Secret défense (Jacques Rivette, 1998)
Dans un univers nocturne et inquiétant qui évoque l’univers du polar sans se plier à ses règles, le réalisateur dispense une ronde de mort où les victimes refont constamment surface pour se venger de leurs assassins. Comme toujours il laisse durer les scènes intermédiaires (longs voyages en métro et en train), déplace les enjeux de l’intrigue sur un terrain fluctuant entre tangible et irrationnel, et explore l’angoisse et les ravages intérieurs des êtres sans vraiment expliciter les situations qui les ont provoqués. Les impasses, redites, surplaces, hésitations, lignes droites et courbes du film rivettien sont toujours présents, mais c’est plutôt la fatalité de la tragédie grecque que revisite ce jeu de poker menteur dont les indices parcellaires masquent une grave réflexion sur la culpabilité et la morale du châtiment.
4/6
Le sergent noir (John Ford, 1960)
Emblématique de la dernière période de l’auteur, celle des synthèses thématiques et du dépouillement formel, le film se distingue également par un propos politique assez vigoureux et par une âpreté dans la narration des faits et le portrait psychologique qui mènera tout naturellement au conclusif
Frontière Chinoise. Le genre westernien est ici relégué au fond de quelques flashbacks qui se complètent et se résume à l’intimisme d’une pièce de chambre, l’intrigue jouant d’abord sur les claviers de l’énigme policière et du suspense de prétoire. Transportant les préjugés sudistes et les relents de racisme dans les récits de cavalerie, déplaçant l’iconographie de la menace sexuelle, d’ordinaire noire ou indienne, Ford livre une œuvre sèche, ferme, captivante, sans picaresque ni sentimentalisme.
4/6
Premier contact (Denis Villeneuve, 2016)
Il faut un certain courage pour s’emparer d’un sujet que d’illustres prédécesseurs (de Spielberg à Zemeckis) ont déjà marqué de leurs glorieuses empreintes. Le cinéaste a le bon goût d’y adjoindre une humilité appréciable, choisissant de tenir toute emphase à distance en lui préférant une approche intimiste, un tempo ralenti, un penchant assez peu conventionnel pour l’interrogation rêveuse. Sa faculté à entretenir un climat de tension angoissée et son obstination à conférer un visage humain à une expérience extraordinaire favorisent de belles variations sur les potentialités du langage, la relativité du temps, les choix découlant d’une introspection à rebours, mais ses élans poétiques finissent par buter sur les écueils explicatifs d’un récit qui, par sa précipitation confuse, atténue la force de l’ensemble.
4/6
Abattoir 5 (George Roy Hill, 1972)
Dans un contexte de production consensuel pour ne pas dire uniforme, difficile de nier l’originalité et la déroutante étrangeté de cette mosaïque spatio-temporelle qui, si elle doit beaucoup de sa perfection technique au montage, ne repose hélas sur aucune véritable ossature. Prenant comme centre traumatique du récit le bombardement de Dresde en février 1945, le cinéaste procède d’une structure éclatée, agence des flashbacks par assemblages et similitudes qui obligent à une gymnastique intellectuelle peu payante et prennent souvent à l’écran des proportions de mammouth. Non dénué d’intérêt et de qualités, ne serait-ce que par sa témérité à assumer le ridicule (le repli sur une planète-bulle frise la vision d’un Raël), le film pourrait se résumer par son dernier plan : un feu glacial d’artifices à facettes.
3/6
Quelques jours de la vie d’Oblomov (Nikita Mikhalkov, 1980)
Ilya Ilitch Oblomov est un oisif indolent en instance de certitude, abdiquant devant les tâches et les exigences qui incombent à l’être ambitieux. Son camarade d’enfance, Stolz, serait plutôt la mouche du coche, le propagandiste assidu d’une Russie nouvelle. Le monde s’écoulant irrémédiablement, mieux vaut peut-être rester comme la feuille de l’arbre, disponible à tous les tourments et à tous les renouveaux. Avec un lyrisme tutoyant parfois le sacré, une vraie truculence dans la drôlerie et la légèreté, une mélancolie suave qui dit les craintes et les hésitations d’un homme inadapté, avec la chaleur d’une amitié fidèle ou d’un amour naissant, ce beau film capte ces instants de l’existence où, tout ayant été dit, on guette dans le silence de la nature la réponse d’autrui à des questions qui vous dépassent.
