Michael Curtiz (1886-1962)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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John Holden
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Re: Michael Curtiz (1886-1962)

Message par John Holden »

Profondo Rosso a écrit : 5 oct. 15, 01:37 Female (1933)

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Alison Drake dirige d'une main de fer une grande entreprise automobile, la Drake General Motors, qu'elle a héritée de son père. Lassée d'être sans cesse courtisée pour son argent et non sa personne, elle s'amuse à inviter des employés de l'entreprise à diner en tête à tête, puis dans son lit, avant de les rejeter le lendemain. À la suite d'une soirée mondaine où elle est une fois de plus courtisée par tous, elle décide de sortir incognito et de se fondre dans la masse d'une fête foraine. Elle y rencontre un homme très séduisant Jim Thorne, qu'elle retrouve dans son usine le lendemain et qui n'est autre que l'ingénieur qui doit sauver l'entreprise de la faillite.
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Hormis une conclusion expédiée faisant sans y croire rentrer la situation dans la "norme", Female est une œuvre emblématique d'une certaine vision de la femme dans ce cinéma Pré Code des années 30. Les figures féminines s'y élèvent à la force du poignet en se montrant aussi impitoyable que les hommes, tout en ne pouvant totalement s'empêcher d'être rattrapée par leurs émotions. Le schéma prend généralement un tour social, cette élévation marquée par la Grande Dépression servant autant à sortir de la fange qu'à triompher du machisme dominant telle la Barbara Stanwyck de Baby Face (1933). Ruth Chatterton incarne un autre versant de cette thématique, symbolisant à la fois cette élévation sociale mais également une femme de pouvoir glaciale en mère maquerelle dans Frisco Jenny (1932). Son humanité ressurgissait par la maternité dans ce film quand ce sera les tourments inattendus de l'amour qui la feront vaciller dans ce Female. Elle y incarne Alison Drake, l'héritière d'une grande entreprise automobile qu'elle dirige d'une main de fer. Une position qui l'isole dans ses émotions contenues et son rapport aux autres complexes. La scène d'ouverture nous plaçant dans une grande réunion de comité d'entreprise exprime bien cela, faisant surgir Alison presque par surprise dans ce monde d'homme où elle s'imposera par une volonté de fer en rabrouant brutalement un employé. Elle n'en reste pas moins une femme avec ces désirs mais ceux-ci s'exécutent avec la même rapidité et autorité que celle exigées par les grandes décisions industrielles de son quotidien professionnel. Un regard bref et concupiscent vers un employé bien de sa personne, une invitation à dîner tout autant dénué de spontanéité dans son déroulement (les appels codés d'Alison à ses majordomes) et une nuit dont il ne devra plus rien subsister de retour à l'entreprise. Les amants d'un soir trop insistants seront expédiés dans une obscure succursale canadienne.

Les personnages masculins du film ne semblent guère mériter mieux d'ailleurs. Le machisme latent et le sentiment de possession (la désinvolture d'un amant s'asseyant sur le bureau d'Alison après une première nuit) et la déférence plus ou moins intéressée (le jeune amant bellâtre, un autre voyant dans l'union une fusion industrielle) semblent faire du pouvoir d'Alison un obstacle insurmontable dans son rapport aux hommes. En séduisant incognito un homme qui ne sait rien d'elle, Alison découvre le plaisir d'être aimée pour elle-même mais finalement la frustration aussi de ne pouvoir faire plier à ses volontés l'objet de son affection. Cet homme c'est Jim Thorne (George Brent) une sorte de mâle alpha guère impressionné même quand il découvrira qu'Alison est sa patronne. Notre héroïne découvre donc tardivement les vertus de la séduction, de la minauderie et d'une partie du renoncement à soi-même que suppose le lien à l'autre. C'est un aspect des plus amusants du film, offrant de superbes scènes romantique.
Le scénario est malheureusement assez maladroit, ce chemin nécessaire d'Alison devenant un retour pur et simple à l'image de femme au foyer ménagère et génitrice avant tout. Pas de juste milieu dans une conclusion trop précipitée qui gâche toutes les audaces du film. Cela passait sans doute mieux dans le contexte de sortie du film mais a du mal à passer pour un spectateur contemporain.
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L'esthétique fouillée du film rattrape un peu cet écueil. William Dieterle débuta le tournage (l'audace des rapports amoureux rappelle bien l'auteur de Jewell Robbery (1933)) que malade il abandonna à William A. Wellman qui filma quelques scènes avant de rejoindre une autre production (College Coach (1933)) et laisser Michael Curtiz tourner l'essentiel du film. C'est vraiment la patte de ce dernier que l'on ressent le plus à travers la stylisation des décors reflets des personnalités d'Alison : froidement géométriques, oppressant et industriels pour le monde de l'entreprise et aérien, chatoyant et Art déco pour son antre de séduction. Une dualité qui se ressent également dans les robes et négligés élégants se disputant aux tailleurs monochrome et stricts, appelant tour à tour au rapprochement ou à une intimidante distance. Passionnant donc si ce n'était cette fin discutable.
4,5/6
Je ne sais pas si c'est moi qui suis en phase terminale de wokisme mais j'adhère à 100% à cette analyse des séquences finales du film qui torpillent en quelques secondes, de façon maladroite, voire grossière, le discours subversif du patriarcat chrétien, jusque là exemplaire. On passe donc, le temps dune respiration, d'un film prodigieusement audacieux, progressiste, à un film désespérément rétrograde. Ici l'happy end c'est la femme qui, et c'est toute la détestable subtilité du scénario, comprend d'elle même où se situe sa véritable place : entre les casseroles de la cuisine et les couches culottes des morveux. Son affranchissement passe d'abord par l'acceptation de son infériorité. D'aucuns, dont on peut contester les interprétations orientées, y verront au contraire un sous texte plus subtil, qui donne à la femme une place plus stratégique, en retrait, pour pervertir insidieusement l'american way of life...
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Alexandre Angel
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Re: Michael Curtiz (1886-1962)

