Juin 2019
Osterman weekend (Sam Peckinpah, 1983)
Derrière son bazar électronique, ses consoles vidéo et ses écrans de télévision, un agent secret mène le jeu. La vie perdue de son épouse en exige d’autres : celles d’un journaliste et de ses amis travestis en démons, le temps d’une manipulation. La morale de l’histoire est claire quand bien même le film joue sur l’écart entre la rectitude du projet (la vengeance) et la sinuosité du dispositif mis en place pour y parvenir : le pouvoir aussi fort soit-il ne peut résister à la volonté d’engloutissement d’un individu. Par sa nudité théorique, le dernier titre de l’auteur évoque celui de Lang, Le Testament du Docteur Mabuse. Mais les possibilités de la matière, pas plus que le recours à un casting royal, ne rattrapent totalement les errances d’un scénario invraisemblable ni la facture flirtant parfois avec le dénuement. 4/6
Juste avant la nuit (Claude Chabrol, 1971)
Selon les propres mots de Chabrol, le film est comme un gant inversé de La Femme Infidèle. Là où ce dernier est fondé sur le mutisme, les choses devinées ou reconstituées, la démarche consiste ici en une suite d’aveux, significatifs de la mauvaise conscience gâtant le plaisir à la manière du ver dans le fruit et de l’obsession presque puritaine d’un esprit marqué par une éducation judéo-chrétienne. Mais le sens du péché est trop fort pour que la confession délivre du souvenir de la faute, qu’elle la rachète, et l’individu – mari modèle, père exemplaire – trop prisonnier de sa morale pour s’accommoder de demi-mesures. Substituant à sa truculence narquoise un dépouillement assez inhabituel pour lui, l’auteur continue avec cette pénétrante réflexion sur la culpabilité de traquer les tourments métaphysiques. 4/6
Parasite (Bong Joon-ho, 2019)
La famille, ses manques ordinaires et la nature extraordinaire des liens qui l’entraînent dès lors qu’elle est mise en péril : Bong réactive sa préoccupation majeure dans une comédie sociale en forme d’étourdissante pièce montée, qui valide l’adage hitchcockien selon lequel le cinéma est une (énorme) tranche de gâteau. Recombinant et redéployant en permanence les possibilités de son sujet, conjuguant les vertus fabulaires de l’allégorie à l’ivresse d’une implacable mécanique narrative, il emprunte à la farce burlesque et au thriller horrifique sans jamais compromettre la finesse du trait, maintient l’équilibre parfait entre ironie bouffonne et politesse du désespoir, virtuosité pure et substance des personnages, pour mieux dresser le constat féroce de la violence insidieuse des rapports de classe. Une Palme d’Or idéale. 5/6
Le grand embouteillage (Luigi Comencini, 1979)
Il peut sembler facile de voir dans un embouteillage monstre la métaphore d’une société arrivée à un point de non-retour, décomposée par la technique, la vitesse, le conflit et l’individualisme forcené. Mais les paraboles se doivent d’êtres claires. Tout un peuple s’agite, se rebelle, se révèle, se hait, se tue sur ce ruban de macadam immobile, en un ballet polyphonique que n’aurait pas renié l’Altman de Nashville ou d’Un Mariage. Aucune histoire n’est poussée à son terme car il n’y a pas de solution mais une catastrophe n’en finissant jamais de s’étendre, la permanence d’une désagrégation sans issue, l’entassement de myriades de problématiques arrivé au blocage, au point mort. Un film noir, beckettien, volontiers atroce, qui ne craint pas d’exprimer de cruelles vérités sans prendre de ménagement. 4/6
Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991)
