La naissance de l’amour (Philippe Garrel, 1993)
Le pas lourd et le cheveu long de Lou Castel, front immense de Victor Hugo marchant dans des ruelles sombres. Les angles aigus de Jean-Pierre Léaud, vieil oiseau sentimental sentencieux et inquiétant qui soliloque les livres qu’il n’écrit plus. L’amour conjugal qui a un goût de cendre. La famille comme un vieux rêve qui s’effiloche. L’auto-analyse quelque peu paranoïaque des sentiments. Les problèmes de cœur et d’existence de deux quinquas fatigués, artistes minés par le questionnement, vivant comme des prolos et multipliant les allers-retours désenchantés entre Rome et Paris. Un énième agrégat d’impressions, de réflexions morales et de regards intimes, un film pour initiés du doute qui aiment se mettre à mal, et dont la grise mine n’est somme toute qu’une forme assez dandy de l’accablement.
3/6
Mademoiselle (Park Chan-wook, 2016)
À défaut de se métamorphoser, le réalisateur se livre à un fort appréciable infléchissement de registre en effeuillant progressivement, par le biais d’une construction à tiroirs quelque peu étirée mais séduisante, le sens profond de la triple manipulation qui l’articule. Car au-delà d’une mécanique narrative frisant la roublardise, derrière la bimbeloterie d’une mise en scène toute en arabesques léchées, soieries précieuses, émanations décoratives, il y a bel et bien un cœur qui bat – ou plus exactement deux. Et c’est précisément lorsque les circonvolutions du récit s’effacent au profit de sa vraie nature que le film dévoile sa carte maîtresse : une belle histoire d’amour et d’affranchissement féministe, dont la fiévreuse ardeur érotique et le vibrant romantisme sentimental annihilent toute suspicion de gratuité.
4/6
Ici et ailleurs (Jean-Luc Godard, Jean-Pierre-Gorin & Anne-Marie Miéville, 1976)
Plus on entend ce qui vient d’ailleurs, plus on amalgame et secondarise les éléments jusqu’à s’aménager un terrain où on a enfin la paix de ne plus s’entendre soi-même. Idée sans doute importante développée dans cet essai autocritico-théorique refusant toute limpidité intellectuelle pour privilégier le flux désordonné d’une pensée en mouvement. Les rushes d’un film inachevé sur la résistance palestinienne y constituent le socle d’une sorte de travail de deuil des années militantes de Godard, qui met ce matériau en crise et le confronte à un contexte et à un commentaire contemporains. La fonction dialectique du montage associe les différentes formes de révolution, de pouvoir et de communication, unifie la logorrhée des images et des sons et permet de surmonter l’opacité ardue de la réflexion.
3/6
Burn after reading (Joel & Ethan Coen, 2008)
L’un est un obscur analyste de la CIA affligé d’un double problème d’alcoolisme et d’irascibilité, l’autre un goujat mielleux multipliant les conquêtes féminines pour se raccrocher à sa jeunesse, une troisième obsédée par la chirurgie plastique qui lui permettra de se regarder dans un miroir… Losers congénitaux dont les angoisses ajoutent une pointe de pathos à un faux complot imaginaire chauffé jusqu’à l’absurde par ses propres instigateurs, et qui renvoie sur un mode résolument grotesque à la paranoïa de l’ère Bush. L’espionnage se réduit ici à de sordides imbroglios conjugaux dont personne ne comprend les tenants et les aboutissants, tout est réductible à une dérision généralisée que cette farce grinçante et caustique souligne avec une forme de surenchère burlesque assez drôle mais un peu vaine.
4/6
La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972)
Budget dérisoire, trame rachitique, filmage cru, grain volontairement disgracieux, approche neutre et frontale d’un fait divers crapoteux (deux jeunes filles se font humilier, violer et assassiner par une bande de dégénérés)… Dépouillée de tout attrait cathartique, de toute séduction ambigüe, la violence est ici dépeinte sans suspense et avec un réalisme écœurant, dans un jeu de bascule et de circulation pulsionnelles qui renvoie dos à dos la cruauté gratuite du Mal absolu et le défouloir de parents vengeurs, tour à tour bourreaux et victimes, assiégeurs et assiégés. Les intermèdes cocasses avec les flics, les ballades et le folklore
seventies, la nature comme cadre de l’atrocité la plus ignoble ajoutent à l’effroi et au malaise dispensé par ce film particulièrement éprouvant, qui laisse l’estomac au bord des lèvres.
