Coxwell a écrit :Ce n’est pas tant l’humanité qui intéresse et caractérise le cinéma et la réflexion de Malick que l’être, son état initial et la question du contrat social, qui n’est pas tout à fait la même chose que la sociabilité.
Je n'ai pas précisément en tête les écrits de Rousseau (lus il y a plus de 20 ans...), mais je ne pense pas que Malick adhère à une vision de l'être humain "avant/après" l'établissement du contrat social. De mémoire, Rousseau livre une vision intellectualisée de ce fameux "contrat" qui nous lie, et il n'est pas interdit d'interpréter l'existence de ce contrat non comme un fait historique (qui interviendrait à divers moments selon les peuples) mais comme une caractéristique intrinsèque de l'homme qui ne peut vivre qu'en société (ce qui est obligatoirement le cas pour au moins, disons, les 8 premières années de chaque être humain quels que soient le lieu ou la période considérés).
Ne pas oublier que l' "être" dont Malick fait son sujet, est l'être humain, un être réflexif par nature. Or cette réflexivité s'acquiert primitivement par le regard échangé entre la mère et l'enfant (et pas lorsque l'enfant se verrait dans une flaque d'eau ou un miroir). Reconnaître autrui et prendre confiance en lui sont les conditions de la survie de l'homme. Puis, reconnaître autrui comme un autre soi-même est l'étape suivante qui permet de passer naturellement de la sociabilité à la vie en société. L'enfant en bas âge reconnait alors les besoins de ses congénères et y pourvoit le plus naturellement du monde, tout en y trouvant de la satisfaction ! Ce n'est précisément que lorsqu'il se sent en insécurité (dépourvu de contact régulier avec sa mère) qu'il peut développer un comportement égoïste qui consiste simplement à placer ses propres besoins avant ceux des autres.
A mon avis, Malick sait tout cela et n'oppose pas d'un côté l'homme primitif qui se débrouillerait seul avec la nature et l'homme en société ("soumis" au contrat social dis-tu), tout simplement parce que le premier n'existe pas.
En revanche, il distingue d'une part les sociétés qui fonctionnent dans le respect des besoins de chacun en accord avec la nature (un village sur île du Pacifique dans
La ligne rouge, un trio de fugitifs sur un radeau dans
Les moissons du ciel, une tribu d'indiens d'Amérique dans
Le nouveau monde, etc.) de celles qui coupent le lien avec la nature (y compris avec la nature même de l'être humain) et engendrent ainsi une insatisfaction profonde menant à une volonté de maîtrise, et au delà à l'oppression, aux conflits, etc. Il oppose donc la logique de coopération (de l'homme avec ses congénères et avec la nature) avec la logique de la lutte pour le pouvoir.
La ligne rouge donne un exemple de réflexion dialectique intéressant autour de cette opposition : les soldats sont engagés dans un conflit qui revient à s'approprier des territoires par la violence, au prix parfois de leur destruction. Ils sont en cela le produit d'une société déconnectée de la nature, qui s'appuie sur des outils de destruction qui ne font pas de détail. Toutefois, l'un d'entre eux, inspiré par sa reconnexion avec sa nature profonde lors de son séjour avec les insulaires, adopte un comportement altruiste qui inspire les autres soldats à leur tour et crée une communauté où les actes de sacrifice pour le groupe se multiplient. Le soldat qui reste concentré uniquement sur sa mission de combattant sombre quant à lui dans la folie...
Coxwell a écrit :De plus, la question du primitif ne peut pas être dissocié de la question mystique. Il y a chez Malick non pas une question de naïveté mais plutôt de postulat que la mystique native liant l’homme et la nature, brisé par le principe même du contingenté social, dans son acception rousseauiste du terme.
J'ai bien dit que Malick ne fait
pas preuve de naïveté. La mystique chez Malick consiste pour moi en une forme d'unicité spirituelle que formeraient les hommes qui se reconnaissent et s'estiment entre eux. Pour reprendre l'exemple de
La ligne rouge, non seulement les soldats reconnaissent leurs compagnons d'armes comme un autre soi-même (des êtres souffrants qui partagent une épreuve terrible et forment ainsi une communauté de destin), mais ils finissent par penser qu'ils ne forment qu'une seule subjectivité qui passe insensiblement des pensées de l'un à l'autre.
En revanche, je ne vois pas vraiment de mystique chez Malick liant l'homme à la nature. Celle-ci s'avère dans ses films à la fois un fabuleux réservoir de ressources, mais aussi un bestiaire mystérieux qui échappe à la compréhension de l'homme, voire même une force qui vient ruiner ses effort de vivre en symbiose avec elle (la nuée de sauterelles des
Moissons du ciel qui détruit les cultures...)