Loin de la cour du Roi-Soleil qui pourtant le réclame, Sainte-Colombe, noir, saturnien, taciturne, s’enferme dans son art comme dans un convent, confond sa voix de catacombes et les pleurs de sa viole de gambe. Son disciple Marin Marais devient quant à lui un compositeur illustre, cerné par les honneurs et la gloire. Faut-il se repaître des recours superficiels qu’apporte le siècle ou, au cœur d’une solitude purificatrice, s’enfoncer dans une quête janséniste au risque de faire le malheur d’autrui ? Corneau assume la ligne d’un film austère, presque cartésien par l’apparence, qui cherche à s’inscrire dans les fibres mêmes de la musique. Il lui manque hélas cette forme aventurée faisant l’instabilité du baroque, apte à conjurer le dessèchement et la gravité d’officiant auxquels il n’échappe pas tout à fait. 4/6
Zombi child (Bertrand Bonello, 2019)
Ce pourrait être une nouvelle version de Suspiria revisitée par Claire Denis. L’entreprise donne en tout cas à son auteur l’opportunité de frotter le fantastique au spleen adolescent du teen movie, d’entretenir une forme de douceur éthérée, rêveuse, atmosphérique, tout en récusant le folklore au profit d’un contact presque ethnologique avec le sujet. Si le chaos, les distorsions et l’effroi s’invitent dans ce récit partagé entre passé et présent, culture haïtienne et usages contemporains, c’est pour mieux réinvestir les racines d’une figure (le zombie) et d’une pratique (le vaudou) détournées par l’imaginaire occidental de leur terreau originel : l’espoir d’une cohabitation pacifique entre morts et vivants, l’expression d’un désir transgressif que la douleur des affects peut soudain transformer en cauchemar. 4/6
La route semée d’étoiles (Leo McCarey, 1944)
À la différence d’un John Ford, qui a parfois questionné vivement sa religion, le réalisateur n’accorde pas de place ici au doute fertile qui souvent stimule la croyance dans ce qu’elle a de plus profond. La paroisse de Saint Dominic où est affecté le père O’Malley n’est qu’un cadre appréhendé dans son fonctionnement hiérarchique, administratif, et sur lequel s’appuie la succession des petits drames qui constituent la charpente d’un récit sans la moindre aspérité. Que le film ait remporté un tel succès (couronné d’Oscars) est à la fois peu étonnant, tant est consensuel le sentimentalisme sirupeux qu’il revendique, et quelque peu décevant, si l’on veut bien admettre à quel point le motif de la frustration affective est noyé par la prudence anesthésiante de la facture. Sa suite lui sera fort heureusement très supérieure. 3/6
Le daim (Quentin Dupieux, 2019)
Égaré dans un improbable et sinistre Twin Peaks pyrénéen, où il n’en finit pas d’admirer la veste ringarde par laquelle il accomplit sa mue, Georges disjoncte. L’un des talents les plus sûrs du réalisateur réside dans sa faculté à développer sur un long-métrage une idée qui aurait convenu à un court. Sa méthode repose sur une fascinante distorsion des codes du monde réel, appréhendé avec un sens du détail (objets, répliques, accessoires) qui ancre la normalité la plus concrète dans la logique la plus irrationnelle. En s’enfonçant avec ce héros dans la spirale d’une dérive obsessionnelle et meurtrière, il fait le constat d’un état de solitude maladive propre à conduire tranquillement aux pires extrémités. Et il réinvente encore la roue théorique par ses propres moyens, sans avoir l’air de loucher vers qui que ce soit. 4/6
Le shérif est en prison (Mel Brooks, 1974)
Il est évidemment raisonnable d’écarter par avance le reproche du mauvais goût, faible objection devant ce qui se veut un déferlement d’effets plus gros les uns que les autres. Car la vulgarité est au cœur du propos et nul n’entre dans ce film qui n’ait laissé ses scrupules au vestiaire. Fidèle à sa méthode, Brooks y procède par accumulation et juxtaposition d’emprunts aux registres les plus divers (cartoon, cabaret, western…). L’entreprise s’essouffle cependant assez vite, et on peut regretter que certaines citations a priori savoureuses (Madeline Kahn en Mae West-Dietrich de l’Ouest) ne soient pas exploitées comme elles le méritaient. Reste l’attaque de la ville, jeu avec le carton-pâte des décors qui est finalement un hommage au cinéma, art de l’illusion, et incite à considérer le verre à moitié plein. 3/6