4/6
Sergent York (Howard Hawks, 1941)
Pour la seule fois de sa carrière, le cinéaste traite d’une problématique religieuse et dépeint un personnage aux prises avec une contradiction morale qu’il est tenu d’éprouver à la réalité des faits, de manière on ne peut plus pragmatique. Entreprise assez inégale que ce film manifestement conçu comme un appel à la mobilisation et scindé en deux parties de nature et de qualité inégales : la chronique paysanne toute de truculence, de naïveté et de fraîcheur vire à mi-parcours au film de guerre idéologiquement ambigu voire douteux, qui voit son brave héros pacifiste se transformer en exterminateur gradé, tirer soudain les Fritz comme des pigeons et s’arranger avec sa conscience par l’adhésion à un bellicisme conforme aux vertus communautaires. L’exécution est souvent brillante, mais la saveur assez amère.
4/6
Le client (Asghar Farhadi, 2016)
Le cinéaste découpe son nouveau drame intime dans le même patron (un réseau de valeurs sociales confronté à l’espace domestique) et y puise des problématiques qu’il articule une fois de plus à la façon d’un thriller. Si sa faculté à conduire un récit tendu, à jongler avec les tenants et les aboutissants d’une intrigue quasi pirandellienne, à faire vivre des personnages forts et crédibles ne souffre d’aucun reproche, un problème se pose en revanche quant à la portée émotionnelle de son propos – d’autant qu’il y adjoint un dispensable décentrage métaphorique (l’écho de la scène théâtrale). En poussant le curseur de l’âpreté, il dévitalise quelque peu une approche qui, pour la première fois sans doute, captive sans vraiment toucher. Mais ce bémol ne saurait faire ombrage à son talent et à son statut actuel.
4/6
Driller killer (Abel Ferrara, 1979)
Avec un budget de misère, sa présence hirsute devant la caméra et son énergie déglinguée comme principal atout derrière, Ferrara bidouille un
slasher crado-gonzo-gore dont il accorde la pauvreté matérielle à un climat d’oppression glauque. Parce que son artiste-peintre fauché de protagoniste a la caboche qui déraille sérieusement et, gagné par des visions meurtrières, se met soudain à trucider les clodos puis son propre entourage à coups de perceuse électrique, il cherche à ne jamais se contraindre, filme sa dérive sanglante de manière brute, sans recourir à aucune explication psychologisante, et vise une forme de dérèglement permanent qu’il semble puiser dans la sordidité endogène des bas-fonds de la mégalopole new-yorkaise. Une curiosité foutraque, plus intrigante que véritablement aboutie.
3/6
La loi du silence (Alfred Hitchcock, 1953)
L’histoire d’un double chemin de croix : celui d’un prêtre condamné au silence par l’Église, celui d’une femme soumise à son mari criminel mais ne pouvant verbaliser son sentiment de culpabilité complice. Dilemme psychologique et métaphysique qui offre à l’auteur l’une de ses plus directes confessions d’angoisse spécifiquement religieuse, et qu’il travaille par les vertus d’un scénario impeccablement construit. Ainsi les flash-backs s’inscrivent-ils en souplesse et en profondeur, dans une intrigue qui semble se diriger toujours plus vers le scabreux : ce potentiel d’immoralité doit sa force au télescopage répété des scènes au présent (d’où émanent les soupçons) et de celles au passé (qui enlisent le suspect). Tout en regards inquiets, tendus ou perdus, le sobre et stanislavskien Montgomery Clift est parfait.
