Molinaro - Troisième et dernier acte. Après
Le Dos au mur et
Des femmes disparaissent, je termine mon cycle par mon préféré des trois, celui que je considère comme un des meilleurs polars français, déjà
richement analysé par Rick Blaine pour le site...
- (1959)
À l'aube des années cinquante, un duo d'écrivains entreprend de révolutionner le roman policier en accordant une place importante à la psychologie des personnages. Boileau-Narcejac, alias Pierre Louis Boileau et Pierre Ayraud dit Thomas Narcejac, ont déjà publié de nombreux et passionnants romans, dont deux ont fait l'objet d'adaptations, disons, remarquées au cinéma. Euphémisme. L'une est de Clouzot et s'appelle Les Diaboliques (1955), et l'autre d'Hitchcock, Vertigo d'après D'entre les morts (1958). Bref, déjà en 1959 on n'a plus besoin de les présenter... Pour Molinaro, hélas, les ennuis ne se terminent pas. Comme pour Le Dos au mur, Des femmes disparaissent ne rencontre pas le succès escompté et convainc (injustement) son réalisateur que cette histoire de polar autour de la traite des Blanches n'en valait vraiment pas la peine. Sa carrière aurait pu prendre un tour désastreux s'il n'avait pas rencontré les bons producteurs au moment où il le fallait (François Chavanne pour Le Dos au mur ou la famille Roitfeld pour Des femmes disparaissent). Malgré l'échec commercial de ses deux premiers films, Alain Poiré et Henry Deutschmeister voient en lui un jeune cinéaste talentueux à présent (Poiré, déjà co-producteur du Dos au mur, ne croyait pas en lui à l'époque), le perçoivent comme un jeune Decoin ou Grangier, et lui accordent toute leur confiance pour tourner Un Témoin dans la ville, sur un scénario de Boileau-Narcejac et Gérard Oury...
Pierre Verdier (Jacques Berthier) assassine sa maîtresse, Jeanne (Françoise Brion) en la jetant d'un train. Bénéficiant d'un non-lieu au bénéfice du doute, il est libéré. Ancelin (Lino Ventura), le mari de Jeanne, ne croit pas une seconde en son innocence, et il est bien décidé à se venger. Il s'introduit chez Verdier pendant son absence, l'attend patiemment et le tue en prenant soin de maquiller le meurtre en suicide. Mais en sortant de chez sa victime, il est aperçu par Lambert (Franco Fabrizzi), radio taxi qu'avait appelé Verdier. Ancelin a le temps de noter le numéro d'immatriculation du taxi, et cherche dorénavant à éliminer ce témoin par tous les moyens...
Sifflement de train, hurlements, meurtre... Le film commence d'emblée par cette scène d'assassinat, nous entraînant immédiatement dans le vif du sujet (et sans laisser de doute possible sur la culpabilité de Verdier, ambiguïté qui aurait pu être possible mais que les scénaristes ont évacué d'emblée). Lino Ventura a été remarqué par la profession dès son premier film (Touchez pas au grisbi), et l'acteur a déjà un certain sens du public... et du scénario. L'acteur est déjà très exigeant, ne laisse passer aucune faiblesse dans un script et peut s'avérer, n'allons pas par quatre chemins, véritablement casse-couilles aux yeux de certains réalisateurs. Il trouve des invraisemblances dans le script écrit par Boileau-Narcejac et Oury, et n'acceptera de tourner qu'une fois celles-ci corrigées. Comme Des femmes disparaissent, l'histoire d'Un Témoin dans la ville se déroule en un laps de temps court (une nuit dans Des femmes disparaissent, deux et éventuellement un bout de journée dans Un Témoin dans la ville), en grande majorité en extérieurs et presque exclusivement de nuit. Aidée par la durée courte du film, l'histoire, riche en rebondissements et séquences inattendues, rendent Un Témoin dans la ville réellement captivant du début à la fin. Aucun dialogue n'est anodin, aucune scène ne sert de remplissage, rien ne dépasse.
