Procès de l’incendie mortel à Vincennes : le passionné de cinéma Serge Bromberg condamné
François Ekchajzer
Publié le 25/01/23
En août 2020, deux personnes ont péri dans l’incendie qui s’est déclaré dans un sous-sol où Lobster films avait entreposé des bobines anciennes en nitrate de cellulose. Le tribunal de Créteil vient de condamner son fondateur, Serge Bromberg. Explications.
Trente centimètres de pellicule anéantie en un instant par le feu d’un briquet. L’image est saisissante. Combien de fois Serge Bromberg l’a-t-il produite en ouverture de ses spectacles, sacrifiant un fragment de nitrate de cellulose pour démontrer l’extrême combustibilité de ce support chimique frappé d’interdiction dans les années 1950 ? Depuis l’incendie du Bazar de la charité en 1897, dans lequel périrent plus de cent vingt personnes venues assister à une projection parisienne du Cinématographe Lumière, la dangerosité du « film flamme » n’est plus un secret pour personne. Surtout pas pour le fondateur de Lobster films, société spécialisée dans le sauvetage, la restauration et la valorisation d’œuvres du patrimoine, qui anime depuis trente ans des séances de ciné-concerts intitulées « Retour de flamme ». « Ça brûle à 50 degrés. Donc, si vous oubliez [en plein été] une bobine sur la lunette arrière de votre bagnole, vous pouvez déjà commander le prochain modèle », plaisante-t-il dans une vidéo de juin 2020, sans se douter de la catastrophe qui surviendra deux mois plus tard.
Dans la nuit du 10 au 11 août, l’autocombustion d’une bobine nitrate exposée à des températures caniculaires, et la propagation du feu à des centaines d’autres dans un sous-sol loué par sa société à Vincennes (Val-de-Marne), causa un gigantesque incendie et la mort de deux habitants d’un immeuble situé au-dessus de ce stock hautement inflammable. Rachel S. (69 ans), brûlée vive au deuxième étage, et Jean-Philippe P. (55 ans) qui, faute de pouvoir atteindre l’échelle des pompiers, n’eut d’autre choix que de sauter du quatrième. Jugé les 22 et 23 novembre 2022 pour homicides involontaires, blessures involontaires et mise en danger de la vie d’autrui, Serge Bromberg a été condamné le 24 janvier 2023 par le tribunal correctionnel de Créteil, à cinq ans d’emprisonnement, dont quatre avec sursis.
« Je suis le seul responsable de ce drame. Je suis impardonnable et j’ose à peine demander pardon », avait-il articulé d’une voix blanche au terme d’un procès qui ne permit pas de comprendre comment il avait pu manquer à ce point de prudence. Comment cet expert reconnu, membre du conseil d’administration de la Cinémathèque française et président de celui de l’ECPAD, établissement en charge de la conservation du patrimoine audiovisuel de l’armée française, avait-il pu entreposer des centaines de films flammes dans des conditions de sécurité contraires à la réglementation ?
Sa faute pleinement assumée, on attendait de lui « non une justification mais une explication », comme le dit au tribunal Me Emmanuel Mercinier-Pantalacci, qui se montra déçu par la difficulté de son client à exprimer la profondeur de son affliction. De quoi favoriser chez les parties civiles l’hypothèse de la désinvolture. La mère de Jean-Philippe P. l’accusa d’« irresponsabilité » au moment d’évoquer la mémoire de son fils, qui « a flambé comme les bobines ». Quant à la fille de Rachel S., qui brandit un trousseau de clefs pour montrer à la cour « tout ce qu’il [lui] reste de [sa] mère », elle n’obtint pas de réponse à la question : « Auriez-vous pris de tels risques, si des membres de votre famille avaient habité cet immeuble ? » La tête penchée et les mains jointes, l’accusé conserva le silence.
« J’ai passé les deux jours du procès complètement groggy, confiait-il une semaine plus tard dans les locaux parisiens de Lobster films. Quand je suis arrivé à la barre, mes jambes flageolaient et je me répétais : “Ne t’effondre pas.” Mon avocat m’avait dit : “Faites des phrases courtes. Répondez aux questions, et moi je vous défends.” Mais comment répondre succinctement aux questions qui m’étaient posées ? »
Installée rue Lacharrière, dans le 11e arrondissement, la société qu’il a fondée en 1985 intègre des installations dernier cri, à même de rendre leur jeunesse à des films centenaires, sinon de sauver de l’anéantissement ces nitrates soumis à un inexorable processus de décomposition. « La moitié du patrimoine cinématographique a d’ores et déjà disparu », rappelle Serge Bromberg, qui ne cesse de lancer des appels à qui pourrait avoir encore de vieilles bobines à préserver. « Nos principaux rivaux sont les éboueurs, qui quadrillent le pays comme personne. Combien de fois ai-je entendu : “Dommage qu’on ne vous ait pas connu lorsque l’on a vidé la maison du grand-père et mis les films qui s’y trouvaient à la benne !” »
Quand l’état des nitrates qui lui parviennent ne les destine pas à la destruction, ceux-ci sont scannés en haute définition. C’est à partir de fichiers numériques que seront effectuées d’éventuelles opérations de restauration, sans plus besoin des éléments originaux. Ces derniers n’auront alors qu’à intégrer les Archives du film au fort de Bois-d’Arcy (Yvelines), pour y bénéficier de conditions de conservation optimales, dans des cellules à température (12 degrés) et hygrométrie (50 %) contrôlées, dotées de deux issues, de trappes d’évacuation des gaz en cas d’explosion et de pompiers présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dispositifs évidemment absents du local de Vincennes, dans lequel des centaines de nitrates étaient entreposés avec des films acétate (dits « de sécurité ») et des DVD.