4/6
La chamade (Alain Cavalier, 1968)
Cette adaptation de l’ouvrage éponyme de Sagan est, comme on dit, un film joliment fait. Couleurs, décors, toilettes y sont de bon goût, Deneuve plus épanouie et rayonnante que jamais, Piccoli parfait de distinction nuancée, la mise en scène sobre et discrète au point de passer inaperçue. Il fait penser à ces articles si fragilement, si inutilement parisiens que, séduit par les apparences, les contours, on oublie un moment le vide qu’ils dissimulent. Vide d’un petit univers clos, frelaté, où l’on ne vit que de décorum et de futilités, vide de personnages riches et oisifs, petits bourgeois cultivés (ils ont le temps et l’argent pour cela), capricieux, égoïstes, lâches. Malgré la relative ambiguïté que Cavalier lui insuffle, difficile de s’esbaudir devant les archétypes et le traitement convenu de ce roman-photo policé.
3/6
Furie (Brian De Palma, 1978)
Prolongement thématique de
Carrie, le film est comme un volcan en ébullition, sans véritable unité mais zébré d’irruptions soudaines et de décharges destructrices. Si son écriture désinvolte génère un mélange des genres assez hasardeux (l’humour grinçant tournant son personnage en dérision est plutôt mal venu dans le contexte dramatique), il produit un impact redoutable lorsque l’auteur lâche les chiens et pousse jusqu’au bout ses principes inflationnistes. Le crescendo grandiloquent du récit, le déchaînement des phénomènes parapsychiques, la dialectique du sang, de la violence et de l’énergie excédentaire effleurent alors la terreur incontrôlable d’une "surhumanité" innocente mais devenue monstrueuse malgré elle. Question subsidiaire : qui, d’Amy Irving et Fiona Lewis, est la plus jolie ?
4/6
Le mouton enragé (Michel Deville, 1974)
Il peut suffire d’un simple geste pour que le quotidien se transforme. Pour avoir posé la main sur l’épaule d’une jeune et belle inconnue, un modeste employé de banque voit son existence modelée par un romancier-démiurge qui, de l’arrière-salle d’un café, organise son irrésistible ascension sociale pour mieux la vivre par procuration. Le jeu, cruel et cynique, consiste à abdiquer ses sentiments afin de remplir le vide laissé par la maîtrise absolue des arcanes de la séduction, du pouvoir et de la politique – un chemin qui passe d’abord par les femmes. Formulant un propos désabusé par le biais d’une forme brillante et incisive, d’un montage alerte épousant l’enchaînement logique des évènements, le cinéaste signe une tragi-comédie dont l’acidité bouffonne génère autant de plaisir qu’elle stimule l’intelligence.
5/6
Que la lumière soit (John Huston, 1946)
Réalisée au sortir de la guerre pour le War Department et interdite de diffusion par le Pentagone, cette commande sur les traumatismes émotionnels des soldats revenant d’Europe s’en tient à un programme sobre, précis, net, sans bavures. Il s’articule de manière classique en trois temps (exposé des symptômes, intervention psycho-thérapeutique, convalescence) et illustre sans ambivalence un idéal de réhabilitation, une morale constructive de la prise en charge, tandis que le commentaire renforce la cohérence d’une chaîne ininterrompue de solidarité. Par ailleurs, bien qu’il reste marginal dans la carrière de Huston, rien n’interdit de penser que l’intérêt qu’y exprime ce dernier pour des techniques comme l’hypnose ou la narco-analyse ait lointainement donné son impulsion au futur
Freud.
4/6
Voici le temps des assassins (Julien Duvivier, 1956)
Davantage encore que la mère vipérine maniant le fouet ou que l’ex-épouse maquerelle et toxico, c’est bien la jeune manipulatrice au visage d’ange et à l’âme diabolique qui s’avère ici la pire des garces, le pivot d’un véritable complot féminin d’où le protagoniste sortira moralement anéanti. Figure stable en apparence, Gabin est pourtant déchiré par sa fragilité de colosse aux pieds d’argile, son innocence de victime que consument lentement le venin, la duplicité, la vénalité de celle qu’il aime mais qui n’en veut qu’à son argent. Sans aucune concession à un moralisme attendu et adoucissant, Duvivier plonge au plus profond des entrailles du mal, délivre un joyau assez hallucinant de férocité et de noirceur, et peint d’une main de fer les gouffres d’une nature humaine vouée au malheur et à la destruction.
