La femme insecte (Shōhei Imamura, 1963)
Dans sa manière de dessiner le portrait du Japon à travers un tragique destin féminin, Imamura s’inscrit dans la filiation de Mizoguchi. Il raconte, sur quarante ans, la lutte rageuse d’une héroïne pour échapper à la misère et améliorer son sort, dénonce la condition des femmes amenées à sa prostituer pour survivre, mais fuit le simplisme moral en montrant comment l’âpreté de l’existence contraint les victimes de la société à jouer de roublardise et à entretenir la rugosité d’un système hostile aux démunis. Le refus de toute joliesse, la crudité réaliste d’un traitement qui ne recule pas devant le sordide mais délivre aussi un certain humour du désespoir, en font un témoignage engagé, en rupture avec une certaine tradition.
3/6
Go go tales (Abel Ferrara, 2007)
Bienvenue au
Ruby Paradise, cabaret de la loose où les stripteaseuses menacent de faire grève, où la proprio impayée fait pilier de bar en gueulant à tout va, où le groom tente de retenir les clients pressés par le dernier train, et où le maître des lieux court après un billet de loterie gagnant mais malencontreusement perdu. On pourrait être chez le Cosmo Vitelli de Cassavetes, ou bien chez Altman pour le roulis continu et fluide d’une scénographie close. Mais on est pleinement chez Ferrara, ce type qui fait du grand avec du petit, bricole une comédie décontractée aux micro-situations désopilantes, livre son autoportrait en creux et rappelle, en célébrant l’entêtement de l’artiste à rester fidèle à lui-même et à ses amis, que son cinéma est aussi celui du cœur.
5/6
Drôle de drame (Marcel Carné, 1937)
Film de patrimoine. La formulation en souligne autant l’attrait historique (qui permet au spectateur de tilter sur ce qu’il connait d’emblée de réputation) que le périmètre d’un comique de boulevard assez décati. On conserve toujours quelque amusement devant cette mécanique ubuesque, transposition plutôt originale (recontextualisée dans son époque) du loufoque anglo-saxon, et l’inventaire de situations marinées à l’humour noir, de répliques absurdes et de personnages farfelus pris dans d’inextricables quiproquos identitaires, prête gentiment à sourire. Reste qu’il ne vaut mieux pas comparer ce remue-ménage faubourien à ce qu’un Hawks, pour ne citer que lui, proposait à la même époque – et pardon pour le blasphème.
3/6
J'ai pas sommeil (Claire Denis, 1994)
De la sinistre affaire Paulin, Claire Denis tire une chronique urbaine en forme de ronde nyctalope, qui ne grandit ni ne diminue rien de l’acte criminel. Des corps circulent, se frôlent, s’enlacent dans le Paris métissé du XVIIIè arrondissement, un jeu de l’oie se développe dans l’entrelacs des raisons intimes, des petits crimes jamais dits du silence, de l’égoïsme, de la relégation et de la bonne conscience. Ce n’est ni une enquête policière ni un suspense psychologique, mais plutôt un film noir débarrassé de ses oripeaux, fait de mystère et de contradiction, d’errance insomniaque et de poésie immobile, de circonvolutions nocturnes, de volutes et de motifs. Un film-jazz en quelque sorte, dont l’amoralité tranquille fonctionne comme un bel effet de loupe sur notre myopie collective.
4/6
Benny's video (Michael Haneke, 1992)
Haneke n’a jamais pardonné à ses compatriotes d’avoir tourné des sucreries larmoyantes à l’heure où ils commettaient des crimes nazis. Alors il exorcise ce péché, froidement, sans la moindre émotion, en dénonçant l’horreur d’une société inhumaine qui déshumanise sa jeunesse : telle est l’histoire glaçante de cet adolescent infirme de cœur et amputé de la sensation, qui n’appréhende la réalité qu’à travers le filtre d’images distanciées. Le réalisateur est un maître du thriller mais ses films déstabilisent car ils refusent toute rétribution cathartique : le suspense n’existe pas, l’abjection dépeinte réfléchit un monde vide, désaffecté, filmé comme une hypothèse plausible de notre devenir mutant. Rien de tel pour se faire froid dans le dos.
