Flandres (Bruno Dumont - 2005)
Publié : 14 oct. 05, 13:15
L'un des plus fascinant cinéastes français en activité revient prochainement sur nos écrans, le sujet s'annonce passionant et la mise en image ne peut être que fabuleuse. L'article ci dessous date un peu, le film est aujourd'hui monté et Dumont a même pour la première fois fait des projections tests, les premiers échos sont excellents.
Impatience.
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Mercredi 29 juin, 14 heures. Une ferme isolée aux confins de Bailleul, plantée au beau milieu de l'interminable horizon du Nord. Corps de bâtiments en brique rouge, odeur de fumier, meuglements des vaches dans l'étable, quelques poules qui vont et viennent, des mouches à ne plus savoir qu'en faire.
Dans la cour, une petite vingtaine de personnes s'affairent aux environs d'une caméra installée sur un tréteau. Un peu à l'écart, un type pas trop causant qui semble diriger les opérations, corpulence athlétique, cheveux blonds virant poivre et sel, Ray Ban sur le nez, maillot gris et chaussures crottées, visiblement un gars du pays. On lit sur la feuille de service : "Jour de tournage no 43, scène 97. Ferme Barbe, Barbe et son père dans la cour. Soleil : lever 5 h 38, coucher : 22 h 03. Réalisateur : Bruno Dumont. Assistant : Claude Debonnet. Chef opérateur : Yves Cape. Ingénieur du son : Philippe Lecoeur. Barbe : Adelaïde Leroux. Le père : Jean-Pierre Anguier."
Barbe, une beauté paradoxale à peine sortie de l'enfance et déjà marquée, se fait attendre. Elle doit courir hors-champ, tracer un arc de cercle dans la cour, se planter tout essoufflée devant le seuil de la maison, face à l'objectif, qu'elle pourrait presque toucher, et se mettre à chialer. Les prises se succèdent, ça ne marche pas.
A la fin, elle voudrait partir, tout arrêter, échapper à cet oeil monstrueux qui la fixe, mais Bruno Dumont la saisit par les épaules, la serre contre lui en lui murmurant quelques mots à l'oreille, puis la repousse fermement dans le cadre. Dans ce geste de tendre violence, toute la cruauté et la puissance du cinéma de Bruno Dumont.
Ça tourne, silence accablant, seule à nouveau dans le champ, gracile et désemparée, et la voix du cinéaste, tout près d'elle, qui va forcer la décision : "Pleure, vas-y pleure !" Elle éclate en larmes, par longues convulsions qui viennent du plus profond d'elle-même, là où s'offre pour qui sait aller le chercher tout le mystère du jeu de l'acteur.
C'est un des trois plans qui auront été mis en boîte cet après-midi-là, lors de la dernière semaine du tournage de Flandres, le quatrième long métrage de Bruno Dumont (après La Vie de Jésus, L'humanité et 29 Palms). La scène se situe vers la fin d'un film dont le scénario, acéré comme une flèche, se divise en trois parties. Un prologue atmosphérique : langueur existentielle et rivalité amoureuse entre quelques jeunes gens du nord de la France. Un développement de film de guerre : départ des garçons pour un front oriental non identifié et plongée dans l'horreur de l'inhumanité. Un épilogue : retour au pays d'un survivant transformé par l'abjection et confrontation tragique avec sa fiancée.
Ecrit voici trois ans sous l'influence de la lecture d'un livre sur la destruction de Bailleul durant la première guerre mondiale, de récits d'anciens de la guerre d'Algérie et de la chronique contemporaine du conflit en Afghanistan, ce récit est, selon Bruno Dumont, "l'histoire d'un mec ordinaire qui revient du front en étant devenu un salaud".
A l'instar de ses deux premiers films, l'action du film se déroule pour partie à Bailleul, la ville natale du cinéaste, avec des acteurs non professionnels originaires de la région, dont le casting a duré deux ans : "J'ai longtemps voulu partir de Bailleul avant de m'apercevoir que j'y étais bien. J'habite ici, c'est un lieu avec lequel je me sens en accord, j'y ai trouvé un monde. De la même façon, les acteurs de mes films sont en accord avec ces lieux, dont le décor expressif permet la parcimonie de leur parole. Le coeur de mes personnages, ce sont les Flandres."
Cette particularité du cinéma de Dumont, ajoutée à sa confrontation obstinée, de film en film, avec la question du mal ne lui rend pas nécessairement les choses faciles dans le cadre de la production actuelle : "Aujourd'hui, le cinéma se construit essentiellement sur l'efficacité psychologique du scénario et le renom des acteurs. Mais le cinéma peut se construire à partir de rien, sinon du fait de tourner avec des gens en lesquels on croit. Dans le monde où nous vivons, le cinéma se doit d'être un corps étranger, un refus de cette politique qui fait de l'homme ce qu'il est. On me croit sombre, mais je suis plutôt optimiste, en ce sens que le cinéma pour moi consiste à chercher le progrès, à nous obliger à être plus humains. Mais, pour cela, il faut nécessairement en passer par le noir."
Cette vision ambitieuse de son art trouve dans la société de production qui soutient le cinéaste depuis ses débuts un appui très précieux. Dirigé par les très discrets Jean Bréhat et Rachid Bouchareb, 3B Productions peut de son côté s'enorgueillir d'avoir mis au jour l'un des cinéastes français les plus doués et les plus puissants de sa génération. Tourné à Bailleul de l'hiver à l'été 2005 avec une escapade d'un mois en Tunisie, financé à hauteur de 2 millions d'euros par Arte, par l'avance sur recettes et par la contribution sans faille de la région Nord-Pas-de-Calais, qui a pour ce film doublé sa mise ordinaire, Flandres devrait être monté pour le mois de janvier 2006 et viser conséquemment les Festivals de Berlin ou de Cannes. Avis aux amateurs.
