d'emblée comme une sorte de jeune loubard, crasseux à force de mordre la poussière et de se prendre des roustes), et bien sûr on roule en bagnole américaine. "La première livrée en France" dira Coraline (épouse d'un des truands, mais d'abord associée de Victor comme il le rappellera, et qui est chargée d'amener les futures victimes dans le véhicule de son mari), autrement dit le haut de gamme dans la France des années cinquante.
Jacques Dacqmine incarne correctement le rôle du dangereux caïd, mais c'est surtout intéressant de voir comment Molinaro lui donne toute sa force par le biais de sa mise en scène. Si son amateurisme critiqué par certains lui pose quelques problèmes, le cinéaste peut compter sur un allié important depuis Le Dos au mur pour lui donner de la crédibilité : le découpage technique détaillé, précis et sophistiqué qu'il se met en tête de suivre à la virgule. Devant Des femmes disparaissent, on peut voir de nouveau comment le jeune cinéaste a digéré la grande histoire du film noir qui le précède, ses influences des grands Maîtres, de Lang à Huston, en passant par Dassin et surtout Orson Welles. Le cinéaste choisit de positionner sa caméra au ras du sol, l'enterrant même, pour obtenir des plans avec des comédiens filmés sur fond de plafond, les plaçant en dominateurs et ainsi multiplier l'impression de puissance chez eux.
Molinaro s'essaie même à des effets visuels comme le split-focus (cette technique optique qui sera chère à De Palma plus tard, visant à adapter une lentille coupée en deux à la caméra, et permettre d'obtenir une mise au point à la fois sur un plus près et sur un plan plus éloigné de la caméra), par deux fois avec le personnage de Victor :
L'utilisation des travellings ou des zooms viennent compléter les arguments artistiques d'un film meilleur que n'en dira Molinaro, qui l'a toujours considéré comme un simple roman de gare travesti en thriller, et un film oubliable. Pourtant l'histoire de Morris-Dumoulin et Simonin propose tout de même de bons rebondissements, d'excellents dialogues signés Simonin, une splendide photographie nocturne de Robert Juillard, ou une pléiade de comédiens inspirés et parfois énergiques. Au rayon des bonnes surprises, il est évidemment impossible de ne pas citer l'interprétation savoureuse de Philippe Clay dans le rôle de Tom, le tueur faisant simplement son boulot comme il le dit, mâchouillant continuellement du chewing-gum. De plus, il se paie les meilleures répliques du film et vole logiquement la vedette à un Robert Hossein sobre et parfois un peu trop effacé, mais je chipote. Il faut aussi noter la bande-son jazzy signée par Art Blakey et les Jazz Messengers, qui ont improvisé sur les images du film (Molinaro en parle dans ce
court interview).