5/6
Baccalauréat (Cristian Mungiu, 2016)
En un peu plus de deux heures si concentrées qu’elles fusent à la manière d’un bolide, Mungiu creuse la veine morale et psychologique de son cinéma en évitant tous les écueils de l’étude clinique, austère et hanekienne qui le menace. Se compromettre ou rester intègre ? Louvoyer avec sa conscience ou couler comme une pierre ? Tel un étrange polar dont le crime serait une faute secrète et dont la punition resterait anonyme, le film met la théorie en pratique, éprouve ces questions à la réalité d’un pays corrompu où chaque couche du système social est régulée par les accommodements personnels et les petits arrangements entre amis. Avec toujours un humanisme compréhensif qui lui permet de bannir la fatalité punitive au profit d’une répartition complexe des raisons et des responsabilités.
5/6
Chrysanthèmes tardifs (Mikio Naruse, 1954)
C’est le parfum âcre de la résignation, envahissant l’âme comme une sourde douleur tancerait le corps, qui émane d’abord de cette chronique du quotidien. Les personnages ne peuvent ici mêler leur amertume à la satisfaction de s’inscrire dans le grand cycle de l’univers, n’ont pas les moyens d’une telle transcendance. Où qu’ils tournent leur regard, celui-ci se heurte à la pesanteur, à la fermeture, à l’opacité du monde. Ainsi vont les jours de Kin, ancienne geisha devenue usurière n’ayant plus d’intérêt dans la vie que ceux tirés des prêts qu’elle octroie à ses ex-collègues. Naruse dépeint l’assèchement de son cœur, la mise au rebut de ses rêves d’amour, le durcissement de sa carapace comme autant d’impératifs à une survie asservie au règne de l’argent. La forme est élusive, le fond sans illusion.
4/6
Broadcast news (James L. Brooks, 1987)
Moins méchant, radical et dévastateur que le
Network de Lumet, Brooks croque une satire du journalisme télévisé (belles gueules qui ne sont pas vraiment des reporters, sujets sur l’"âme humaine" à simple vocation distractive ou émoustillante, compromissions diverses avec la déontologie) pour mieux explorer à sa manière le vieux conflit entre le monde et l’image dans un pays dont, significativement, le président fut autrefois acteur. Il offre une réflexion subtile sur les interférences du sentiment et du travail, une allégorie politique sur le règne médiatique de l’apparence et de la communication, comme un film de Cukor pour les années 80 : cynique quant à l’arrivisme et sceptique vis-à-vis de l’amour. Les comédiens sont parfaits, à commencer par une Holly Hunter éclatante de charme et d’énergie.
4/6
The baby of Mâcon (Peter Greenaway, 1993)
Les opus de Greenaway s’emboîtent les uns dans les autres, se répartissent par tendances, offrent des perspectives cavalières. Celui-ci se situe en 1659, à l’époque de la contre-réforme, mais parle tout autant du présent : exploitation des enfants, mensonge public, pourriture privée. S’y déroule un cérémonial autour d’un bébé thaumaturge, d’une fausse vierge se faisant passer pour sa mère et d’une Église coercitive. Univers tragique où le sexe conduit à la mort, jeu construit autour du réel et de sa représentation, comme un rituel glacé de l’abjection humaine. Si les provocations crues de ce film hiératique et grandiloquent, son radicalisme sans contrepartie, son obstination à fixer laideurs et turpitudes dénotent la poursuite intrépide d’un cinéma résolument
différent, ils peuvent tout aussi bien lasser.
