Jacques Chardonne et Jean Giono adaptés par Olivier Assayas et Raoul Ruiz en l’an 2000
(très nombreux spoilers)Le film d’Olivier Assayas Les Destinées Sentimentales sort sur les écrans en 2000, un an avant celui de Raoul Ruiz, Les Âmes fortes (2001). Le film d’Olivier Assayas est une adaptation du roman éponyme de Jacques Chardonne (1884-1968), Les Destinées Sentimentales, publié sous forme de trilogie entre 1934 et 1936. Le scénario des Âmes fortes a été écrit par Alexandre Astruc, d’après le roman, lui aussi éponyme de Jean Giono, Les Âmes fortes, publié en 1950.
Les deux écrivains ont passé la période de la seconde guerre mondiale dans l’attentisme. Jean Giono, pacifiste militant, a eu quelques ennuis à la Libération mais, s’étant tenu loin de l’activité politique, il ne s’est vu reprocher que ses opinions profondément hostiles à toute forme de guerre et de résistance armée. Jacques Chardonne, lui, a malheureusement publié une série d’articles élogieux pour le régime de Vichy et teintés d’antisémitisme entre 1940 et 1942 qui lui vaudront une réputation d’écrivain vichyste, même s’il était revenu dès la fin de 1942 sur ses propos écrits. Sans rentrer dans le détail, nous sommes en face de deux écrivains qui, chacun à sa manière, représentent assez bien la France rurale et conservatrice, très douloureusement marquée par les pertes humaines gigantesques de la première guerre mondiale : la France pacifiste, attentiste, puis soumise.
Les Destinées Sentimentales
Chardonne termine sa trilogie en 1936, bien avant la période de la guerre. Les Destinées Sentimentales suivent le parcours amoureux et professionnel de Jean Barnery (Charles Berling) et de sa seconde épouse Pauline (Emmanuelle Béart). Comme Jacques Chardonne lui-même, Jean Barnery est issu d’une double lignée d’industriels protestants et charentais. Industriel est un mot d’ailleurs relativement impropre, nous sommes loin des familles Peugeot ou Berliet. L’activité professionnelle des Barnery est encore très liée au monde de l’artisanat. Un oncle, que Jean Barnery aidera financièrement, dirige une fabrique de cognac, et lui-même héritera d’une fabrique de porcelaine de Limoges.Deux sujets se mêlent dans le roman et Olivier Assayas réalise un film très proche de l’ouvrage. Cette réalisation de trois heures reprend presque complètement les épisodes du livre.
L’intrigue amoureuse est moderne pour un roman de 1936. Jean Barnery, mal marié à une femme aigre et infidèle, Nathalie (Isabelle Huppert), est pasteur de province. Il choisit d’abord de se séparer de sa femme, mais, ayant rencontré Pauline, une jeune cousine dont il tombe amoureux, il abandonne son état de pasteur et divorce.
Les romans de l’époque sont nombreux à aborder les thèmes de l’infidélité et des liaisons. Le thème du divorce, en revanche, est moins courant. Le divorce est encore tabou et son usage généralement réservé aux classes sociales les plus élevées, qui peuvent se permettre le mépris des commérages. Le fait qu’il soit étudié sérieusement dans un livre de cette époque est assez audacieux. Nathalie reste d’ailleurs un personnage majeur du film.
Assayas rend très bien la façon dont Chardonne choisit de laisser un peu de côté l’histoire amoureuse de Jean Barnery, pour faire une étude des entreprises artisanales de l’époque. L’essentiel du tissu industriel français de l’entre-deux guerres était constitué de ces petites entreprises familiales confrontées à la concurrence internationale.
Jacques Chardonne, pour en être issu, connaissait bien la problématique de ces anciens artisans qui devenaient industriels : simplifier le travail artisanal, le rendre moins beau mais plus compétitif, et transformer les fabriques en usines. Tout cela dans un contexte de concurrence qui fait que les ventes de cognac de l’oncle dépendent des commandes anglaises tandis que les ventes de porcelaine de Jean Barnery pâtissent de la concurrence américaine. Le travail artisanal se simplifie, les pressions augmentent, le monde change et le livre de Chardonne, comme le film d’Assayas, se termine sur la vieillesse de Jean Barnery.
Les Âmes Fortes
S’ils sont contemporains et conservateurs, Chardonne et Giono sont deux écrivains très différents. Jean Giono est paysan avant tout, dans les sujets de ses livres comme dans sa vie. Proche du Parti Communiste au début des années trente, il s’en éloigne quand le PCF, en 1935, pousse à l’effort de guerre avant de s’y opposer de nouveau lors de la signature du Pacte germano-soviétique en août 1939. Giono est profondément pacifiste, très marqué par la première guerre mondiale, et il traversera la guerre sans changer ses idées. Il souffrira beaucoup d’avoir été emprisonné quelques mois à la Libération en raison de ce pacifisme.Les Âmes Fortes est un roman composé de flashbacks. Il est écrit en 1950, une époque à laquelle le monde paysan avait encore très peu évolué depuis le début du siècle. Dans les années quarante, cinq femmes plus ou moins âgées passent une nuit ensemble, pour veiller un mort, selon l’usage. Parmi elles, la plus âgée est Thérèse, une nonagénaire. Dans le village, Thérèse, par son âge et la solitude dans laquelle elle vit, est un personnage mystérieux propice à entretenir les légendes. Durant la veillée, les femmes vont évoquer ce qu’elles savent de sa vie et Thérèse complétera les épisodes manquants.