Hulk (Ang Lee, 2003)
Espérant peut-être exploiter la catégorie du "blockbuster d’auteur", Universal et Marvel n’ont pas embauché Ang Lee pour qu’il livre un festival de chemises déchirées et de contre-plongées sur un catcheur vociférant, plongé dans un baril de peinture verdâtre. Il était louable de sa part de jouer les sentiments en accordant une place substantielle à l’histoire d’amour et à des liens filiaux problématiques. Hélas, de références à plusieurs mythes insubmersibles (Frankenstein, Hercule et Zeus, Dr Jekyll & Mr Hyde, King Kong) à un hommage à la BD par quelques coquetteries graphiques, le film étire sur plus de deux longues heures un récit écartelé entre des plages méditatives tournant à l’explication de texte lourde et des scènes où les effets spéciaux n’assurent ni l’émotion ni la sensation du vrai. 3/6
Topsy-turvy (Mike Leigh, 1999)
Surprise : le chroniqueur des classes modestes contemporaines, le peintre des Modern moral subjects plonge dans les fanfreluches guindées de la haute société londonienne de 1885 et se passionne pour la vie de Gilbert et Sullivan, princes de l’opérette exotique qui furent à l’Angleterre victorienne ce qu’Offenbach fut au Second Empire français. Et c’est un délice, un grand gâteau crémeux mais très goûteux, dont l’originalité consiste à transformer le " drame dans les coulisses" en mise en abyme d’une vérité intime : les affres de la création. Sous les décors fastueux, les bibelots en surnombre, les prises de boudoir, salons et loges d’acteurs, s’anime tout un monde chaleureux, drôle et truculent, que l’auteur fait tourbillonner en oscillant avec brio de la parole au chant, de la fiction à l’histoire, du banal au lyrique. 5/6
Et aussi :
Les trois couronnes du matelot (Raoul Ruiz, 1983) -
4/6
Pinocchio (Ben Sharpsteen & Hamilton Luske, 1940) -
4/6
Les galettes de Pont-Aven (Joël Seria, 1975) -
4/6
Quatre garçons dans le vent (Richard Lester, 1964) -
4/6
Toy story 4 (Josh Cooley, 2019) -
5/6
La noire de... (Ousmane Sembène, 1966) -
4/6
Films des mois précédents :
- Spoiler (cliquez pour afficher)
- Mai 2019 - Mandingo (Richard Fleischer, 1975)
Avril 2019 - Les oiseaux de passage (Cristina Gallego & Ciro Guerra, 2018)
Mars 2019 - Le convoi (Sam Peckinpah, 1978)
Février 2019 – Les noces rouges (Claude Chabrol, 1973)
Janvier 2019 – Un jour dans la vie de Billy Lynn (Ang Lee, 2016)
Décembre 2018 – Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, 2018)
Novembre 2018 – High life (Claire Denis, 2018)
Octobre 2018 – Nos batailles (Guillaume Senez, 2018)
Septembre 2018 – Les frères Sisters (Jacques Audiard, 2018)
Août 2018 – Silent voice (Naoko Yamada, 2016)
Juillet 2018 - L'homme qui voulait savoir (George Sluizer, 1988)
Juin 2018 – Sans un bruit (John Krasinski, 2018)
Mai 2018 – Riches et célèbres (George Cukor, 1981)
Avril 2018 – Séduite et abandonnée (Pietro Germi, 1964)
Mars 2018 – Mektoub my love : canto uno (Abdellatif Kechiche, 2017)
Février 2018 – Phantom thread (Paul Thomas Anderson, 2017)
Janvier 2018 – Pentagon papers (Steven Spielberg, 2017)
Décembre 2017 – Lettre de Sibérie (Chris Marker, 1958)
Novembre 2017 – L’argent de la vieille (Luigi Comencini, 1972)
Octobre 2017 – Une vie difficile (Dino Risi, 1961)
Septembre 2017 – Casanova, un adolescent à Venise (Luigi Comencini, 1969)
Août 2017 – La bonne année (Claude Lelouch, 1973)
Juillet 2017 - La fille à la valise (Valerio Zurlini, 1961)
Juin 2017 – Désirs humains (Fritz Lang, 1954)
Mai 2017 – Les cloches de Sainte-Marie (Leo McCarey, 1945)
Avril 2017 – Maria’s lovers (Andreï Kontchalovski, 1984)
Mars 2017 – À la recherche de Mr Goodbar (Richard Brooks, 1977)