4/6
Sciuscia (Vittorio de Sica, 1946)
Au sortir de la guerre, dans une Italie engoncée dans la pauvreté, deux petits cireurs de rues combinards tentent de conjurer la fatalité de leur condition en achetant leur idéal de liberté – un cheval gris porteur de tous les espoirs. Pris dans le cercle infernal d’une maison de correction, ils subissent les effets néfastes du cynisme et de la cruauté, et voient leur amitié grignotée par les malentendus, la trahison involontaire, la promiscuité, la manipulation des kapos et des geôliers qui transforment les promesses venimeuses en actes malveillants. A l’instar du seul gardien trop humain, qui craque devant la mort du petit tuberculeux, on est pris à la gorge, emporté, ému par l’évidence et la limpidité de cette allégorie tragique, qui pleure la perte des enfants sacrifiés sur l’autel d’une société injuste et misérable, sans place pour l’innocence.
5/6
Le petit garçon (Nagisa Ōshima, 1969)
L’argument pourrait sortir d’une comédie italienne des années 60, à la Monicelli ou à la Risi : une famille combine de faux accidents de voiture pour empocher l’argent des conducteurs escroqués. Sauf que le sourire ne fait ici guère plus qu’atténuer le désenchantement du constat. Par petites touches, sans jamais condamner personne, Oshima montre la veulerie de parents fautifs presque malgré eux, reproduisant avec complaisance la dureté d’une société qui les a malmenés, et assassins inconscients de l’avenir de leurs enfants. Reste la dérisoire consolation apportée par les rêveries du garçonnet, qui sèche ses larmes en racontant à son petit frère des contes d’extraterrestres justiciers, inventés pour conjurer la tristesse du quotidien.
4/6
Les hauts de Hurlevent (William Wyler, 1939)
Il serait facile d’appliquer à cette canonique adaptation d’Emily Brontë le même diagnostic qu’aux
Grandes Espérances de David Lean : celui d’une conjonction de talents supérieurement utilisés mais circonscrits à un académisme illustratif de haute tenue. Ce serait méconnaître la finesse d’exécution de son maître d’œuvre, la pertinence pleinement cinématographique avec laquelle il utilise les éléments, la pluie, l’orage, la neige, la prestance ténébreuse de Laurence Olivier, la folie presque surnaturelle de cette passion destructrice mue en vengeance aveugle, rongeant tous les cœurs, tous les habitants de la terre maudite de Wuthering Heigts. Cette fureur romantique provient certes du roman, mais lorsqu’elle est avivée ainsi on peut le dire : ça a une sacrée gueule.
5/6
La randonnée (Nicolas Roeg, 1971)
Bien avant Weerasethakul ou Van Sant, Roeg dessine une géographie mentale qui offre aux personnages de découvrir l’inconnu contenu en eux-mêmes. Le bush australien où ils se perdent puis se ressourcent figure autant l’envers de la civilisation, remisée dans la rouille et l’oubli, que le surgissement d’une virginité des origines, et catalyse tout un spectre d’états affectifs, de bribes de mémoires, d’associations agencés par un montage visuel et sonore d’une totale liberté. A la fois espace de jeu, vecteur d’illusion, monde en sursis, piège morbide et menaçant, ce territoire éveille les corps, stimule les consciences, exsude un mysticisme dévorant, estompe les frontières entre l’ancien et le moderne, l’homme et l’animal, la nature et la culture, et fige la beauté évanescente d’un bonheur lustral, enseveli par le retour à la ville – eau, roche, soleil, faune et flore mêlés. Le choc intégral.
6/6
After life (Hirokazu Kore-eda, 1998)
Ou comment envisager le fantastique comme caisse de résonnance intime. A leur dernier souffle, les morts sont accueillis dans un bureau fleuri où d’aimables fonctionnaires les invitent à choisir le plus beau souvenir de leur existence, celui qu’ils emporteront dans l’au-delà. De cette idée belle et saugrenue, Hirokazu déploie un feuilleté bruissant de sensations remémorées, de confessions chuchotées, avec une attention poétique en apesanteur. L’angoisse de la mort s’abolit dans une célébration des pouvoirs magiques du septième art : c’est à travers la reconstitution bricoleuse du passé, ramené des limbes de la mémoire par les outils magiques de la recréation cinématographique, que ces condamnés en sursis atteignent le repos éternel. Une œuvre aussi étrange que douce et obsédante.
