PÉTAIN AUX " DOSSIERS DE L'ÉCRAN " Les intentions et les faits
Par PIERRE VIANSSON-PONTÉ.
Publié le 27 mai 1976
Un film trompeur et finalement malhonnête par son inspiration et ses omissions, un débat entièrement déséquilibré faute d'être dirigé : tel est le bilan des " Dossiers de l'écran " d'Antenne 2 consacrés mardi à Pétain. Ce n'était vraiment pas la peine de faire tout ce bruit, de feindre les hésitations, les scrupules et les précautions, de mobiliser le président de la chaîne, de prétendre avec des trémolos dans la voix à la neutralité, à l'objectivité, à l'honnêteté, pour aboutir à ce résultat : une lamentable soirée. Une soirée qui, à coup sûr, restera dans les annales de la télévision, et mérite bien d'y être marquée d'une croix noire : rien de plus caractéristique en effet de la légèreté avec laquelle, partant de bonnes intentions, n'en doutons pas, on patauge dans l'à-peu-près et la confusion pour faire en définitive du petit écran un instrument de déformation et de désinformation.
Le film d'abord. Certes, il donnait à voir et bien des séquences étaient intéressantes, riches, évocatrices. Les anciens de 1914-1918 ont pu retrouver avec émotion quelques images de leur épopée ; les scènes de l'entre-deux-guerres font, comme d'habitude hésiter entre l'attendrissement et le rire. En apparence, le récit s'enchaîne bien, les mécanismes de la politique de Vichy sont bien démontés, la dégradation rapide et bientôt complète du pouvoir de Pétain clairement exposée. Alors, d'où viennent la gêne, bientôt l'irritation ou l'indignation, que l'on éprouve ?
Trois raisons. La moins grave : le film préfère constamment l'anecdote à l'histoire. C'est là un défaut fréquent et peut-être inévitable de la télévision dès qu'elle emprunte aux actualités filmées d'autrefois. Elle ne peut montrer que ce qui a été enregistré et conservé, d'où l'essentiel est presque toujours absent. Pas de cameramen pour fixer les sinistres départs vers Buchenwald et Dora ; dix objectifs, au contraire, pour le retour de quelques prisonniers.
Voici plus sérieux : Pétain apparaît comme le jouet des circonstances, presque une victime expiatoire, sans que ses responsabilités soient jamais analysées, mises en lumière, voire discutées. Son âge constamment rappelé, l'accent mis sur l'enthousiasme qu'il rencontre dès qu'il apparaît en public, sa dépendance soulignée à l'égard de Laval, tout lui vaut circonstances atténuantes ; et si les horreurs et les erreurs de son régime, de la chasse aux juifs aux dociles complicités de la collaboration, sont tant bien que mal énumérées, il semble extérieur, étranger, à tout cela.
Enfin, le pire, dans ce film, est peut-être ce qu'il cache, ce qu'il gomme, ce qu'il oublie : la résistance intérieure n'est figurée que par quelques maquis minuscules et ridicules ; la déportation, les arrestations, les exécutions, sont pratiquement omises ; le combat, l'existence même, des Forces françaises libres sont ignorés ; l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, la remise aux nazis des réfugiés politiques et jusqu'à la rafle du Vel' d'Hiv', pourtant photographiée, dix autres éléments ou épisodes sont carrément passés sous silence. Un robuste vieillard un peu fatigué chevrote : " C'est moi seul que l'histoire jugera ", embrasse les petites filles qui lui tendent des bouquets, salue la fouie qui l'acclame et accueille les prisonniers qui, grâce à lui, rentrent de captivité. C'est vite dit et c'est peu vraiment !
Le débat : il n'a pas eu lieu, pas une seconde. Engagée en porte à faux par une bataille de citations dans laquelle il était à peu près impossible de se retrouver, une mêlée confuse a, un moment, opposé des participants comme toujours beaucoup trop nombreux : c'est l'une des grandes faiblesses de ces " Dossiers ", où l'on veut " montrer des gueules " et ainsi éviter de confronter véritablement des idées. À peine se reprenait-on à espérer, grâce à M. Pierre-Henri Teitgen, qui entamait un réquisitoire éloquent, vigoureux et passionné, grâce à Me Isorni, qui s'enflammait à son tour, qu'on retombait aussitôt dans l'obscurité et le désordre.
Chacun s'abandonnait dès lors à son obsession : la flotte pour l'amiral Auphan, Montoire pour M. Louis-Dominique Girard. Vite découragés, MM. Pierre Lefranc et Henri Frenay allaient désormais se contenter de quelques interjections ou même de lever les yeux au ciel. Me Isorni taisait cavalier seul, occupant tout l'espace de sa voix de baryton, à peine contredit parfois par M. Henri Michel, tandis que les deux autres historiens invités, le Belge Van Veikenhuyzen et l'Américain Robert Paxton, avaient l'air de s'être trompés d'émission et de se demander pourquoi ils s'étalent dérangés.
Les " questions " des téléspectateurs telles qu'elles sont habilement présentées dans ces rencontres pour pimenter le brouet étaient carrément oubliées, aussitôt énoncées. De nombreux lapsus, le chevauchement des voix - puisque Joseph Pasteur avait depuis longtemps perdu tout espoir et toute volonté de diriger quoi que ce soit - achevaient de rendre les échanges incompréhensibles.
On savait bien que, vu d'un côté, Pétain était un saint de vitrail, le sauveur et le père de la patrie, et, vu de l'autre bord, un vieux politicien réactionnaire qui allait d'abdications en trahisons. L'historien belge, invité à conclure, résumait fort bien, en deux mots, l'inanité de l'affrontement : les pétainistes plaidaient la pureté des intentions, les résistants ne voulaient connaître que la brutalité des faits.
De toute façon, il y avait longtemps qu'une bonne moitié, ou davantage, de l'auditoire avait décroché, restant ainsi sur l'impression trompeuse donnée par un film regrettable.
PIERRE VIANSSON-PONTÉ.