Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Thaddeus
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Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

Message par Thaddeus »

C'est l'un des films les plus célèbres, les plus acclamés, les plus admirés de l'histoire... et, sauf erreur, il n'avait pas son topic.
Zelda Zonk a écrit : 14 nov. 03, 13:08 Les lumières de la ville : Pas grand chose à dire qui n'ait déjà été dit sur ce monument. J'ai peur de proférer des banalités. Le mieux est d'aller voir la critique mise en ligne sur le site. Mon Chaplin préféré, même si, objectivement, il n'a pas la dimension politique et la portée historique des Temps Modernes, de La Ruée vers l'or ou du Dictateur, par exemple. C'est une histoire simple, une romance fleur bleue, et pourtant ça m'émeut au plus haut point, notamment la séquence finale qui reste un morceau d'anthologie. Je défie quiconque ayant un coeur qui bat de ne pas verser une larme sur ce final. Ce qui est formidable avec Chaplin, c'est qu'il trouve toujours la corde juste au niveau de l'émotion, qu'il n'est jamais dans une logique du "surjoué" et que ça fonctionne donc parfaitement.
Cerise sur le gâteau, le DVD MK2 est sublime : image restaurée et bonus complets et captivants.
Que demande le peuple ? Obligatoire dans toute DVDthèque qui se respecte.

10/10, of course.
La mouche savante a écrit : 26 mai 05, 13:25 10/10

Que du bonheur :D
Un bijou.
Plus de 15 ans que je ne l'avais revu, mais j'en gardais un grand souvenir.
Je le classais comme étant un des meilleurs Chaplin.
Je confirme.
Je revisionne en ce moment plusieurs de ses films, et celui-ci est sans doute mon préféré.
Encore plus que "The Kid", que j'aime aussi vraiment beaucoup.
Tite Bouh a écrit : 30 déc. 05, 12:42 Mes premiers films de Chaplin. J'avais une grosse lacune que j'essaie enfin de combler.

J'adore ce personnage qui se retrouve toujours dans des situations illarantes à cause du hasard. Je suis assez touchée par ce petit bonhomme qui veut toujours bien faire, et finit toujours en prison. Certaines blagues sont un peu répétitives, mais on ne s'en lasse pas et rit toujours autant. Les personnages féminins des deux films sont très interessants, ils sont accablés d'un malheur, mais finissent toujours par s'en sortir. J'aime beaucoup les musiques entrainantes, parcourant le film. Les petites notes symbolisant les paroles ou certaines expressions.

Les deux films ne se comparent pas, mais j'ai préféré je crois Les Lumières de la Ville, malgré le superbe plan final des Temps Modernes.

J'ai hate d'en découvrir d'autres :D
Judyline a écrit : 26 oct. 06, 23:40 9/10

Ce soir, Charlie Chaplin m’a fait pleurer… De rire d’abord ! Son personnage quelques peu maladroit, mais tellement attachant m’a fait me rouler par terre (au figuré, je me suis quand même retenue :) ) ! Des situations hilarantes, des gags visuels à tour de bras et les facéties et attitudes de Charlot : tout les éléments sont réunis pour faire rire le spectateur aux larmes !

Mais il m’a aussi fait pleurer tout court : la scène finale est bouleversante de tendresse et de beauté ! Les larmes me sont venues aux yeux sans que je m’en rende compte. Magnifique ! Fabuleux ! Merveilleux !

A une époque où le son était déjà présent dans le monde du cinéma, Charles Chaplin fait de la résistance en tournant ce film muet, ‘simplement’ accompagné de musique (et quelle musique !) et d’un bruitage particulièrement bien choisi pour son pouvoir comique ! Un maître en la matière !