5/6
Des oiseaux, petits et gros (Pier Paolo Pasolini, 1966)
Le générique est chanté façon bardes d’autrefois. Cette première incongruité donne le ton d’un périple burlesque qui modifie sans la dénaturer la perspective tragique de Pasolini. Celui-ci met ses pas dans ceux de Chaplin et de Laurel et Hardy, et formule les préceptes marxistes et chrétiens par le biais d’un absurde délirant. On y suit donc deux vagabonds allant par les chemins, écoutant le bavardage d’un corbeau philosophe qui raconte l’évangélisation médiévale des oiseaux (parfaitement), les contradictions politiques, l’irrémédiable injustice du monde des hommes, mais aussi la propension de chacun à intégrer une pensée pour mieux la dépasser. Les épisodes sont inégaux mais la parabole est drôle et incisive, dotée d’un sens prononcé de la beauté urbaine.
4/6
Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966)
Auréolée bien malgré elle, à sa sortie, d’une réputation sulfureuse, l’adaptation du roman polémique de Diderot est un modèle d’écriture épurée dont la puissance accusatoire chauffe les nerfs. Ce n’est pas la religion qui est mise sur le banc des prévenus mais la façon dont elle est instrumentalisée, l’hypocrisie destructrice et coercitive d’un code séculier qui bafoue les libertés, étouffe l’épanouissement des êtres et dissimule sous l’austérité du dogme son inadaptation au monde. Figure de l’intégrité et de l’obstination, dont l’innocence attire la convoitise d’êtres diversement victimes du système (la mère supérieure, coupable de passions interdites, en mourra folle), Suzanne traverse les différents cercles de l’enfer, cette société archaïque que Rivette dépeint avec la colère et la rigueur d’un réquisitoire sans appel.
5/6
Les bas-fonds new-yorkais (Samuel Fuller, 1961)
C’est un monde en guerre que nous dépeint Fulller à travers la croisade de son héros contre le syndicat du crime, et c’est l’alpha et l’oméga de sa poétique radicale, barbare, presque confusionniste, qu’il imprime à chaque instant de cette plongée brutale au sein du crime et de la corruption américaine. Il y a comme un anarchisme romantique à l’œuvre ici, dans la conversion de chaque valeur en son contraire (l’amour en haine, la peur en courage, l’héroïsme en traîtrise), dans la célébration rageuse d’un combat moral qui n’est jamais loin de la damnation, dans les retournements constants d’une intrigue faite de dissimulations et de manipulations, et dans les fulgurances brutales d’une mise en scène qui débusque la cynisme sordide des puissances cachées derrière la façade la plus respectable – celle de l’Amérique triomphante.
5/6
Café lumière (Hou Hsiao-hsien, 2003)
Jamais peut-être l’art d’Hou Hsiao-hsien n’a atteint un tel niveau d’effacement et de ténuité dans son approche des personnages et du déroulement de leurs existences. Conçu comme un hommage à Ozu, le film pousse la contemplation des gestes anodins, des voix, des mouvements jusqu’à ce que la vie se dépose à l’écran, comme stabilisée par l’extrême lenteur du rythme. Les tramways, les métros, les trains, toute la topographie du réseau de transports tokyoïte y échographient la ville, ses sons et ses reliefs avec une extrême clarté, mais il y a quelque chose d’irréductiblement ardu dans cette "
a-narration", dans ce refus obstiné de tout contenu, qui m’empêche d’entrer véritablement dans cet univers et de m’abandonner à sa douceur.