5/6
Top 10 Année 1956
Querelle (Rainer Werner Fassbinder, 1982)
Une coque de bateau, un port réduit à un rempart de carton, des bittes d’amarrage dont le profil souligne le jeu de mots, des graffitis obscènes sur fond de soleil en spot jaune citron : voilà campé l’horizon du boxon où tout se joue. Pour son dernier film, l’auteur visualise la prose poético-sordide de Jean Genet en un théâtre glauque et monocorde de la transgression, une féérie crue de l’avilissement, un objet parfaitement sculpté, opaque, lisse, mû par les rapports de force sadomasochistes et la certitude que le sexe est exclusivement affaire de domination et de tractation. Tout en concédant la cohérence et l’achèvement de cette cantate du meurtre et du vice, de la salive et du désir au masculin, on peut trouver franchement rédhibitoire la radicale artificialité d’une stylisation plus froide encore que la mort.
2/6
Le voyage du ballon rouge (Hou Hsiao-hsien, 2007)
Café Lumière offrait au cinéaste une opportunité d’exportation géographique et culturelle ; ce film-ci, qui fait partie d’une série de longs-métrage réalisés pour le vingtième anniversaire du musée d’Orsay, en propose une seconde. Le point de départ en est un ballon gonflé à l’hélium qui suit un petit Parisien, situation ténue vis-à-vis de laquelle Hou prend ses distances pour papillonner vers d’autres personnages et d’autres activités. Confronté au bloc photogénique de la capitale, il pose ses repères habituels (tunnels débouchant sur la blancheur du jour, métros, marionnettistes, rideaux de perles...), brosse d’une caméra sinueuse un joli portrait du quartier de la Bastille, et signe une chronique charmeuse du quotidien dont il faut savoir accepter les creux et les longueurs pour en apprécier la poésie.
4/6
Whisky à gogo (Alexander Mackendrick, 1949)
Ce que Pauline Kael a appelé "la plus amusante famine de l’histoire du cinéma" apparaît aujourd’hui comme une comédie gentiment cynique, le plus souvent démodée et globalement assez molle malgré l’emballement burlesque qui en secoue quelque peu la dernière partie. En racontant comment les habitants d’une petite bourgade écossaise s’organisent, en pleine seconde guerre mondiale, pour piller la cargaison de scotch d’un navire échoué au large de leur côte, le cinéaste taquine le conformisme anglais, le matriarcat, les tabous sexuels, les interdits médicaux et même l’inquisition britannique dont les agents sont habillés comme ceux de la Gestapo. L’ensemble attire sympathie et indulgence mais peine à susciter le B.A-ba de ce que l’on en droit d’attendre d’une bonne comédie : faire rire.
3/6
Sully (Clint Eastwood, 2016)
Une fois de plus, quelque chose relève du prodige dans la facilité princière avec laquelle le cinéaste adopte en les transcendant tous les codes, principes et procédés du cinéma hollywoodien majoritaire, fait sienne une histoire des plus édifiantes pour en esquiver les lourdeurs, et transforme en modèle de sobriété ce qui chez d’autres aurait tourné à la marmelade pathético-héroïsante. Contre-champ optimiste et salvateur, mais non dénué de gravité ni d’amertume, à cette crise de l’incertitude qui menace plus que jamais l’inconscient collectif américain, le film est une sorte de
feel-good-movie étouffé, vaguement inquiet, dégraissé jusqu’à l’os, dont la maîtrise tranquille et la tension dramatique s’accordent superbement à la figure si humaine et si ordinaire de Tom Hanks. Eastwood, toujours vert.
5/6
Et aussi :
Réparer les vivants (Katell Quillévéré, 2016) -
5/6
Le manuscrit trouvé à Saragosse (Wojciech Has, 1965) -
4/6
Dernières nouvelles du cosmos (Julie Bertuccelli, 2016) -
5/6
Dillinger est mort (Marco Ferreri, 1969) -
4/6
Louise en hiver (Jean-François Laguionie) -
3/6