Voici mon film du mois (impossible de trouver mieux ce mois-ci !!)
Max Schreck a écrit : 27 oct. 06, 12:47Ça me fait d'autant plus plaisir de lire ça qu'en plus il s'agissait pour toi d'une découverte et je devine le bonheur que ça a du t'apporter. :)

Cette dernière scène me fait immanquablement fondre tellement elle est magique, représentant la quintessence du cinéma muet, dans sa capacité à communiquer l'émotion au spectateur. Je me la suis passée l'autre soir et ça n'a pas raté. Par contre, il y a un faux raccord que je n'avais jamais remarqué :
Spoiler (cliquez pour afficher)
Entre le champ et le contrechamp, Chaplin n'a pas la main qui tient la fleur au même endroit. Dans le contrechamp, elle est, comme on le sait, au niveau de la bouche, alors que dans le champ elle est au niveau du torse (j'espère que je suis clair).
Certes, on va dire que c'est un détail et que ça ne se remarque pas forcément. Mais moi qui était resté sur l'idée d'un Chaplin perfectionniste à l'extrême, avec des tournages bien étalés dans le temps et des prises qui s'enchaînent pour atteindre précisément la perfection, ça m'a un tout petit peu attristé de découvrir ça.
Bcar a écrit : 25 mars 12, 17:12Image
Quand un homme avec un cœur gros comme une citrouille et un cerveau encore plus gros décide de signer le plus beau mélodrame du monde ça donne City lights, et vu que ce génie c’est Chaplin on pleur autant de rire, de joie ou de tristesse. Une fois de plus Chaplin nous offre scène époustouflante sur scène fabuleuse, pas une baisse de rythme, les gags sont touché par la grâce, le simple passage d’un éléphant et je suis plié en 4. Et puis ce film contient peut être la plus belle fin du monde, en tout cas la plus simplement belle; 2 sourires, juste 2 sourires qui suffisent à me foutre les larmes aux yeux, un sourire jusqu’aux lèvres et à me faire penser que Chaplin est le mec le plus sensible que la terre ai porté. Voilà voilà, ah oui je voulais quand même écrire le mot une fois en parlant de ce film, chef d’œuvre ultime de la mort qui tue. Intemporel, universel !
Bcar a écrit : 28 sept. 13, 14:37C’est toujours difficile de parler d’un film que tout le monde connait, que presque tout le monde a vu, dire que c’est un chef d‘œuvre, un film incroyablement drôle et émouvant n’a finalement que peu d’intérêts. C’est au mieux une piqure de rappelle pour ceux qui l’auraient oubliés et pour les autres l’alignement de lieux communs deviendra vite rébarbatif.
Donc, que dire et comment le dire ? Essayer de sortir des sentiers battus pour ne pas s’ennuyer soi-même.
Déjà c’est un chef d’œuvre (flute, je m’étais juré de pas le dire). Bon je recommence, je l’ai revu pour la quatre ou cinquième fois dimanche dernier et c’est encore et toujours meilleur. Ce film qui était tout juste dans mon top 20 il y a un an squatte aujourd’hui mon top 3 de tout les temps, rien que ça. Je vais tenter d’expliquer pourquoi tout en évitant les banalités.
Commençons par le début, Charlot dort dans les bras d’une statue censés représenter la paix et la prospérité de la communauté, malheureusement pour lui c’est le jour de l’inauguration et les braves gens présent pour l’occasion lui « demande » de partir, déjà c’est très fort. Alors que la statue offrait au sans-abri un lit a haute porté symbolique (c’est comme ci c’était la communauté que lui offrait le gîte), le voilà chasser par les défenseurs de cette même communauté, car Charlot n’est évidemment pas inviter à en faire partie, le tout se déroulant dans une suite de gags absolument géniale. En une scène Chaplin montre l’hypocrisie américaine, la statue de la liberté, oui, mais pas pour tout le monde. Toutes les séquences des Lumières de la ville sont construites sur ce schéma, à l’instar des Temps modernes ou Charlot fera dérailler la machine, ici c’est la société qu’il fait dérailler, tout du moins les gens qui la compose. Un riche homme d’affaire en pleine crise de couple n’a plus gout à la vie, au contact de notre bon vieux vagabond il redevient un joyeux fêtard, de son coté une pauvre « fleuriste » aveugle (oui, elle cumule) qui s’accroche à la vie coute que coute se verra offrir une autre vie grâce à Charlot. Quelque part c’est Chaplin qui part en croisade contre le déterminisme, comme le montre c’est intéressante dualité riche/pauvre, celui qui à la chance d’être bien né refuse la vie alors que celle qui pourrait être fataliste lutte contre l’adversité, Chaplin complexifie le rapport à la vie, à la chance même. On pourrait quand même se dire qu’il va loin dans le malheur et qu’il tombera à un moment ou à un autre dans le misérabilisme. Et bien non, il l’évite avec une grâce déconcertante, oui la fleuriste est aveugle, oui elle est pauvre, oui elle doit subvenir au besoin de sa mère (ou grand-mère on en sait rien), mais en même temps l’amour lui tombe dessus et par l’amour de n’importe qui celui du vagabond le plus connu et aimé du monde c’est pas mal, en plus la plupart des scènes qui lui sont consacrés ( à la fleuriste hein) sont d’une bonne humeur enthousiasmante. Bon j’aurais encore beaucoup de remarque à faire, sur le combat de boxe, la fin et mille autre chose mais je crois que je retomberais dans les banalités, donc je m’abstiens.
En bref, Les Lumières de la ville c’est une folie, la folie d’un génie, un film avec lequel je communique, mais j’ai beaucoup de mal à en parler. Je laisse ça à mes glandes lacrymales qui sont devant City lights bien plus éloquentes que moi, de rire, de joie, de tristesse, elles sont de sorties, pour mon plus grand bonheur.
Alexandre Angel a écrit : 9 déc. 17, 10:32Dans son Itinéraire d'un ciné-fils en 1992, Serge Daney inscrivait dans ma mémoire deux exemples de films parlants ayant le même pouvoir d'émerveillement que celui que devait posséder Intolérance au moment de sa sortie: il s'agissait de Playtime et de 2001, l'odyssée de l'espace.
L'intense plaisir éprouvé à la re découverte des Lumières de la Ville sur grand écran, dans une salle remplie à craquer de "djeuns "voyant le film pour la première fois, et marchant comme aux premières heures, m'a ramené à ce que j'appellerais donc tantôt l' "effet Playtime",tantôt l'"effet 2001", qui consiste à ressentir devant une œuvre cinématographique une sorte d'émotion primale, comme si l'on voyait un film pour la première fois.
Et d'ailleurs, c'est immédiatement à Jacques Tati, et plus précisément, aux Vacances de Monsieur Hulot, que j'ai songé alors que des notables inaugurent un monument (en même temps que le film) en se fendant de discours aussi inintelligibles que la voix émise par les hauts parleurs de la gare chez Tati.
On sait que Les Lumières de la Ville est l'anomalie la plus célébrée de l'Histoire du Cinéma, c'est à dire que jamais une œuvre aussi techniquement en retard en son propre pays (Le Chanteur de jazz, date de 27), n'aura constitué un tel triomphe, non seulement à sa sortie (1931)mais aussi à sa première grande reprise en 1950.
Alors pourquoi celui-là, et pas Les Temps Modernes ou La Ruée vers l'or? La réponse à cette question se dissimule dans la pureté presque virginale de l'évidence, là où le génie ne triche pas, ne force pas le trait, ne se laisse pas gâter par ce que nous, "djeuns" de 2017, nommons le fan service.
City Lights est en effet un film triomphal, une succession de clous qui n'en ont pas l'air, qui se présentent à nous goguenards mais suprêmement travaillés d'une minutie dont Chaplin s'est donné les moyens, d'une perfection que ne peut atteindre qu'un artiste démiurge et maître de son plan de travail.
Que de redécouvertes à le redécouvrir!
Du bal frénétique où Charlot prend un cotillon pour un spaghetti à l'étourdissant match de boxe en passant par la scène du sifflet, nous passons d'éblouissements en éblouissements, Chaplin, et il faut bien le reconnaître, n'étant que rarement seul à œuvrer, s'appuyant souvent sur le timing parfait du comparse : ici, Harry Myers, en millionnaire bourré, là, Hank Mann, en boxeur patibulaire.
Que de découvertes à le découvrir sur grand écran!