3/6
Le hasard (Krzysztof Kieslowski, 1981)
Dans sa construction à choix multiples et ses différentes entrées combinatoires, ce film annonce toute une série d’avatars bâtis sur un principe similaire, pour le meilleur (Resnais et ses exquis
Smoking/No smoking) et pour le pire (les purges à la
Cours Lola, cours ou
L’Effet papillon). Virtuose, stimulant, le kaléidoscope de Kieslowski captive de bout en bout parce qu’il radiographie avec une lucidité parfois goguenarde la réalité sociale d’un pays fracturé par les compromissions et la désagrégation des idéologies politiques. A travers les trois parcours de son héros, ballotté par la roulette du hasard et des coïncidences, il interroge le sens de l’engagement et la fragilité des choix individuels jusqu’à une ultime image en forme de pied-de-nez sarcastique et désespéré.
4/6
Baby doll (Elia Kazan, 1956)
S’il a toujours été traversé d’un courant bouffon, l’univers de Tennesse Williams ne s’était jamais autant ouvert à l’allégresse. C’est que le concert de chambre vire ici à la comédie pure et dure, tandis que Karl Malden gesticule comme un fou, tourné en bourrique par sa jeune épouse et son rival matois qui jouent aux fantômes dans la maison. Féroce et désopilante, la satire démolit un à un les codes d’une morale dépassée, battue en brèche par des pulsions qui transforment les maris frustrés en coqs déplumés, et la prise de pouvoir d’un patronat conquérant et progressiste issu de l’immigration. Quant au climat de lourde sensualité, il doit beaucoup à la virginale fraîcheur de Carroll Baker – à cet égard, la scène de séduction sur la balançoire demeure un sommet d’érotisme moite.
5/6
Les salauds dorment en paix (Akira Kurosawa, 1960)
Entre deux fresques médiévales, Kurosawa revient à un cadre contemporain. L’introduction de ce film noir sur la ruine morale du Japon moderne donne le ton : un mariage est commenté en coulisses par des journalistes sarcastiques, conscients qu’il n’est que la vitrine respectable de l’illégalité régnant à tous les échelons du pouvoir. La vengeance est un plat qui se mange froid mais le facteur humain grippe souvent la mécanique de son exécution, et nuance la couleur de ce que l’on a trop vite fait de catégoriser en bien ou en mal. C’est tout l’enjeu de la réflexion, qui puise dans la perversion des valeurs du bushido, transposées entre cadres et patrons, le constat sombre et pessimiste d’une chaîne sans fin, garantissant l’impunité des puissants corrompus.
4/6
Hidden agenda (Ken Loach, 1990)
D’une certaine manière il n’est pas de meilleur terrain, pour les cinéastes engagés comme Ken Loach, que celui du thriller politique. Comme toujours c’est la conviction qui travaille son cinéma, forme et fond. Celle d’une militante des droits civiques faisant remonter la vase de la question irlandaise et des crimes commis sur le sol irlandais au nom de la souveraineté britannique. Celle d’un inspecteur intègre dont l’idéalisme bute sur la raison d’état et les inévitables compromissions de la machine politique, qui n’est autre que le nid du fascisme lorsqu’il sert les intérêts individuels. Celle enfin du cinéaste, qui par les armes du suspense et de la tension nous incite à la vigilance et à la colère, et nous rappelle avec une amère vigueur que le combat, s’il perdure avec des mots, ne se gagne qu’avec des actes.
5/6
Les amours d’une blonde (Milos Forman, 1965)
La bourgade de Zruc, sa fabrique de chaussures, ses deux mille âmes composées presque exclusivement de femmes. La situation est grave, on fait venir une compagnie de réservistes et le chef de l’usine s’improvise entremetteur. En une demi-douzaine de saynètes drolatiques, infusées par un burlesque qui dure et se consume jusqu’à l’épuisement, Milos Forman fait le croquis d’une jeunesse désœuvrée, d’un conflit de générations toujours irrésolu, du passage difficile à l’âge adulte. Son regard est chargé de sympathie, d’une réelle tendresse, et c’est lorsque le rire se repose et que la cocasserie des situations reprend son souffle qu’affleure avec une douce amertume tout le désarroi de cette petite ouvrière à couettes blondes, à la recherche de sa place, d’une attention sincère, et d’un peu d’amour.