3/6
Personal shopper (Olivier Assayas, 2016)
Le passage est souvent vite franchi entre la mansuétude accordée à un cinéaste désireux de faire bouger les lignes et la perplexité un peu navrée devant la pauvreté des moyens mis en œuvre pour y parvenir. Et la frontière bien mince entre l’attention captivée par une mise en scène élégante et sans artifices et l’embarras provoqué par la vacuité du propos qu’elle peine à dissimuler. Tel est le régime permanent de ce film pas honteux mais globalement inodore, souvent aussi ectoplasmique que son sujet, où Assayas s’obstine à ne jamais lâcher le wagon de l’hypermodernité (communications, réseaux et medias high tech en continu) tout s’abreuvant à la source d’un fantastique assez ringard qu’il cherche en vain à dynamiser. La conclusion, tentative artificielle de noyer le poisson, ne relève pas la barre.
3/6
Paterson (Jim Jarmusch, 2016)
Plus essai que fiction hantée, pièce d’orfèvrerie que rêverie baudelairienne, cette chronique de l’ordinaire constitue l’un des films les plus théoriques de l’auteur qui, en sérialisant le train-train routinier des jours, cherche à y déceler des répétitions, des rimes, des variations, des saillies riches ou pauvres. Son inframonde duveteux et multiethnique, sans heurt ni dispute, est comme un univers réduit à une liste de courses culturelles dans un
notebook, un inventaire de petits machins, petits objets, petites anecdotes, petits clins d’œil déposés comme autant de cailloux charmants sur un chemin parfaitement linéaire, et dont la réaction chimique procède d’un mélange lancinant de sérénité et d’étrangeté inquiète. Reste qu’à toujours flirter avec la ténuité, on verse un peu dans l’inconsistance désincarnée.
4/6
Station terminus (Vittorio de Sica, 1953)
Ce n’est pas une brève rencontre mais sa fin, l’agonie lente d’une passion collée au rythme de l’existence, racontée dans un espace clos (l’immensité grouillante de la gare de Rome) et en temps réel, sans que jamais le récit ne cède à la tentation du flash-back. De par la composition sinueuse et désarticulée du film, le réalisateur gonfle chaque moment de sa charge concrète et cherche à rendre une sorte de condensé de la quotidienneté humaine. Entre la revendication désespérée contre l’organisation de la vie en structures sociales et la leçon du moraliste déplorant qu’il n’y a pas d’accomplissement possible sur terre, il maintient l’équilibre. Et c’est par le va-et-vient de sa sympathie du couple traqué au monde qui lui fait face qu’il parvient à offrir aux deux forces en présence une attention lucide et émue.
4/6
Pas de repos pour les braves (Alain Guiraudie, 2003)
Bienvenue dans un monde nouveau, l’univers branque d’un drôle d’Ulysse qui devra traverser quelques fantasques cerveaux afin de retrouver la terre ferme. Faisant du Sud-ouest rural un genre de cosmos merveilleux, Guiraudie invente une fiction mi-allégorique mi-triviale, errant sur des routes incertaines et associant dans une joyeuse insolence le refus de la convention et le goût de la référence. Il croise rêve et réalité avec une fantaisie qui rappelle le délire imaginaire de Buñuel, déroule un récit volontairement décousu où la cocasserie almanach Vernot des noms de villes le dispute à la truculence de personnages plus ou moins azimutés, et assume un parti pris d’éclatement de genres et de tonalités qui l’impose comme l’une des identités les plus originales du cinéma français actuel.
4/6
Brain dead (Peter Jackson, 1992)
En matière d’horreur, ne pas confondre vitesse et précipitation et savoir gérer ses effets est une condition de survie. Jackson prend donc le temps d’annoncer le programme : un virus inoculé par un redoutable singe-rat va transformer les habitants d’une bourgade entière en zombies déchaînés. Cible première idéale : une marâtre castratrice devenue monstre morfale puis baudruche grotesque, prête à avaler son rejeton après le "grand nettoyage". Avec la frénésie et l’inventivité orgiaques du Raimi d’
Evil Dead, le cinéaste s’en donne donc à cœur joie et orchestre une sanguinolente farandole d’éviscérations drolatiques, de recompositions morphologiques et de mutilations dégueulasses, un jeu de massacre gorissime en forme de crescendo désopilant, dont le délire et la démesure burlesques forcent le respect.