Le plus célèbre contrebandier du cinéma est un peintre stupéfiant de la précarité, lui qui l'a tant connue en Angleterre durant l'enfance. Il suffit de songer au Kid, autre chef d'œuvre, pour que revienne nous saisir l'odeur crispante de la misère (la séquence des crêpes).
De façon plus insidieuse car sous couvert de pantomine, City Lights s'avère, à le revoir dans ces conditions optimales, pousser plus loin encore le curseur de l' impact dérangeant de la représentation de la misère sur la texture des gags.
Il y a bien entendu ce gag génialissime du mégot. Le copain millionnaire du vagabond, qui ne le reconnais que lorsqu'il est soûl, lui offre gracieusement sa Rolls que Charlot conduit au moment où, quelqu'un ayant jeté un mégot par terre, un clodo se précipite pour le ramasser. Mais Charlot, plus rapide que lui, sort de sa Rolls, bouscule le clochard, lui pique le mégot et remonte dans le véhicule, triomphal. Outre le fait qu'il est juste impossible de ne pas se prosterner devant un tel gag (un des plus beaux qui existent)du fait de sa mécanique et de ses implications, c'est son impact sardonique qui tétanise, sa lucide trivialité.
Et plus généralement, c'est toute la nappe de la pantomine qui se retrouve contaminée par une vague obscénité.
Des gestes triviaux de la Comedia Del Arte au flirt avec l'obscène, il y a qu'un pas qui passe par l'agression faite au derrière. Coups de pieds au cul, menaces d'empalement au sabre et autres indélicatesses faîtes au fondement sont le lot de nombreux courts-métrages de la Keystone ou de l'Essanay.
Mais City Lights va plus loin dans le sous-texte.
Lors de la séquence inaugurale, Charlot manque de se faire empaler par le glaive d'une statue et s'assoit sur le nez d'une autre.
Plus tard, lorsqu'il sort de prison, délesté de sa canne (jamais l'absence d'un accessoire ne fut plus cruelle)et tout de guenilles vêtu, c'est à nouveau au niveau du cul qu'un bout de tissu blanc s'échappe d'un orifice, déjection blanchâtre que des ados malveillants s'amuseront à tirer.
Alors Chaplin, artiste égrillard, quelque peu scatologique ?
Non, car la question n'est pas là. Ici, c'est toute une dialectique de l'exposition au sordide qui est affichée.
De façon encore plus troublante, un franc sous-texte homosexuel m'a sauté au visage.
Lorsque le copain millionnaire, décuité après une nuit de fête, se réveille et trouve Charlot dans son pieu, à côté de lui et en pyjama, la façon dont nous le voyons s'interroger ne fait aucun doute sur ce qu'il imagine.
Plus tard, avant le fabuleux match de boxe, Charlot minaude pour amadouer le terrible boxeur qu'il doit se coltiner. Il minaude une fois, deux fois puis trois et au bout de la troisième, nous nous disons que tout cela commence à faire chochotte. Nous ne sommes pas les seuls car le boxeur, prenant conscience de son manège, se met soudain à préférer se mettre en short à l'abri du regard chaplinien.
Alors Chaplin, homophobe?
Non, conscient de sa féminité, tout au plus.
C'est surtout l'exposition du chétif vagabond à un monde de brutes prêtes à le "bouffer" tout cru (Big Jim dans La Ruée vers l'or)qui trouve là à s'exprimer en d'incroyables suggestions.
Toute une poussière sordide est ici soulevée par le balais du génie ....balayage universellement ambigu de la condition du vagabond telle que nous la retrouverons dans L'Epouvantail, de Schatzberg, dans lequel la latence d'une homosexualité purement virtuelle (deux hommes qui vagabondent ensemble) trouvera sa concrétisation brutale dans la scène de la prison.
Fort de cette richesse qui ne relève que des chefs d'œuvre absolus, le plan final de Charlot, presque défiguré par l'émotion, alors que la belle Virginia Merrill, qui a recouvré la vue et qui tient un beau magasin de fleurs, répond au "Alors, vous voyez?" de Charlot par un "Oui, maintenant, je vois" , a juste pétrifié de bouleversement la salle dans laquelle je me trouvais.
Preuve, s'il en fallait une de plus, du génie universel du petit homme.
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Thaddeus
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Re: Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