5/6
Un mariage (Robert Altman, 1978)
Le grouillement d’une cinquantaine de personnages, un récit omniscient concentré en une journée, la bourgeoisie éreintée par le biais de micro-portraits décapants : Altman est chez lui. Entre l’office d’un évêque mangé aux mites, en stade terminal de gâtisme, et la sœur nymphomane de la mariée, entre l’aïeule cassant sa pipe et le chef de la sécurité un peu trop zélé, le festival de secrets de polichinelles et de cadavres dans le placard vire au déraillement généralisé. Caricature grossière ? Il y a peut-être un peu de ça, mais surtout la verve mordante d’un auteur qui démaillote la loufoquerie des névroses, des tromperies et des hypocrisies et fait souffler comme un vent de fin du monde. Ou comment la satire, d’une drôlerie irrésistible, sait aussi devenir étrangement inquiétante.
5/6
Madame et ses flirts (Preston Sturges, 1942)
S’il existe un plafond d’excentricité au-delà duquel la comédie américaine n’ose pas s’aventurer, alors Sturges la pulvérise ici allègrement. Une femme décide de quitter son mari, celui-ci se lance dans une course folle pour la reconquérir – on le comprend, c’est Claudette Colbert et elle sacrément choupinette. La route de la dame croise celles d’un roi du hot-dog en grand chapeau jouant les bonnes fées, ou d’une convention de chasseurs richissimes et avinés qui transforment les wagons d’un train en hilarant terrain de ball-trap. Surchauffé comme une chaudière sous pression, tout ce délire décape les bonnes mœurs et détourne les conventions romantiques pour mieux faire triompher une morale à la liberté rieuse qui nous laisse aussi ravis que surpris. On se régale.
5/6
Sonatine (Takeshi Kitano, 1993)
Tout d’abord une vague histoire de yakusas, qui suit un petit caïd entouré de blancs-becs débarquant à Okinawa pour mettre de l’ordre entre deux bandes rivales. Puis ça vire à la récréation burlesque, tandis que lesdits gangsters s’en vont glander à la plage et s’inventent des jeux d’écoliers. Le cinéaste semble fasciné par le vide, cette espèce de trou noir où, ayant atteint le règne sans partage et assouvi sa volonté de puissance, l’homme s’isole dans un état de vacance désirée. Cette apesanteur absurde en milieu insulaire fait songer au
Cul-de-sac de Polanski, mais la stylisation picturale et les dispositifs inventés pour figurer la mort rôdante, qui surgit dans un détachement mutique, appartiennent pleinement à Kitano. Moins polar que rêverie d’un promeneur solitaire, donc.
4/6
Sérénade à trois (Ernst Lubitsch, 1933)
La fameuse
Lubitsch touch, ce mode de narration allusif et narquois qui vise à parler de choses volontiers grivoises en les masquant derrière une extrême élégance, fonctionne ici à plein régime. Bien avant tous les classiques du genre, le cinéaste explore les enjeux et ressorts du triangle amoureux et use des feux de la comédie pour mieux traiter des rivalités affectives, du refus des normes, des vertus constructives de la critique, de l’amitié contrariée par la jalousie mais finalement triomphante. Trempées dans le plus euphorisant des spiritueux, les répliques coulent avec suavité le long de situations délicieusement subversives, sans que jamais la dynamique de la comédie n’empêche la vérité des personnages de s’épanouir.
5/6
Jeune et jolie (François Ozon, 2013)
Comme il l’a régulièrement prouvé par le passé, il suffit à Ozon de freiner sa fibre de provocateur chic (et conscient de l’être) pour que son talent s’épanouisse au mieux. C’est d’autant plus remarquable avec un sujet pareil. Et s’il demeure néanmoins une couche résiduelle de calcul un peu trop voyant sur ce portrait d’un mystère adolescent, c’est la juste distance qui l’emporte et permet à notre questionnement de buter sur son angle mort. Telle une petite gifle feutrée, enrubannée dans sa douceur incrédule, le film suggère comme un subtil retrait des sentiments, une lente insensibilisation, en nous révélant en creux ce que le choix libre et consenti de son héroïne peut receler d’empoisonné pour elle – jusqu’à la résolution finale. Marine Wacth est une révélation.