4/6
La femme à abattre (Raoul Walsh & Bretaigne Windust, 1951)
Non crédité au générique, Walsh fut appelé peu après le début du tournage à la demande de Bogart, celui-ci estimant Bretaigne Windust incompétent. L’intrigue de série noire se voit ainsi transcendée par l’inspiration d’un réalisateur qui n’a pas son pareil pour filmer l’emprise des ténèbres et la faire peser sur les articulations de flash-backs imbriqués à la manière de poupées russes, tout au long d’un récit aussi implacable que l’organisation du crime contre laquelle se bat le protagoniste. Une fois de plus, c’est une logique d’efficacité pure qui dicte l’économie de cette mise en scène constamment inventive, dont les ombres portées, les éclairages contrastés, les ellipses fluides, les transitions sèches fouettent l’intensité d’un climat constant d’angoisse et de brutalité. Un modèle de narration et de tension sourde.
5/6
Top 10 Année 1951
20.000 lieues sous les mers (Richard Fleischer, 1954)
Emploi judicieux du Cinémascope, décors inventifs, effets spéciaux très soignés avec un combat titanesque contre un calmar géant comme clou du spectacle : en se lançant dans cette adaptation du merveilleux roman de Jules Verne, les studios Disney ont témoigné d’une véritable exigence. La poésie n’en est pas absente, de l’inhumation sous-marine aux grondements de l’orgue faisant résonner l’intérieur modern style du
Nautilus, en passant par le hublot en forme d’iris ou de diaphragme photographique qui s’ouvre sur les profondeurs. Quant à James Mason, il compose un Nemo pathétique, misanthrope, pacifiste, maître de l’énergie nucléaire préférant détruire son arme plutôt que d’en révéler les secrets aux hommes. Le message est clair pour l’époque, et ajoute la pertinence au charme de l’ensemble.
4/6
Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (Pedro Almodóvar, 1980)
Joyeux enfant dévergondé des nuits madrilènes, Almodóvar a mis un an pour bricoler cette comédie provocante aux airs de plaisanterie potache, dont le charme exaspérant mêle les grossièretés d’un brouillon et les intuitions d’un auteur déjà conscient de ses possibilités. L’image est pouilleuse comme pas permis, les faux raccords ne se comptent plus, mais la vitalité des personnages, l’extravagance de leurs désirs et la folie de leurs comportements suffisent à entraîner dans un univers assez grinçant et original pour maintenir la curiosité. Entre concours d’érections et femme à barbe frustrée, ondinisme et masochisme, loufoqueries scatologiques et parodies publicitaires (un spot promouvant une petite culotte très spéciale), le film trace son chemin, sans peur d’apparaître inégal et désordonné.
3/6
Fais de beaux rêves (Marco Bellocchio, 2016)
Au centre du drame : la figure éminemment bellocchienne de la mère, dont la mort entourée d’un halo de non-dit familial plombera la vie sociale et amoureuse du fils orphelin qui l’adorait. On croirait le film sorti du cinéma psycho-freudien des années soixante-dix tant il s’empare bravement de tout cet attirail traumatique sans jamais chercher à biaiser la transparence de ses implications. Mais le cinéaste est plus subtil que les écueils de son sujet, et il le prouve en ordonnant une mosaïque de souvenirs hantés, de rêveries sombres, de doutes et de peurs parfois à la lisière de l’étrangeté fantasmatique. Il tient surtout avec fluidité et rigueur les rênes d’un récit enveloppant où se dessine patiemment, par les effets conjugués de l’introspection et de l’amour salvateur, la possibilité d’une délivrance.
4/6
Et aussi :
Sausage party (Conrad Vernon & Grieg Tiernan, 2016) -
4/6
Alice (Jan Švankmajer, 1987) -
5/6
Rogue one : A star wars story (Gareth Edwards, 2016) -
4/6
Manchester by the sea (Kenneth Lonergan, 2016) -
5/6