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Le mélodrame du regard


Il faudrait un critique exceptionnel pour jeter des jours originaux sur l’artiste qui, d’un coup de sa canne magique, transmue les poncifs en ineffable poésie. On l’a souvent rappelé : ceux-ci se taillent dans la même matière que celle-là. Tout dépend de l’esprit dont on anime une œuvre et de la forme qu’on lui invente. Comme les plus grands, Chaplin parcourt tout le spectre des sentiments, cristallise le suc de l’expérience humaine ; alors point la vérité, notre vérité, saisie au nid. Le précaire équilibre est constamment et miraculeusement réalisé par ce Don Quichotte clownesque ne vivant que de l’hilarité suscitée par son double de fiction. Le comique le plus décanté y brille d’un éclat parfaitement propre, reflet détaché du miroitement complexe de la réalité. Il suffit pour s’en convaincre de contempler encore et toujours cet impérissable combat de boxe, morceau d’anthologie pur et achevé, véritable ballet chorégraphique exécuté avec un style définitivement hors-série. À maints instants des Lumières de la Ville se produit une sorte de naufrage de la conscience dans le transparent remous du rire, d’où elle émerge comme lavée et ingénue, déjà happée par la séquence suivante. Et quand on essuie certaine humidité oculaire, on ne sait pas bien si c’est "l’eau du cœur" (comme écrit quelque part Montherlant) qui est venue dans les yeux ou celle, moins chaude et moins amère, du fou-rire. Il est probable que les deux soient intimement liées, tant le cinéaste nous délivre de l’angoisse dont il vient d’insuffler une bouffée en fixant vivement sur sa propre infortune tout ce qui nous fait peur ou mal, et en le moquant à travers sa personne. La petite bouquetière aveugle qu’il plaint et admire en silence l’asperge brusquement d’eau glacée ; le désespéré qu’il sauve le noie incontinent ; et lorsqu’il mime l’hymne à la vie au millionnaire neurasthénique, c’est le nœud coulant qui se trompe de cou. De telles ruptures exorcisent tout sentimentalisme à quatre sous. Chaplin ébauche, esquisse, précise, souligne légèrement quand il le faut, mais sait se retirer à temps afin que l’effet libéré se propage naturellement, telle la vibration dans l’airain d’une cloche choquée. Il ne fouaille pas les tripes, il pince le cœur, en faisant triompher le tact et la réserve, la concision et l’humilité. On est profondément touché par l’extrême pudeur de cette histoire d’amants qui ne se voient pas et se touchent à peine. Car le cinéma a beau être un spectacle, il est aussi le plus merveilleux support de l’intime.