Jacques Mandelbaum
Article paru dans l'édition du 29.07.05
Impatience.
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Mercredi 29 juin, 14 heures. Une ferme isolée aux confins de Bailleul, plantée au beau milieu de l'interminable horizon du Nord. Corps de bâtiments en brique rouge, odeur de fumier, meuglements des vaches dans l'étable, quelques poules qui vont et viennent, des mouches à ne plus savoir qu'en faire.
Dans la cour, une petite vingtaine de personnes s'affairent aux environs d'une caméra installée sur un tréteau. Un peu à l'écart, un type pas trop causant qui semble diriger les opérations, corpulence athlétique, cheveux blonds virant poivre et sel, Ray Ban sur le nez, maillot gris et chaussures crottées, visiblement un gars du pays. On lit sur la feuille de service : "Jour de tournage no 43, scène 97. Ferme Barbe, Barbe et son père dans la cour. Soleil : lever 5 h 38, coucher : 22 h 03. Réalisateur : Bruno Dumont. Assistant : Claude Debonnet. Chef opérateur : Yves Cape. Ingénieur du son : Philippe Lecoeur. Barbe : Adelaïde Leroux. Le père : Jean-Pierre Anguier."
Barbe, une beauté paradoxale à peine sortie de l'enfance et déjà marquée, se fait attendre. Elle doit courir hors-champ, tracer un arc de cercle dans la cour, se planter tout essoufflée devant le seuil de la maison, face à l'objectif, qu'elle pourrait presque toucher, et se mettre à chialer. Les prises se succèdent, ça ne marche pas.
A la fin, elle voudrait partir, tout arrêter, échapper à cet oeil monstrueux qui la fixe, mais Bruno Dumont la saisit par les épaules, la serre contre lui en lui murmurant quelques mots à l'oreille, puis la repousse fermement dans le cadre. Dans ce geste de tendre violence, toute la cruauté et la puissance du cinéma de Bruno Dumont.
Ça tourne, silence accablant, seule à nouveau dans le champ, gracile et désemparée, et la voix du cinéaste, tout près d'elle, qui va forcer la décision : "Pleure, vas-y pleure !" Elle éclate en larmes, par longues convulsions qui viennent du plus profond d'elle-même, là où s'offre pour qui sait aller le chercher tout le mystère du jeu de l'acteur.
C'est un des trois plans qui auront été mis en boîte cet après-midi-là, lors de la dernière semaine du tournage de Flandres, le quatrième long métrage de Bruno Dumont (après La Vie de Jésus, L'humanité et 29 Palms). La scène se situe vers la fin d'un film dont le scénario, acéré comme une flèche, se divise en trois parties. Un prologue atmosphérique : langueur existentielle et rivalité amoureuse entre quelques jeunes gens du nord de la France. Un développement de film de guerre : départ des garçons pour un front oriental non identifié et plongée dans l'horreur de l'inhumanité. Un épilogue : retour au pays d'un survivant transformé par l'abjection et confrontation tragique avec sa fiancée.
Ecrit voici trois ans sous l'influence de la lecture d'un livre sur la destruction de Bailleul durant la première guerre mondiale, de récits d'anciens de la guerre d'Algérie et de la chronique contemporaine du conflit en Afghanistan, ce récit est, selon Bruno Dumont, "l'histoire d'un mec ordinaire qui revient du front en étant devenu un salaud".
A l'instar de ses deux premiers films, l'action du film se déroule pour partie à Bailleul, la ville natale du cinéaste, avec des acteurs non professionnels originaires de la région, dont le casting a duré deux ans : "J'ai longtemps voulu partir de Bailleul avant de m'apercevoir que j'y étais bien. J'habite ici, c'est un lieu avec lequel je me sens en accord, j'y ai trouvé un monde. De la même façon, les acteurs de mes films sont en accord avec ces lieux, dont le décor expressif permet la parcimonie de leur parole. Le coeur de mes personnages, ce sont les Flandres."
Cette particularité du cinéma de Dumont, ajoutée à sa confrontation obstinée, de film en film, avec la question du mal ne lui rend pas nécessairement les choses faciles dans le cadre de la production actuelle : "Aujourd'hui, le cinéma se construit essentiellement sur l'efficacité psychologique du scénario et le renom des acteurs. Mais le cinéma peut se construire à partir de rien, sinon du fait de tourner avec des gens en lesquels on croit. Dans le monde où nous vivons, le cinéma se doit d'être un corps étranger, un refus de cette politique qui fait de l'homme ce qu'il est. On me croit sombre, mais je suis plutôt optimiste, en ce sens que le cinéma pour moi consiste à chercher le progrès, à nous obliger à être plus humains. Mais, pour cela, il faut nécessairement en passer par le noir."
Cette vision ambitieuse de son art trouve dans la société de production qui soutient le cinéaste depuis ses débuts un appui très précieux. Dirigé par les très discrets Jean Bréhat et Rachid Bouchareb, 3B Productions peut de son côté s'enorgueillir d'avoir mis au jour l'un des cinéastes français les plus doués et les plus puissants de sa génération. Tourné à Bailleul de l'hiver à l'été 2005 avec une escapade d'un mois en Tunisie, financé à hauteur de 2 millions d'euros par Arte, par l'avance sur recettes et par la contribution sans faille de la région Nord-Pas-de-Calais, qui a pour ce film doublé sa mise ordinaire, Flandres devrait être monté pour le mois de janvier 2006 et viser conséquemment les Festivals de Berlin ou de Cannes. Avis aux amateurs.
Jacques Mandelbaum
Article paru dans l'édition du 29.07.05