Février 2017 – Raphaël ou le débauché (Michel Deville, 1971)
Janvier 2017 – La la land (Damien Chazelle, 2016)
Décembre 2016 – Alice (Jan Švankmajer, 1987)
Novembre 2016 - Dernières nouvelles du cosmos (Julie Bertuccelli, 2016)
Octobre 2016 - Showgirls (Paul Verhoeven, 1995)
Septembre 2016 - Aquarius (Kleber Mendonça Filho, 2016)
Août 2016 - Le flambeur (Karel Reisz, 1974)
Juillet 2016 - A touch of zen (King Hu, 1971)
Juin 2016 - The witch (Robert Eggers, 2015)
Mai 2016 - Elle (Paul Verhoeven, 2016)
Avril 2016 - La pyramide humaine (Jean Rouch, 1961)
Mars 2016 - The assassin (Hou Hsiao-hsien, 2015)
Février 2016 – Le démon des femmes (Robert Aldrich, 1968)
Janvier 2016 – La Commune (Paris 1871) (Peter Watkins, 2000)
Décembre 2015 – Mia madre (Nanni Moretti, 2015)
Novembre 2015 – Avril ou le monde truqué (Franck Ekinci & Christian Desmares, 2015)
Octobre 2015 – Voyage à deux (Stanley Donen, 1967)
Septembre 2015 – Une histoire simple (Claude Sautet, 1978)
Août 2015 – La Marseillaise (Jean Renoir, 1938)
Juillet 2015 – Lumière silencieuse (Carlos Reygadas, 2007)
Juin 2015 – Vice-versa (Pete Docter & Ronaldo Del Carmen, 2015) Top 100
Mai 2015 – Deep end (Jerzy Skolimowski, 1970)
Avril 2015 – Blue collar (Paul Schrader, 1978)
Mars 2015 – Pandora (Albert Lewin, 1951)
Février 2015 – La femme modèle (Vincente Minnelli, 1957)
Janvier 2015 – Aventures en Birmanie (Raoul Walsh, 1945)
Décembre 2014 – Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970)
Novembre 2014 – Lifeboat (Alfred Hitchcock, 1944)
Octobre 2014 – Zardoz (Sean Connery, 1974)
Septembre 2014 – Un, deux, trois (Billy Wilder, 1961)
Août 2014 – Le prix d’un homme (Lindsay Anderson, 1963)
Juillet 2014 – Le soleil brille pour tout le monde (John Ford, 1953)
Juin 2014 – Bird people (Pascale Ferran, 2014)
Mai 2014 – Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961) Top 100
Avril 2014 – L’homme d’Aran (Robert Flaherty, 1934)
Mars 2014 – Terre en transe (Glauber Rocha, 1967)
Février 2014 – Minnie et Moskowitz (John Cassavetes, 1971)
Janvier 2014 – 12 years a slave (Steve McQueen, 2013)
Décembre 2013 – La jalousie (Philippe Garrel, 2013)
Novembre 2013 – Elle et lui (Leo McCarey, 1957)
Octobre 2013 – L’arbre aux sabots (Ermanno Olmi, 1978)
Septembre 2013 – Blue Jasmine (Woody Allen, 2013)
Août 2013 – La randonnée (Nicolas Roeg, 1971)
Juillet 2013 – Le monde d’Apu (Satyajit Ray, 1959)
Juin 2013 – Choses secrètes (Jean-Claude Brisseau, 2002)
Mai 2013 – Mud (Jeff Nichols, 2012)
Avril 2013 – Les espions (Fritz Lang, 1928)
Mars 2013 – Chronique d’un été (Jean Rouch & Edgar Morin, 1961)
Février 2013 – Le salon de musique (Satyajit Ray, 1958)
Janvier 2013 – L’heure suprême (Frank Borzage, 1927) Top 100
Décembre 2012 – Tabou (Miguel Gomes, 2012)
Novembre 2012 – Mark Dixon, détective (Otto Preminger, 1950)
Octobre 2012 – Point limite (Sidney Lumet, 1964)
Septembre 2012 – Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1973)
Août 2012 – Barberousse (Akira Kurosawa, 1965) Top 100
Juillet 2012 – Que le spectacle commence ! (Bob Fosse, 1979)
Juin 2012 – Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975)
Mai 2012 – Moonrise kingdom (Wes Anderson, 2012)
Avril 2012 – Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks, 1939) Top 100
Mars 2012 – L'intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)
Février 2012 – L'ombre d'un doute (Alfred Hitchcock, 1943)
Janvier 2012 – Brève rencontre (David Lean, 1945)
Décembre 2011 – Je t'aime, je t'aime (Alain Resnais, 1968)
Novembre 2011 – L'homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) Top 100 & L'incompris (Luigi Comencini, 1967) Top 100
Octobre 2011 – Georgia (Arthur Penn, 1981)
Septembre 2011 – Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)
Août 2011 – Super 8 (J.J. Abrams, 2011)
Juillet 2011 – L'ami de mon amie (Éric Rohmer, 1987)