Le couple fuit et s’installe en ville, dans la Drôme, à Châtillon. Après quelques semaines de relative misère, le couple est secouru par une bourgeoise moderne et originale, Madame Numance (Arielle Dombasle) et son mari, Monsieur Numance (John Malkovich).
Les "âmes fortes", ce sont Madame Numance et Thérèse. L’une par caractère, choisit délibérément de se ruiner. L’autre, d’abord choquée par l’esprit accapareur de son mari, rentre dans ce jeu. Avec les biens acquis des Numance, elle montera une taverne, loin dans les montagnes, là où des ouvriers construisent une ligne de chemin de fer.
Thérèse, en femme aubergiste dans ses montagnes, entourés des hommes qui construisent une ligne de chemin de fer, prend une allure qui fait vraiment penser à celle de Jill Mc Bain (Claudia Cardinale) dans Il était une fois dans l’Ouest. Cette "âme forte", industrieuse et moderne, se débarrassera ensuite de Firmin pour conquérir définitivement l’indépendance qui est son ultime but.
Alexandre Astruc présente ainsi le personnage :
"Mais très vite la psychologie comme le conte sont dépassés : la petite Thérèse des Âmes fortes découvre, au contact de madame Numance, la fascination qu’un être peut exercer sur un autre. Giono est un avaleur d’âmes. Lui, le paysan rusé, il ne déploie pleinement ses ailes que dans le sublime. Madame Numance se laisse dépouiller jusqu’à son dernier sou par un sort dramatique qui tient à ce que Balzac a de plus grand, et Thérèse, la petite paysanne repliée sur elle-même, devient à son tour une âme forte, allant jusqu’à faire tuer son mari. Mais qu’est-ce qui meut en définitive madame Numance et Thérèse : rien, si peu que rien, la passion de l’absolu".
Il est possible que cette noirceur résulte de l’aigreur de Jean Giono qui, en 1950, ressasse peut-être encore l’atmosphère assez noire de l’épuration. Dès l’année suivante, dans le très beau livre Le Hussard sur le Toit, il peindra à nouveau les misères humaines en retrouvant fraîcheur et pitié.
Dans le film de Raoul Ruiz, toutes ces scènes sont oubliés et les dialogues entre les vieilles femmes sont courts et servent surtout à introduire, relancer puis conclure l’histoire de Thérèse. Du roman Les Âmes Fortes, Alexandre Astruc, scénariste du film et très grand admirateur de l’œuvre de Jean Giono, a peut-être considéré que ces scènes n’étaient pas le meilleur, à moins qu’elles n’aient pas intéressés Raoul Ruiz pour son adaptation cinématographique.
En 2000, avec Les Destinées Sentimentales, un réalisateur de la jeune génération, Olivier Assayas, choisissait de faire une fresque sur la France provinciale de l’entre-deux-guerres en adaptant un très beau roman de Jacques Chardonne, un écrivain qu’on avait longtemps préféré oublier. Il a fort bien choisi un roman qui décrit très justement un milieu qui peinait à s’adapter au monde moderne, tout en étant moins traditionaliste qu’on pouvait le penser. En 2001, Raoul Ruiz, réfugié chilien en 1973 et installé depuis en France, mettait à l’honneur dans un film visuellement splendide un des meilleurs livres de Jean Giono, sur la France paysanne du début du siècle. De ce livre, il conservait l’essentiel, à savoir la vie d’une femme indépendante, moderne et complexe et choisissait d’oublier des dialogues savoureux mais peut-être trop empreint de la rancœur qui caractérisait les années d’après-guerre.
Ces deux films auraient probablement été faits très différemment dix ou quinze ans auparavant. Adapter une œuvre littéraire est aussi une question de regard historique. Certaines adaptations trahissent leurs modèles du fait de l’ignorance du contexte dans lequel un livre a été écrit. D’autres, comme c’est le cas pour ces deux films, savent remettre à l’honneur un ouvrage oublié, dans le cas des Destinées Sentimentales, ou, en ce qui concerne Les Âmes Fortes, adapter de façon moderne et juste un beau livre qui souffrait peut-être légèrement du contexte dans lequel il avait été écrit. Du très beau roman d’un auteur terni et de celui d’un grand auteur qui avait peut-être un peu trop ranci son sujet, Olivier Assayas et Roul Ruiz ont fait deux grands films sur la liberté et l’ancrage dans un milieu ou un paysage.