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À la fin de La Ruée vers l’Or, sur le paquebot qui ramenait vers la civilisation les prospecteurs comblés, Charlot devenu millionnaire réendossait, pour poser devant les photographes, les hardes flottantes et trouées du vagabond. Comme Harron-al-Rachid parcourant les souks de Bagdad déguisé en mendiant pour savoir ce que le peuple pense du calife, il imaginait ainsi de vérifier par stratagème la sincérité de Georgia qui apparemment l’aimait pour lui-même puisque, le prenant pour un passager clandestin, elle cherchait à le protéger. Déjà la défroque du tramp lui servait de test. Dans Les Lumières de la Ville, il renouvelle et surtout dépasse cette métaphore. Dès la scène d’ouverture, qui montre le héros subversivement lové dans les bras de la rutilante Prospérité puis s’empalant sur l’épée de la Gloire, on trouve plus de réalisme dans la peinture de l’enfer métropolitain que dans la carte postale victorienne de l’invalide et de sa vieille mère que l’auteur utilise par contraste pour ses vertus archétypiques. Suite à une invraisemblable acrobatie de mise en scène fondée sur un bruit de portière (des centaines de prises et de tentatives auront été nécessaires afin de rendre immédiatement compréhensible, aux yeux du public, ce crucial concours de circonstances), Charlot est pris par la femme qu’il s’emploie à séduire pour ce qu’il n’est pas, à savoir un homme riche. Élément supplémentaire dans la chaîne des quiproquos et des confusions d’identité, l’improbable amitié que cultive un millionnaire à son endroit se voit affectée d’un déroutant coefficient d’instabilité : elle ne se manifeste que lorsqu’il se trouve en état d’ébriété. Le film est ainsi entièrement construit sur une opposition entre des moments où le clochard est aimé pour ce qu’il n’est pas et d’autres où il est ignoré, moqué, voire rejeté, parce que son ou sa partenaire n’est plus ce qu’il était, ivre ou aveugle. Ce qui pourrait encore s’exprimer de la manière suivante : les lumières de la ville ne sont pas les mêmes suivant qu’il fait jour ou nuit dans la tête des citadins. Le constat est amer. De ce brouillard généralisé où évoluent les consciences, le film dit clairement qu’il est lié aux dures lois du social : au fait qu’on ne voit pas l’homme "qui ne vaut rien" sur le marché du prestige symbolique quand soi-même on se trouve y valoir quelque chose, même pas grand-chose, comme la jeune fille une fois qu’ayant recouvré la vue elle a accédé au statut de vraie boutiquière. Et de cette malédiction, le vagabond est une fois de plus le seul à réchapper puisque, en marge du système, il peut se maintenir dans la pureté de sa richesse toute intérieure.

L’autre richesse, la richesse matérielle, est quant à elle un pactole qui se trouve ou se prend, s’échange, se reprend, circule à la manière d’un furet, jamais là où on le voudrait. Si injustice il y a, elle est dans l’inégalité de sa répartition, le préjudice causé par le sort. Ce ne sera qu’avec Les Temps Modernes que l’or deviendra capital, le produit de l’exploitation par les uns de la force de travail des autres. Charlot y fuira un monde qui le prive de bonheur. Ici sa démarche est inverse : il veut pénétrer un milieu qui brille des mille feux de l’illusion. Il entrevoit la vie facile, éprouve la veulerie des larbins, se prélasse au volant d’une Rolls-Royce en suivant un porteur de mégot, mesure la difficulté de s’enrichir quand on est seul et démuni. Il fait la cruelle expérience que le rêve de l’argent ne peut habiter un être sensible. Lorsqu’ayant péniblement gagné une liasse de billets, il les donne à la fleuriste, il en garde un, qu’il empoche. Pour le remercier, elle l’embrasse et dans son éblouissement, il lui glisse prestement son tout dernier bank-note. Jouant (à tous les sens du mot) les capitalistes, il ressent la difficulté du passage d’un côté à l’autre de la barrière des classes et l’emprise, le poids du temps, entre ses conversions et reconversions successives. Face à lui, comme un miroir déformant, se tient la figure du millionnaire dédoublé, personnage stevensonien qui dans sa deuxième vie communique avec la rue, la joie de vivre et l’affection d’un sans-abri, tandis que dans la première il demeure inflexible, froid et maussade. L’importance de ce récit interne est énorme. Elle place Chaplin dans l’alternative où s’ébroue un acteur adulé et couvert de lauriers qui, aux yeux du monde entier, reste le plus loqueteux des poissards. Charlot n’incarne pas la revendication prolétaire ni l’exaltation de la privation franciscaine mais la pauvreté accidentelle (et provisoire) d’un individu raffiné et suradapté que son intelligence, sa persévérance et son mordant prédestinent à une existence meilleure. Indésirable non assimilé par la société régnante, émigrant en provenance d’Ellis Island, il est néanmoins de ceux qui ne restent pas longtemps dans la détresse, même si son succès oblige Chaplin à lui rendre périodiquement son bain de misère. Typiquement, le cinéaste ne dépeint jamais la zone américaine, qu’il n’a d’ailleurs jamais connu, mais les arches et courettes des bas-fonds londoniens, sur lesquelles il brode son exercice de mouise en le peuplant de policiers brutaux (très Nouveau-monde) et en le traversant de limousines égarées, de rombières en visite de charité, de nababs noceurs qui s’encanaillent. Vision curieusement hybride où des gentlemen dignes du Suicide Club et des dames sorties d’Orgueil et Préjugés envahissent un Soho transposé, aussi idéalisé que le Limehouse de Griffith. Mais la présence de l’argent dans ces lieux de sombre pénurie dégage toute l’ironie des contes de fée de la Dépression, avant le Deeds de Capra. From rags to riches n’est-il pas le mot magique de ces années ?