Message par Alexandre Angel »

John Holden a écrit : 28 janv. 24, 10:04 Je ne sais pas si c'est moi qui suis en phase terminale de wokisme mais j'adhère à 100% à cette analyse des séquences finales du film qui torpillent en quelques secondes, de façon maladroite, voire grossière, le discours subversif du patriarcat chrétien, jusque là exemplaire. On passe donc, le temps dune respiration, d'un film prodigieusement audacieux, progressiste, à un film désespérément rétrograde.
Tu serais plutôt en phase metoo, non? (ces notions se mélangent un peu dans ma tête , je reconnais) et le constat est juste mais selon l'expression "non consacrée", à ce stade du film, le bien est fait. Il se s'agit pas là d'un "grand film" avec un "grand sujet" (genre, au hasard, Une Place au soleil) qui ne se relèverait pas d'une trahison idéologique mais d'une bande américaine de la première moitié des années 30 qui va vite, qui passe vite, qui affiche un certain ton, etc.. Le changement de point de vue qu'on ressent à la fin est très courant dans le cinéma américain, cinéma de studio. Vous avez raison de le constater mais pour ma part, ça ne suffit pas à torpiller le film.

Je trouve que tu surdramatises le dommage :)
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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John Holden
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Re: Michael Curtiz (1886-1962)

Message par John Holden »

Alexandre Angel a écrit : 28 janv. 24, 10:31
John Holden a écrit : 28 janv. 24, 10:04 Je ne sais pas si c'est moi qui suis en phase terminale de wokisme mais j'adhère à 100% à cette analyse des séquences finales du film qui torpillent en quelques secondes, de façon maladroite, voire grossière, le discours subversif du patriarcat chrétien, jusque là exemplaire. On passe donc, le temps dune respiration, d'un film prodigieusement audacieux, progressiste, à un film désespérément rétrograde.
Tu serais plutôt en phase metoo, non? (ces notions se mélangent un peu dans ma tête , je reconnais) et le constat est juste mais selon l'expression "non consacrée", à ce stade du film, le bien est fait. Il se s'agit pas là d'un "grand film" avec un "grand sujet" (genre, au hasard, Une Place au soleil) qui ne se relèverait pas d'une trahison idéologique mais d'une bande américaine de la première moitié des années 30 qui va vite, qui passe vite, qui affiche un certain ton, etc.. Le changement de point de vue qu'on ressent à la fin est très courant dans le cinéma américain, cinéma de studio. Vous avez raison de le constater mais pour ma part, ça ne suffit pas à torpiller le film.

Je trouve que tu surdramatises le dommage :)
Bah, même si la plus délicieuse et passionnante des créatures me donnait rendez-vous derrière l'église, après m'avoir fait part de sa passion pour une idéologie nauséabonde, je pense que je ferais d'abord la visite de toutes les autres églises du Monde avant de peut-être la retrouver un jour. (Définition du wokisme pour le petit Alexandre. :mrgreen: )
Concernant la "schizophrénie" toute relative du scénario, ce qui m'embarrasse c'est qu'on a inclus ce film dans le genre bien défini du pré-code, auquel il appartient, certes, mais davantage pour des raisons superficielles. Ici, essentiellement pour les allusions à peine dissimulées sur la frénésie sexuelle de Ruth Chatterton et l'inversion des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Et même là, les scénaristes ne valident pas jusqu'au bout l'émancipation féminine. On la fait plutôt passer pour une hystérique, une insatisfaite chronique. Bref, rien de bien transgressif pour un pré code.
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Rick Blaine
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Message par Rick Blaine »

La plupart des films du cycle de la femme déchue prennent pourtant cette trajectoire scénaristique. C'est un peu l'équivalent de la mort du "héros" dans les films de gangster.
Il fallait quand même pouvoir les projeter ces films à l'époque, et donc donner une caution aux ligues de vertues :)
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Re: Michael Curtiz (1886-1962)

Message par John Holden »

Rick Blaine a écrit : 28 janv. 24, 11:47 La plupart des films du cycle de la femme déchue prennent pourtant cette trajectoire scénaristique. C'est un peu l'équivalent de la mort du "héros" dans les films de gangster.
Il fallait quand même pouvoir les projeter ces films à l'époque, et donc donner une caution aux ligues de vertues :)
On est bien d'accord, la liberté de ton dans le pré code avait ses limites. :mrgreen:
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