La photographie des films de Molinaro (successivement par Robert Lefebvre et Robert Juillard) a toujours été irréprochable et formellement audacieuse. Mais Molinaro va aller encore plus loin avec Un Témoin dans la ville en empruntant à Melville son fidèle directeur de la photographie, Henri Decaë (qui a fait ses premières armes chez Melville). Sa filmographie est déjà impressionnante : Le Silence de la mer, Les Enfants terribles et Bob le flambeur (Melville), Ascenseur pour l'échafaud et Les Amants (Malle) ou Les Quatre Cents Coups (Truffaut). Le héros interprété par un Lino Ventura exceptionnel, se retrouve à l'instar d'un Johnny McQueen (James Mason dans Odd Man Out) pris dans un étau, au sein d'une ville rendue oppressante, kafkaïenne, cauchemardesque par Molinaro et Decaë, oscillant entre le réalisme poétique et l'expressionnisme flamboyant. À la présentation des personnages (une galerie de seconds rôles dont le quotidien nous est montré), richement documenté, s'ajoutent le sublime noir & blanc et jeu de lumières avec les ombres rampant sur les murs (comme dans le chef-d'œuvre de Carol Reed).
L'aspect sec et énergique du film attrape immédiatement l'attention du spectateur. Le sens du découpage de Molinaro fera merveille bien entendu, notamment dans la longue et captivante séquence de poursuite finale, mais aussi dans une séquence de filature qui conduira Ancelin jusqu'au cœur du métro parisien à l'heure de pointe, séquence pendant laquelle il hésitera à se débarrasser de son témoin embarrassant. Je revoyais récemment Skyfall sur la BBC, que j'aime beaucoup, mais lorsque 007 se retrouve plongé dans le Tube, on ne ressent jamais l'impression que le méchant réussira à le semer, ni le moindre sentiment de foule oppressante malgré le nombre de figurants. Dans le film de Molinaro en revanche, on a vraiment la sensation qu'Ancelin risque de perdre Lambert de vue à plusieurs reprises, que tout peut arriver et en prime, on étouffe avec lui au milieu des souterrains où il bouscule passager après passager. Je pense sincèrement que cette superbe partie métropolitaine du Témoin dans la ville, rapide, dynamique et véritablement hitchcockienne, devrait être montrée et analysée dans les écoles de cinéma (et de monteurs).
Et encore une fois, on ne peut pas partir sans citer l'excellente partition jazz qui accompagne le film (la musique est quasiment la seule chose positive que Molinaro sauvegarde dans ses mémoires de ses trois premiers films), ici signée Kenny Dorham, Barney Wilen, Duke Jordan, Paul Rovere et Kenny Clarke. Un Témoin dans la ville complète à merveille un trio de polars à ne pas rater si on aime le genre. Trois premiers films, certes tous des commandes de producteurs qui ne voyaient en Molinaro qu'un "réalisateur de polars", mais tous réalisés très efficacement et qui demeureront, malgré lui, les meilleurs films de leur réalisateur. Le cinéaste a fini par les mésestimer en raison de leur échec commercial et dans ses mémoires déjà laconiques, il parlera de chacun des trois films que sur une page et demie à peine, avec le même enthousiasme qu'un malade énumérant son diagnostic médical. C'est bien dommage, car s'ils resteront en effet relativement méconnus du grand public, malgré la présence de vedettes comme Jeanne Moreau, Gérard Oury, Robert Hossein ou Lino Ventura, ce sont les films qui définissent le mieux son style visuel et le sens du montage rapide du cinéaste : haletant (on ne s'ennuie jamais), bien écrits et dialogués, modernes et toujours subliment photographiés. S'il fera de bons, voire de très bons films (notamment dans le genre comique) par la suite, films qu'il préfèrera d'ailleurs, aucun n'arrivera à la cheville du Dos au mur, Des Femmes disparaissent et surtout Un Témoin dans la ville. Pour conclure sur ce dernier, je citerai Rick Blaine : "peut-être le plus beau représentant du genre tourné par un cinéaste hexagonal (...) et interprété par l'un des acteurs majeurs du cinéma populaire français."