4/6
Le Cid (Anthony Mann, 1961)
S’il y a une chose que Mann ne perd pas en amplifiant son cinéma aux grandeurs de la superproduction, c’est son sens des mouvements d’appareil et la plénitude matérielle de ses images. La tragédie de Corneille lui sert d’armature à une captivante évocation de la reconquête de l’Espagne par les rois de Castille. Où s’arrête l’Histoire, où commence la légende ? Vieille antienne que le cinéaste parvient à balayer en tenant d’une main de fer un récit d’où émerge un humanisme éloquent. Car au-delà du brillant des écussons, du fracas des tournois et des batailles, de l’écrasante figuration, il plaide la capacité des hommes à se trouver et se racheter. La noblesse de l’épopée emporte, servie par le port altier de Charlton Heston et par une Sophia Loren belle à se damner.
5/6
La vengeance des 47 rônins (Kenji Mizoguchi, 1941)
Refusant l’effet spectaculaire, Mizoguchi impose un respect rigide de la dramaturgie théâtrale, exclut toute part picaresque, tout combat héroïque, et ne s’accorde que de longs plans fixes et panoramiques latéraux. En résulte un carcan hiératique particulièrement difficile à digérer, une suite de dialogues clos autour d’obscures manœuvres politiques et d’atermoiements psychologiques nébuleux : on sent bien passer chacune des presque 240 minutes du (très, très) long-métrage. Par ailleurs, et si je dois avouer qu’il me manque bien des clés dans l’appréhension du code d’honneur bushido, c’est peu dire que je me trouve en violente rupture avec un propos cherchant à rendre admirable et héroïque la patiente organisation d’un meurtre vengeur.
3/6
Les maîtres fous (Jean Rouch, 1955)
Avec ce document étonnant sur les rites de possession de la secte des Haoukas, au Niger, Jean Rouch apporte à son art d’ethnologue une méthode d’approche personnelle visant à associer les images de pratiques incompréhensibles pour des non-initiés à la précision et à l’objectivité d’un commentaire explicatif qui en interdit toute mauvaise interprétation "raciste". Les transes sanglantes et saisissantes des possédés, leurs identifications aux figures de la colonisation laissent ainsi percevoir l’impact des données sociales importées par l’occident en Afrique noire. Elles permettent aux yeux européens, tentés de les mettre au compte d’une quelconque sauvagerie primitive, de mieux connaître ce que d’habitude ils ignorent ou méprisent.
4/6
La nuit du carrefour (Jean Renoir, 1932)
Renoir confie le rôle de Maigret à son propre frère et recrée l’atmosphère poisseuse de Simenon tel un océan de nuit, de brouillard, de pluie et de boue, qui envahit une bourgade aux tranches humaines pittoresques. Hanté d’ombres et troué de béances, le film semble manquer de séquences, impression accentuée par un montage abrupt et chaotique multipliant les inserts déroutants et les plans de coupe. Sa tonalité lugubre est contredite par une cocasserie singulière, par le décalage des situations et l’ambivalence de ses personnages (en premier lieu celui de la pulpeuse Else, beauté danoise à l’accent fleuri, à la fois garce et innocente), et par la volonté d’inscrire la représentation du fait divers dans un folklore symbolique.
4/6
Agent X27 (Josef von Sternberg, 1931)
Les réseaux d’informations clandestins lors de la guerre 14-18 n’ont devant la caméra de Sternberg absolument rien de crédible et de documenté. C’est un monde déréalisé de voltes, de dupes et de faux-semblants, consacrés dans une fuite et une dérision menées sous le couvert de l’art de la lumière. Imposant sa volonté de transformer une vie misérable en destin héroïque, l’espionne recueillie dans la rue glisse insensiblement du statut de la vamp à celui de la tragédienne, traverse un monde impénétrable coupé de cloisons ajourées, de filets, de paravents, de serpentins, de masques, et se sacrifie enfin, hautaine et stoïque, par amour pour son ennemi – les balles du peloton d’exécution résonnant ainsi comme la forme la plus flagrante du destin tragique et de la fatalité.