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Avec son geste généreux et spontané, destiné à réinsérer la jolie aveugle et la régaler des lumières de la ville, le réformateur Charlot imite son patron Chaplin. Celui-ci bouleverse le public de l’immédiat après-crise parce qu’il est le semblable, le frère de millions d’hommes et de femmes menacés ou frappés par le chômage, qui avaient perdu ou risquaient de perdre, avec leurs moyens de subsistance, leur dignité, leur foyer et leur amour. Les responsables de ces menaces ne sont pas désignés par une analyse directe mais par des allusions et des symboles clairs, à l’image du groupe statuaire que gardent des personnages armés représentant la guerre, l’ordre et l’autorité. Cette introduction se veut un pied de nez sarcastique au parlant : du discours solennel des notables, on n’entend qu’un gazouillis de mirliton évoquant la plomberie, une parodie inintelligible de banalités pompeuses que Chaplin aurait réalisée lui-même en dégoisant à travers un bec de saxophone. Savait-il alors que, neuf ans plus tard, dans Le Dictateur, ce serait à lui de prendre la parole, et que courageusement il ne déguiserait plus sa voix pour répandre de par le monde un flot magnifique de vérités premières, un appel universel à la fraternité ? Si le petit vagabond ne parle pas, ses intrusions comptent en revanche parmi les plus joyeuses provocations de la tradition burlesque : il arrive dans un salon de la high society suivi d’une meute de chiens errants puis ponctue les festivités d’un hoquet irrépressible, amplifié par les stridences d’un sifflet ventriloque qu’il a réussi à avaler. Tout ce qui vient du sonore explicite est ainsi connoté comme néfaste, ridicule ou fatal. Mais dans le domaine du visible et de l’invisible, du regardé et du non-vu, on assiste aux plus hauts raffinements de l’imaginaire, à l’extrême minutie des mouvements, la parfaite conception du gag, l’admirable maîtrise de son déploiement. On rit d’autant plus et d’autant mieux que l’on est emporté et transporté par le jeu des cadences, des pulsions, des reprises de souffle, des accélérations, des surprises, des inventions visuelles, des trouvailles narratives. Jusqu’au simple champ-contrechamp où, pour tout baiser, le réalisateur se contente de tenir une main. La nôtre, sans aucun doute.