Une convention de dépôt lie depuis 2000 Lobster au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), engageant ce dernier à héberger les bobines jugées dignes d’intérêt dans cette ancienne batterie militaire, construite après la guerre de 1870. Voisin de la maison d’arrêt, le site classé Seveso compte 225 cellules réservées à la conservation de plus de 200 000 nitrates. Plus de 5 000 ont été déposées à ce jour par Lobster. « Jamais nous n’avons essuyé de refus », relève Serge Bromberg. Jamais… jusqu’au chantier de désamiantage des cellules, qui s’étendit de fin 2017 à l’été 2019, et suspendit les admissions. Les films flammes recueillis et scannés par Lobster allaient alors grossir le stock de Vincennes, dont l’enquête eut du mal à chiffrer le volume, car tout était détruit.
Sur la base des éléments numérisés à leur entrée, Serge Bromberg a établi de son côté une liste de 965 éléments. Y figurent les noms de Georges Méliès, Alice Guy, Max Linder ou Man Ray. Y apparaît aussi, à la deuxième ligne, un mètre colorié au pinceau de Kiriki, acrobates japonais, court métrage réalisé en 1907 par Segundo de Chomón, pionnier du cinéma d’animation et des effets spéciaux. « Le négatif, conservé à la Cinémathèque française, ne permet de tirer que des copies en noir et blanc. Grâce à ces trois secondes de film retrouvées, nous avons pu reconstituer la charte utilisée voilà plus d’un siècle, et produire une copie couleur conforme à l’œuvre originale. » C’est dire la valeur de ces vieilles bobines, au-delà des qualités photographiques propres au nitrate, en termes de profondeur des noirs et de transparence des blancs.
Continuant sa collecte durant le désamiantage de Bois-d’Arcy, Serge Bromberg ne mesura pas l’ampleur du « stock tampon » qui enflait dans le local inadapté. Aux demandes de dépôts qu’il adressait à la direction du patrimoine du CNC, celle-ci l’invitait à se montrer patient et l’assurait d’une admission prochaine, comme en témoignent les échanges de mails versés au dossier. « Si l’on m’avait dit “on ne prendra pas les films”, j’aurais immédiatement contacté la Cinémathèque royale de Belgique, la Cinémathèque d’Amsterdam ou celle de Lausanne, qui sont friandes de nitrates. Cela aurait été plus compliqué — on n’envoie pas 900 bobines à l’étranger comme dans les Yvelines — mais, en un mois, les films auraient quitté Vincennes. Toutefois, rien ne permettait de douter du fait que Bois-d’Arcy allait bientôt les prendre. »
Laurent Cormier, directeur du patrimoine au CNC, reconnaît volontiers le retard pris par le chantier ; mais fait état de solutions alternatives auxquelles Lobster aurait pu, selon lui, recourir. En sollicitant en particulier une entreprise de stockage de matières dangereuses — « totalement inadaptée à la conservation d’œuvres cinématographiques », répond Serge Bromberg ; ou en entreposant les bobines inflammables dans une maison de famille située dans la campagne normande, où le patron de Lobster en détenait déjà. Sans écarter le risque d’incendie, cette mesure aurait permis d’en limiter les conséquences. « Mais, une fois encore, pourquoi aurais-je transporté ce stock volumineux, pour devoir le rapatrier comme je le pensais un ou deux mois plus tard ? »
Si la convention de dépôt ne fixe pas de délai à la prise en charge des bobines, elle n’envisage pas plus une possible incapacité du site à les accueillir. Or, à entendre Laurent Cormier, il reste fort peu de place pour les nitrates dans les cellules de Bois-d’Arcy, dont la réglementation exige que chacune se limite à 1 500 boîtes. « La destruction des films trop dégradés et le roulement entre ceux qui entrent et sortent pour restauration permettent d’en intégrer ici ou là quelques-unes. Pas un stock de la taille de celui de Vincennes. »
Serge Bromberg a décidé de faire appel de sa condamnation à cinq ans de prison, dont une année de détention à domicile sous surveillance électronique. Depuis plus de deux ans, il continuait d’animer ses séances de ciné-concert, rebaptisées « Première séance ! », et ne rencontrait plus de difficulté à déposer à Bois-d’Arcy les nitrates qui lui arrivaient. Qu’en sera-t-il de son activité, en cas d’exécution de la peine prononcée ? « Nous avons l’impression de ne pas avoir été entendus par le tribunal », réagissait son avocat en sortant de la salle. Et de s’interroger sur la prise en compte, par celui-ci, du « lien de causalité entre les manquements du CNC », voire son « inconséquence », et « la responsabilité de M.Bromberg, qu’il ne conteste pas ».