4/6
Charulata (Satyajit Ray, 1964)
Ni malheureuse ni asservie, la belle Charulata est une épouse en qui sommeillent des richesses prêtes à s’épanouir. Splendide, la première séquence la voit flâner, musarder, observer les passants aux jumelles, en attente de quelque révélation – plus tard, il lui suffira d’évoquer son enfance à la campagne pour que les mots lui obéissent. Ce magnifique feuilleté de secrets, d’aveux feutrés et de sensualité bucolique (la merveilleuse scène de jardin) fait rejoindre l’émoi esthétique et l’action politique au sein d’une même beauté. L’harmonieuse sinuosité de ses plans n’a d’égale que la subtilité de son analyse sociale, le long d’une recherche intimiste où chacun prend tardivement conscience de ses sentiments. Les larmes conclusives de cet authentique diamant, qui sont à la fois celles du regret et d’un renouveau conjugal, en consacrent la pudeur sensible et passionnée.
6/6
Cérémonie secrète (Joseph Losey, 1968)
Rien de tel qu’un nœud freudien de névroses féminines pour mettre en valeur la subversive toxicité du cinéma de Losey. La main du cinéaste est peut-être un peu plus lourde et explicative qu’à l’accoutumée mais la vigueur et l’étincelante clarté de son style (qu’illustre une photographie baroque et saturée du plus bel effet) demeurent intactes. Liz Taylor, prostituée meurtrie par la perte de sa fille, et Mia Farrow, nymphette mytho bien frappée, s’affrontent en un huis-clos perclus de sauvagerie perverse autour du transfert de personnalité, de la culpabilité et de l’aliénation mentale, que pimentent les saillies grivoises de Mitchum en satyre licencieux. Morbide et grinçant, ce petit théâtre des folies (in)contrôlées stimule, dérange, séduit.
4/6
Et aussi :
L'opération diabolique (John Frankenheimer, 1966) -
3/6
Guerre et paix (Serguei Bondartchouk, 1967) -
6/6
Kwaïdan (Masaki Kobayashi, 1964) -
4/6
Grand central (Rebecca Zlotowski, 2013) -
5/6
Magic magic (Sébastian Silva, 2013) -
4/6
Films des mois précédents :
- Spoiler (cliquez pour afficher)
- Juillet 2013 - Le monde d'Apu (Satyajit Ray, 1959)
Juin 2013 - Choses secrètes (Jean-Claude Brisseau, 2002)
Mai 2013 - Mud (Jeff Nichols, 2012)
Avril 2013 - Les espions (Fritz Lang, 1928)
Mars 2013 - Chronique d'un été (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)
Février 2013 - Le salon de musique (Satyajit Ray, 1958)
Janvier 2013 - L'heure suprême (Frank Borzage, 1927) Top 100
Décembre 2012 - Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Novembre 2012 - Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950)
Octobre 2012 - Point limite (Sidney Lumet, 1964)
Septembre 2012 - Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973)
Août 2012 - Barberousse (Akira Kurosawa, 1965) Top 100
Juillet 2012 - Que le spectacle commence ! (Bob Fosse, 1979)
Juin 2012 - Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975)
Mai 2012 - Moonrise kingdom (Wes Anderson, 2012)
Avril 2012 - Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) Top 100
Mars 2012 - L'intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)
Février 2012 - L'ombre d'un doute (Alfred Hitchcock, 1943)
Janvier 2012 - Brève rencontre (David Lean, 1945)
Décembre 2011 - Je t'aime, je t'aime (Alain Resnais, 1968)
Novembre 2011 - L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) Top 100 & L'incompris (Luigi Comencini, 1966) Top 100
Octobre 2011 - Georgia (Arthur Penn, 1981)
Septembre 2011 - Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)
Août 2011 - Super 8 (J.J. Abrams, 2011)
Juillet 2011 - L'ami de mon amie (Éric Rohmer, 1987)
Juin 2011 - Ten (Abbas Kiarostami, 2002)