Histoire d'une prostituée (1965)
Derrière ce titre jordanwhitien, se cache un film troublant sur la servitude, et d'une maîtrise formelle forçant le respect. C'est ma première approche avec le cinéma de Suzuki et apparemment, ce dernier est plus connu pour ses polars mi-godardiens mi-kitsch. Avec
Histoire d'une prostituée, Suzuki signe un film éloigné de toute expérimentation, si ce n'est le temps de quelques plans épars (comme ce plan assez mémorable, 30 ans avant
L'antre de la folie, où un personnage est déchiré en live façon feuille de papier). Par contre, les plans sont toujours impeccablement cadrés, la photographie est splendide, l'utilisation de l'écran large me laisse une nouvelle fois penser que les Japonais sont loin d'être des manches en la matière, la musique lancinante est efficace (mélange de voix plaintives et de saxophone) et l'atmosphère prenante. Certaines fulgurances sont à signaler, comme ce travelling latéral suivant l'héroïne courant au milieu d'un champ de bataille lacéré de déflagrations, comme un ballet de rayons laser. Le film se garde, à raison à mon avis, d'être trop érotique, mais il se dégage de certains plans une beauté sensuelle assez remarquable.
L'interprétation me laisse en revanche partagé : la conviction de Nogawa Yumiko, dans le rôle principal, est appréciable mais elle vire parfois à l'hystérie pénible (et c'est à ce moment-là que Suzuki se lâche dans des ralentis, désynchronisés niveau son pour faire plus "expérimental"). Pas grand-chose à dire sur les deux interprètes masculins, si ce n'est qu'ils incarnent des personnages sans grandes nuances à la base (commandant sadique pour l'un, soldat timide et borné pour l'autre).
L'histoire est assez simple : en 1937, Harumi, une Japonaise éconduite par son amant, quitte la ville et sa famille pour partir, en compagnie d'autres filles de joie, sur le front de Mandchourie où l'armée d'occupation de l'Empereur doit faire face aux poussées des résistants chinois. Dans le campement militaire, elle est rapidement soumise à l'autoritarisme sadique du commandant qui en fait sa maîtresse et son jouet sexuel exclusif ; bien décidée à ne pas se laisser asservir, elle cherche à séduire un jeune soldat, Shinkichi, effacé et totalement dévoué à l'Empereur, d'abord pour l'instrumentaliser contre le capitaine, ensuite par amour véritable.
Le triangle amoureux est classique, mais en établissant des nœuds dramatiques de domination (le capitaine vers Harumi, et Harumi vers Shinkichi),
Histoire d'une prostituée intéresse par son exploration psychologique relativement réaliste, son jeu acide sur les valeurs. Au-delà du strict intérêt du contexte historique, de la représentation peu reluisante de l'armée japonaise et du culot de confier le point de vue à une prostituée, le film déroule un discours iconoclaste : il met en parallèle l'asservissement de la fille de joie et la servitude de son amoureux envers des principes militaires qu'il va sacraliser jusqu'à l'absurdité. Dans les deux cas, c'est la mentalité japonaise qui en prend pour son grade, d'abord dans sa phallocratie latente, et ensuite dans son endoctrinement militaire. L'ironie de la construction - les deux amants sont tous deux asservis, à leur manière, mais l'une en est consciente et le refuse là où l'autre s'y complaît par honneur - débouche sur un propos qui a légitimement dérangé : Suzuki prend le parti de la catin. Son pragmatisme pour survivre, et ses tentatives désespérées de sauver l'homme qu'elle aime, finissent par avoir une valeur morale supérieure aux codes militaires d'honneur derrière lesquels se retranche son soldat, qui refuse catégoriquement la moindre désobéissance, la moindre trahison. L'intérêt du film se cristallise dans ces enjeux, et on comprend que cette inversion (faire de la prostituée un personnage plus "vertueux" que les autres, et le soldat vertueux, un être enchaîné à des principes futiles) n'ait pas trop plu aux Japonais : l'honneur du soldat, cette fidélité sacrée envers l'armée et l'Empereur, est présenté comme une servitude qui va lui coûter très cher. Les enjeux sont ainsi portés à leur paroxysme lorsque, par un concours de circonstances, les deux se retrouvent capturés par les Chinois qui se montrent bien plus civilisés que l'armée japonaise : scène provocatrice s'il en est.
Le finale désespéré, quoique mélodramatiquement faiblard pour moi, consacre l'amertume de ce film contestataire, certes pas exempt de défauts, mais d'une élégance formelle folle.