L’invasion des profanateurs de sépultures
De la créature polymorphe de The Thing au méchant protéique de Terminator 2, le principe du corps "body-snatché" a toujours constitué l’un des ressorts les plus efficaces du cinéma de SF. Parce que l’invasion extraterrestre n’a pas de visage et s’en prend directement aux êtres humains, la paranoïa n’est pas suscitée par la crainte de ce qui est étranger mais par ce qui paraît le plus familier. L’emprise psychologique, la contamination souterraine du mal, la propagation invisible de la menace parmi une population d’abord incrédule puis déshumanisée, altérée par le fléau, incitent bien évidemment à la lecture politique. Mais c’est d’abord par les contrastes en noir et blanc, le motif du sommeil, le sentiment d’insécurité sociale, hérités du film noir, que ce classique du genre tient le choc du temps qui passe. 4/6
À bout portant
Deuxième adaptation, après celle de Siodmak, de la nouvelle d’Hemingway, souvent mutilé, édulcoré, européanisé à plaisir. Ici les tueurs se découvrent et font découvrir les autres pions du puzzle par la trame d’une enquête à la logique implacable. Parce qu’ils ne se définissent qu’au fur et à mesure de leurs actions, le film rejoint une grande tradition éthique de la culture américaine : celui du courant behavioriste. Revolvers silencieux, violence froide et fonctionnelle des passages à tabac, couleurs posées à plat, par touches de dominantes métallisées (bleu électrique, rouge publicitaire, jaune mat), découpage sec, court, brutal : avec ce polar coupant comme une lame, Siegel décuple une angoisse qui prend racine dans la banalité du quotidien et exprime la fatalité qui pèse sur une réalité menaçante. 4/6
Les proies
Le cinéaste a voulu réaliser un western sombre, claustrophobique, chargé de symbolisme, dans la tradition d’un Edgar Poe ou d’un Ambrose Bierce. Il y est parvenu, et rien n’interdit de penser que cette tranche de Southern gothic soit le film le plus effrayant depuis que Rosemary a mis au monde son bébé satanique. S’inspirant vaguement d’une tragédie d’Eschyle, il concentre au sein d’un huis-clos féminin, psychologique, oppressant, clairement démarqué du monde extérieur où la guerre de Sécession fait rage, un bouquet de haines et de désirs, de rivalités et de convoitises, qui s’exacerbent dans des relations où l’affectif s’imbrique perversement au sexuel, où chacun ment et se ment à lui-même. Un bijou de cruauté et de noirceur, dont l’atmosphère délétère et vénéneuse hante durablement. 5/6
L’inspecteur Harry
Film-matrice par excellence, celui du polar urbain moderne, dont le propos véritable est resté longtemps incompris, la première apparition du flic le plus ambigu de l’histoire du cinéma américain apparaît avec le recul comme une exploration particulièrement stimulante du tissu urbain : San Francisco, filmée sous toutes les coutures en ce début des années 70, comme jamais depuis Vertigo. Centre, périphérie, immeubles, terrains vagues, toits, boîtes, métro, stade, tunnel, jour, nuit sont scannés le long d’une haletante déambulation, tandis que son personnage-titre, capteur des déchets de la ville, moins nettoyeur que celui qui les prend à son compte, s’affirme en une sorte de saint laïque, brutal mais aussi tragiquement seul et désespéré, dont la violence même s’exerce telle un exorcisme cathartique. 4/6
Tuez Charley Varrick !
Argument de série noire ultra-classique : un ex-pilote acrobate se livre à des braquages sans risque sur des banques provinciales aux confins du Nouveau-Mexique, jusqu’au jour où il subtilise sans s’en rendre compte un énorme magot déposé par la Mafia. Les ennuis commencent. Véritable phénix pour qui "se dépouiller du vieil homme" passe du sens biblique au sens littéral, le héros apporte au film, par son sang-froid, sa ruse, le profit qu’il tire des contradictions de l’adversaire, une forme de désinvolture tranquille en accord avec l’art de Siegel : création de seconds rôles fortement dessinés, humour noir radical, refus de toute approche psychologique au profit d’une attention constante aux détails, déroulement ingénieusement morcelé de l’action, qui achève de prêter vraisemblance et intérêt à l’anecdote. 4/6
L'évadé d'Alcatraz
Aucune tromperie sur la marchandise : si le film porte ce titre, c’est bien parce que son héros s’évade de la prison d’Alcatraz. Pas de métaphysique, pas de grands sentiments, pas d’hymne lyrique à la liberté, pas de Mozart. Ce qui est important ne réside pas dans la nature des êtres mais dans leur action. Chaque geste de Morris est tendu vers l’inaccessible : entouré de personnages secondaires aux comportements nets, symboliques, archétypaux, il devient une machine à gratter, creuser, attendre, espérer, ruser, dissimuler, le vecteur d’une sécheresse behavoriste que le jeu minéral de Clint Eastwood rend encore plus percutante. Mû par une efficacité strictement fonctionnelle, le travail de Siegel n'est certes pas éblouissant mais honnête, sans surprise ni génie mais sobre, consciencieux, convaincant. 4/6
Mon top :
1. Les proies (1971)
2. À bout portant (1964)
3. L’inspecteur Harry (1971)
4. Tuez Charley Varrick ! (1973)
5. L'évadé d'Alcatraz (1979)
Technicien remarquable, chef d’orchestre de quelques films de genre parmi les plus accomplis, nouveaux et imités de leur époque, Don Siegel a su imposer son empreinte sèche et implacable au sein de l’industrie hollywoodienne. Son héritage ne doit pas être mésestimé.