Les Lumières de la Ville se clôture en effet sur une scène que d’aucuns considèrent comme la plus belle de toute l’histoire du cinéma. À peine sorti de prison, Charlot vient d’être rossé par une bande de petits voyous. Brisé, épuisé, en loques mais aussitôt ravi et comme médusé par cette apparition, il s’arrête devant la vitrine où il reconnaît la douce marchande de fleurs, désormais guérie de sa cécité. Or comment celle-ci pourrait-elle le payer de retour ? Rien de plus éloigné du prince charmant dont elle s’est fait le portrait (et l’objet de désir) que le pauvre hère hébété à qui, dans un accès de pitié, elle tend une fleur assortie d’une pièce de monnaie. Elle prend la main du vagabond et soudain (tout le génie de Chaplin est condensé dans ce "soudain") quelque chose passe dans son regard : il redevient un regard d’aveugle, s’active par le toucher, les neurones mémoriels, la sensibilité. Elle aimait un millionnaire, elle voit un gueux. Pourquoi pleure-t-elle alors ? C’est psychologiquement indécidable et même indifférent, car porteur d’une émotion beaucoup trop forte. "Vous y voyez clair maintenant ?" demande-t-il. "Oui, j’y vois clair", répond-elle. Il fond de tendresse, les pétales de sa fleur chutent un à un, ses yeux brillent. La clarté est passée de la blancheur des statues à Charlot, de Charlot à la jeune fille, de la jeune fille à Charlot et aux pétales. Le visage troublé de Chaplin en gros plan, sa grimace qui efflore l’extase, arrêtée par un sublime fondu au noir, prend une éloquence comparable à celle des derniers portraits de Rembrandt. L’espoir succède-t-il au désespoir, l’amour triomphe-t-il ? La question reste ouverte. Légèreté et pathétique, rires et larmes, voilà l’essence du muet dont Chaplin est l’un des prophètes, lui qui défendait la pantomime, considérait le parlant comme un addendum et non un substitut à l’art dramatique, et expliquait qu’il n’y a rien dans Les Lumières de la Ville qu’un enfant ne puisse comprendre facilement. Les chapliniens puristes, ceux qui se méfient du Charlot n’ayant pas encore accédé à la dignité de l’auteur Chaplin, doivent pourtant se souvenir que ce mélodrame infiniment tendre et douloureux, fruit d’une obstination acharnée (deux ans de tournage, un travail épuisant) et d’une confiance absolue en les pouvoirs du cinéma, était le film préféré de son créateur.


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Dernière modification par Thaddeus le 7 avr. 23, 20:54, modifié 3 fois.
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Re: Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

Message par hansolo »

Film indépassable !
J'ai du le voir une dizaine de fois, on ne s'en laissera jamais
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Re: Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

Message par Watkinssien »

Une oeuvre admirable à chaque révision, opus majeur de Chaplin, où l'équilibre entre la comédie et le drame est sans aucun doute le mieux géré, le plus finement écrit et mis en scène.

Ce final, si célèbre et célébré, est le point d'ancrage de toute la profonde humanité que cet artiste a su faire parler à travers d'images simples et fortes.

Pour arriver à ce monument de mélange émotionnel, le vagabond doit passer encore par des chemins de croix aussi invraisemblables que parfaitement efficaces, mêlant ruptures de tons, mixant les enjeux avec un génie certain.

La séquence de boxe, par exemple, démontre superbement l'absurdité de la situation grâce à la manière de mettre en scène un gag, de l'étendre, de le distordre, de le faire faussement répétitif pour nous amener le rire. Ce rire si bienvenu, si brillamment amené se confronte avec la déception de l'issue du combat, tout en nous ramenant à la cause de ce dernier, qui, elle, est tout à fait sérieuse, noble et chevaleresque.

Le vagabond, comme personnage burlesque et symptomatique du cinéma muet, est introduit dès le départ comme le trublion, le point noir de la solennité de la société. Chaplin acteur se moque de l'importance de la parole des autres en perturbant une cérémonie officielle, Chaplin l'artiste se moque du cinéma de la parole en remplaçant les voix par le kazoo. Ce geste d'agitateur s'insère à la fois dans sa conception, sa fabrication mais également dans le récit, partageant avec le spectateur complice cette osmose conceptuelle.

Entre ce qui est vu ou pas, entre ce qui est sobre ou ivre, le vagabond est constamment pris par ce qu'il n'est pas mais jongle avec ses frontières pour aider son prochain (de la mort ou de la cécité).

C'est superbe!
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Brody
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Re: Les Lumières de la Ville (Charles Chaplin - 1931)

Message par Brody »

Le seul film qui a fait pleurer Chuck Norris.



(et moi aussi à chaque vision)
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